Histoire

[CEH] 1661, la prise en main des affaires militaires par Louis XIV – Partie 2 : L’armée royale en action (1661-1667)

1661 ou l’avènement du roi de guerre.
La prise en main des affaires militaires par Louis XIV

Par Bertrand Fonck, Docteur en histoire

Consulter la première pièce du dossier (Introduction / Partie 1 : La réorganisation de l’armée royale)

Partie 2 : L’armée royale en action (1661-1667)

Quels furent les résultats sur le terrain des réformes entreprises dans les années 1660 ? Si les armées françaises ne rencontrèrent de véritable opposition et ne purent vraiment être mises à l’épreuve qu’avec la guerre de Hollande, elles eurent toutefois l’occasion de se mettre en campagne à plusieurs reprises avant même les conquêtes éclairs de 1667 en Flandre et de 1668 en Franche-Comté[1]. Il pourrait paraître anecdotique de revenir en détail sur des opérations de seconde importance par rapport aux campagnes qui suivirent, celles de la guerre de Dévolution et surtout de la guerre de Hollande, opérations qui par ailleurs ne doivent pas faire oublier que le royaume est alors en paix. Le traité des Pyrénées a en effet ramené la concorde entre la France et l’Espagne, et a ouvert une période de stabilité que Louis XIV a mis à profit pour renouveler ou conclure, au début des années 1660, de nombreuses alliances avec d’autres puissances, à la suite de la Ligue du Rhin contractée en 1658 avec un certain nombre de princes allemands. Mais d’une part la lutte séculaire entre la France et l’Espagne se poursuit de manière indirecte et plus ou moins voilée, d’autre part les alliances de la France la contraignent à participer à différents conflits pour venir en aide à ses partenaires menacés, tandis que des troupes françaises participent à la lutte de la Chrétienté contre l’empire ottoman et que Louis XIV emploie la menace et la force armée pour imposer sa politique de gloire et d’ordre intérieur. De sorte qu’on peut finalement regrouper les diverses opérations auxquelles ont pris part les armées françaises durant cette période en cinq grands objectifs qui, bien que répondant à des mobiles différents, participent d’une même politique d’affirmation de puissance. Prenons donc le risque de dresser une typologie qui pourra apparaître artificielle par certains côtés, mais qui a l’avantage de la clarté par rapport à un exposé chronologique dans un contexte événementiel plus riche qu’il n’y paraît.

Le premier ensemble d’opérations répond à la rivalité entre la France et les Habsbourg et notamment l’Espagne, que le royaume des lys a combattue sans discontinuer depuis 1635. Louis XIV a toujours connu en état de guerre avec le voisin espagnol depuis sa naissance, et il considère que la paix des Pyrénées n’est qu’une étape et une pause avant le retour à un nouvel affrontement qu’il juge inévitable, avec comme horizon les revendications sur les Pays-Bas espagnols fondées sur les « droits de la reine » et formulées de plus en plus clairement. Ces revendications sont exprimées dès 1662, et de manière plus appuyée à partir de la mort de Philippe IV, Louis XIV montrant clairement son souhait de s’étendre du côté des Pays-Bas et rompre l’encerclement du royaume par les possessions des Habsbourg et de leurs alliés. D’où le sacrifice financier consenti pour racheter Dunkerque et Mardick à Charles II d’Angleterre en 1662, qui constituaient une faiblesse dangereuse sur la frontière nord du royaume, prise de possession qui donna lieu à une entrée ou plutôt à une parade toute militaire ; d’où le renouvellement d’alliance avec la Hollande et avec les princes de la Ligue du Rhin, en prévision de  futures opérations de conquête des Pays-Bas espagnols ; et d’où, sur un plan proprement militaire, les opérations menées contre la Lorraine pour s’assurer le contrôle de la route d’Alsace et neutraliser cet allié traditionnel des Habsbourg.

En 1661 avait été signé le traité de Vincennes avec le fantasque duc Charles V de Lorraine, qui avait été écarté de la paix des Pyrénées, il dut congédier ses troupes, sauf sa garde et ses garnisons, livrer Stenay, Clermont, Jametz et Dun, et raser les fortifications de Nancy. François de Pradel, lieutenant général et officier des Gardes françaises, fut envoyé avec un corps de troupes diriger les travaux. En 1662, Louis XIV avait même obtenu du duc la cession complète de ses États en échange de titres et de pensions, par le traité de Montmartre qui prévoyait la remise de la place de Marsal. Le duc ayant refusé de le ratifier, le roi envoya en 1663 le comte de Guiche et Pradel investir la place avec les troupes qui se trouvaient en Lorraine. Comme le gouverneur de Marsal se défendit, le roi ordonna d’en faire un siège en règle, et en chargea le maréchal de La Ferté avec un nouveau corps d’armée. Lui-même se mit en route pour participer à l’action, mais arriva alors que la tranchée était déjà ouverte et que le duc de Lorraine avait ordonné à la place de se rendre. Sans même passer par Marsal même, le roi signa à Metz un nouveau traité avec Charles IV ; après avoir passé les troupes en revue, il regagna Paris, non sans exploiter cette opération de faible ampleur à des fins propagande, de même qu’il avait mis en scène son entrée dans Dunkerque en 1662[2]. C’est ainsi que la réduction de Marsal fut l’un des sujets choisis pour la tenture de l’Histoire du roi. Malgré tout, Louis XIV avait échoué à se voir reconnaître la possession de la Lorraine ; Il ne fit que repousser ses projets de conquête qui se concrétisèrent en 1670 avec une nouvelle occupation du duché qui durerait jusqu’à la paix de Ryswick en 1697.

À cet objectif correspond également l’entretien par la France d’un second front encore actif dans le dos de l’ennemi espagnol, à savoir la lutte du Portugal pour l’indépendance, réveillée depuis 1640. La paix des Pyrénées interdisait à la France de soutenir le Portugal, ce qui poussa Louis XIV à agir indirectement, et surtout grâce à l’entremise de l’Angleterre, qu’il avait attaché au Portugal, ce qui poussa Louis XIV à agir indirectement, et surtout grâce à l’entremise de l’Angleterre, qu’il avait attaché au Portugal en négociant le mariage de Charles II avec l’infante du Portugal (l’Angleterre avait reçu en dot Tanger, où fut transférée la garnison de Dunkerque). On envoya donc des troupes et des officiers, officiellement fournis par l’Angleterre, et notamment Scomberg, qui fut conseillé par Turenne, lequel joua un rôle notable dans ces combinaisons Les opérations de la fin de la guerre de Restauration portugaise durèrent de 1662 à 1668[3]. Schomberg l’emporta sur Don Juan d’Autriche à Évora en 1663, après deux campagnes défensives. Le roi de Portugal prit l’avantage lors de la bataille de Montes Carlos en 1665 avec l’aide des troupes françaises, qui forcèrent les Espagnols à lever le siège de Villaviciosa. Les liens avec la France furent d’ailleurs renforcés en 1666 : Mlle de Nemours, sœur de la duchesse de Savoie, épousa Alphonse VI de Portugal ; ce prince étant dépossédé en faveur de son frère Don Pedro en 1667, auquel Turenne avait vainement tenté de marier sa nièce, le mariage fut déclaré nul et la princesse épousa le nouveau roi Pierre II. L’Espagne perdait en 1668 tout espoir de reconstituer sa domination sur l’ensemble de la péninsule ibérique.

Le deuxième objectif conduisait l’armée royale en campagne découle du respect de la parole donnée dans le cadre des alliances défensives nouées avec de nombreux États. Il se trouve que ces alliances sont alors très nombreuses car Louis XIV encourage une intense activité diplomatique, au risque de vouloir conserver le soutien de plusieurs puissances susceptibles de se combattre entre elles, comme la Suède et le Danemark. Il compte par exemple sur la Ligue du Rhin, prorogée et étendue au Brandebourg en 1665, pour réduite l’influence de l’empereur et pouvoir intervenir en Allemagne. Il en trouve l’occasion dès 1664 lorsque l’archevêque-électeur de Mayence, qui joue un rôle clé dans la Ligue du Rhin et qui est donc un allié à soigner tout particulièrement, demande de l’aide pour mater la révolte de la ville protestante d’Erfurt qui dépend de son électorat. Louis XIV se détermine alors à envoyer à son appel un corps de troupe qui se rend ainsi en Thuringe, en plein cœur de l’Allemagne, pour réduite à l’obéissance les bourgeois révoltés. En septembre 1664n un corps comptant de 3800 à 4000 hommes selon les sources, mêlant infanterie et cavalerie, part de Metz sous les ordres du marquis de Pradel. La ville cède sans véritable combat après jours de blocus, et Pradel laisse une partie de ses troupes sur place pour assurer le pouvoir de l’électeur[4].

Mais la France se voit contrainte à une intervention armée de bien plus grande ampleur par le biais de son alliance traditionnelle avec les Provinces-Unies, renouvelée en 1662. Dès 1665, Pradel et ses troupes se remettent en campagne sur les frontières de l’Allemagne pour soutenir les Hollandais contre l’offensive de leur remuant voisin, l’évêque de Münster Bernard Von Galen, un prélat-condottiere connu pour son appât du gain et sa prédilection pour la pratique du bombardement des places dont il fut l’un des premiers promoteurs, inspirant d’ailleurs Louis XIV. Von Galen avait lancé ses troupes, un peu moins de 20 000 hommes tout de même, à la conquête des Provinces-Unies sous l’effet de subsides anglais : on est alors en pleine guerre anglo-hollandaise et tous les coups sont permis entre les puissances maritimes. Ce conflit met d’ailleurs la France dans l’embarras puisque Louis XIV souhaite garder de bonnes relations avec Charles II, et a tout intérêt à voir ses concurrents s’entredéchirer[5]. Finalement l’attaque de Bernard Von Galen permet à la France de venir en aide à l’allié hollandais et donc de respecter ses engagements sans frapper directement l’Angleterre. On envoie ainsi 4000 hommes et de 2000 chevaux, soit l’élite de l’armée avec un détachement des gardes du corps, des mousquetaires et les chevau-légers du Dauphin, Pradel commandant une fois encore le corps français sous l’autorité de Maurice de Nassau. Le choix du général en chef a fait l’objet de longues négociations. En novembre 1665, cette armée part de Sedan à travers la principauté de Liège. Turenne est chargé de conduire jusqu’à Liège et Maëstricht le corps commandé par Pradel, et d’observer les mouvements opérés par les Espagnols dans les Pays-Bas au cas où ils s’opposeraient au passage des français. Le roi veut à cette occasion impressionner les Hollandais. S’ensuit une sorte de promenade militaire puisque les troupes de Von Galen détalent au premier contact ; seule la prise de 500 hommes à Lochem est à signaler. Les troupes hivernent sur place, et l’on s’apprête à reprendre les hostilités à la belle saison lorsque Von Galen signe la paix avec les États-Généraux à Clèves en avril 1666. Le corps de Pradel est rappelé en France, renforcé de troupes cédées par l’évêque de Münster.

À cette date, Louis XIV a dû se décider à déclarer officiellement la guerre à l’Angleterre. Il n’y aura pas de combats terrestres entre les deux puissances, la guerre restant essentiellement maritime. Et encore la flotte française ne participera-t-elle pas à la bataille des Quatre-Jours, remportée par la Hollande en 1665, ni à la remontée de la Tamise en 1666, tandis qu’en Méditerranée la flotte de Beaufort n’aura pas l’occasion de croiser la route de l’ennemi. Mais on envoie des corps de troupe en renfort à Dunkerque, sous le maréchal d’Aumont, et à Toulon sous Vivonne, pour éviter, pour éviter les coups de main anglais. Et l’on se bat dans les îles d’Amérique, et notamment à Saint-Christophe qui est prise aux Anglais en août 1666. La paix de Breda vient mettre fin en 1667 à cet épisode, d’autant plus opportunément que la France en profite pour récupérer l’Acadie, dont les colons de Nouvelle-Angleterre se sont emparés en 1654, alors qu’au même moment la Nouvelle Amsterdam devient officiellement New York.

Le troisième grand mobile poussant le jeune Louis XIV à mettre ses troupes en campagne en cette période de paix ressort de la lutte des puissances chrétiennes contre les Ottomans et les pirates barbaresques. Cette lutte était menée sous l’égide de Venise, du pape et de l’empereur, menacé en Hongrie, mais Louis XIV n’hésita pas à y prêter la main, estimant avoir plus à gagner pour son image qu’à perdre en venant au secours de la maison d’Autriche en péril. Il souhaita également mener des opérations unilatérales contre les Barbaresques d’Afrique du Nord, dont les actes de piraterie menaçaient le commerce en Méditerranée. A côté des campagnes maritimes menées par le duc de Beaufort, grand-maître de la navigation, durant toute la décennie, qui le virent notamment bombarder Alger, la principale expédition terrestre fut lancée en 1664[6]. Beaufort fut alors chargé de commander une flotte dont l’objectif était de fonder au Maghreb un établissement français pour lutter contre la piraterie barbaresque.0 Le marquis de Gadagne commanda sous lui, comme lieutenant général, 5000 hommes d’infanterie. Ils s’emparèrent en juillet 1664 de Gigeri ou Djidjelli, situé entre Bougie et Bône, et entreprirent de renforcer la place avec les conseils du chevalier de Clerville. Mais rapidement des dissensions se firent jours entre officiers de terre et de la marine. Un détachement de 7 000 hommes fut pris d’assaut par les Turcs, qui revinrent en force et menacèrent de prendre la place, Gadagne, en l’absence de Beaufort parti en mer, décida finalement de rembarquer, ce qui fut fait à la fin d’octobre 1664, non sans abandonner sur place matériel et canon. Le naufrage d’un navire au retour alourdit le bilan, que Louis XIV s’empressera de faire oublier.

Jean de Coligny-Saligny, comte de Coligny

Cette même année 1664 vit les combats contre le Turc menés sur un autre front, celui de Hongrie, au cours d’une campagne qui reste peut-être la plus connue de toutes celles livrées par la France avant 1667, grâce au souvenir de la victoire de Saint-Gotthard[7]. C’est au titre de membre de la Ligue du Rhin que la France envoya un contingent de 6 000 hommes. Le traité de 1658 prévoyait un plus petit contingent français, mais le roi décida de mettre en campagne 4 000 fantassins et 2 000 cavaliers, soit 5 régiments d’infanterie et 40 compagnies de cavalerie. C’était là un effectif relativement important, car l’ensemble des forces opposées aux Ottomans ne dépassait pas 25 000 hommes. La question de l’unification du commandement se posa évidemment, et les noms de Turenne, Wrangel, Condé furent évoqués, mais finalement chaque contingent conserva son commandement. Heureusement, Montecuccoli domina les débats. Louis XIV confia la conduite de ses troupes à un ancien ami de Condé devenu son ennemi mortel, Coligny, pour montrer à M. Le Prince la voie à suivre pour se racheter de ses errements de la Fronde. La Feuillade et Podewils servirent comme maréchaux de camp, et 120 gentilshommes en qualité de volontaires. Les troupes partirent de Metz en mai Précisons qu’à ce moment-là, les traditionnelles relations entre la France et la Sublime Porte étaient suspendues du fait de l’hostilité marquée par le grand vizir à l’ambassadeur français, dont une correspondance secrète avec Venise avait été mise à jour Coligny fut très satisfait de sa cavalerie, mais le temps passant et la mésintelligence avec les impérieux persistant, il perdit son optimisme, malgré le succès remporté à Kerment (Körmend) Les forces coalisées se postèrent sur le Raab pour défendre le passage près du monastère de Saint-Gotthard, face à une armée largement supérieure en nombre Les Français, qui tenaient la gauche, décidèrent de la victoire alors que les troupes des cercles de l’Empire avaient très vite été débordées Coligny et ses hommes prirent drapeaux ou étendards et pièces de canon Montecuccoli lui-même écrit à l’empereur que le succès de la journée était dû aux Français et à leur deux généraux, Coligny et La Feuillade. Mais la suite de la campagne se passa de façon moins favorable, les Français manquant de tout tandis que les opérations stagnaient En Septembre, le roi rappela ses troupes, prévoyant de les renvoyer après les quartiers d’hiver si l’empereur le demandait, mais la paix l’en empêcha : signée en fait quelques jours après la bataille, elle avait été gardée secrète durant sept semaines. Les Allemands craignaient la France par-dessus tout, et préférant accorder la paix aux Turcs sans pousser leur avantage.

La participation des troupes françaises à la croisade conter l’empire ottoman, menée par ailleurs de manière continue par les chevaliers de langues de France et de Provence de l’ordre de Malte, se poursuivait en parallèle avec l’aide apportée à la République de Venise dans la guerre de Candie en Crète. Déjà, en 1660, des renforts avaient été envoyés par Mazarin à hauteur de 4 000 hommes, et Louis XIV poursuivit cette politique, préparant un autre corps de troupes en 1667 qui présagea l’envoi de 60 hommes en 1668 et surtout d’un corps expéditionnaire de 6 000 hommes en 1669, pour soutenir les troupes assiégées dans Candie[8]. On sait que le duc de Beaufort y trouvera la mort, associant ainsi la France au sacrifice des puissances chrétiennes, au contraire de ce qui se passa en 1683 lorsque les troupes de Louis XIV brillèrent par leur absence au moment du siège de Vienne et de la bataille de Kahlenberg.

Quatrième groupe d’opérations : « les préludes de magnificence », c’est-à-dire les actions armées ou les menaces brandies par Louis XIV pour défendre son rang parmi la société des princes. On peut rattacher à cette catégorie les menaces d’armement qui ont suivi les incidents diplomatiques ayant émaillé les relations franco-espagnoles, au premier rang desquelles la rixe dans laquelle le comte d’Estrades fut pris à partie à Londres le 10 octobre 1661.

Il faut y ranger également les suites de l’affaire de la garde corse d’août 1662, qui avait attaqué à Rome l’ambassade du duc de Créqui et provoqué la colère du roi de France. Car si cette affaire et les réparations solennelles qui s’ensuivirent en 1664 ont marqué le début du règne pour avoir été condamnées puis célébrées à grand bruit au moment des faits, ces réparations n’ont été possibles que par la préparation et l’envoi en Italie d’un corps d’armée destiné à faire céder le pape Alexandre VII. En novembre 1662, Le Tellier annonçait au duc de Créqui la volonté du roi de lever une armée et de lui faire franchir les Alpes dès que possible. Alexandre VII ne céda pas aux demandes de la France, Louis XIV refusa ses concessions et, en mars 1663, Le Tellier prépara une force de 16 000 hommes et 8 000 chevaux destinées à marcher sur les États de l’Église pour obtenir satisfaction. Le duc de Savoie, le gouverneur espagnol du Milanais, les ducs de Parme et de Modène acceptèrent d’accorder le passage sur leurs territoires. En septembre 1663, un corps d’avant-garde de 32 compagnies d’infanterie et 26 compagnies de chevau-légers, soit 2 000 hommes et 1 200 chevaux, traversa les Alpes sous les ordres de Bellefonds, lieutenant général, l’intendant ayant ordre de respecter les jours maigres pour éviter tout parallèle avec le sac de Rome commis par les troupes huguenotes en 1527. En janvier 1664, le maréchal du Plessis-Praslin reçut un pouvoir de commandant en chef, Créqui, Bellefonds, Fourilles et Duras des pouvoirs de lieutenants généraux. On prévoyait d’ailleurs à ce moment une solution originale dans la répartition du commandement, puisque Créqui devait se voir attribuer le titre de capitaine général et être placé entre le maréchal commandant en chef et les lieutenants généraux. Les troupes se rassemblèrent en Provence et en Dauphiné, tandis que l’avant-garde prenait ses quartiers dans les duchés de Parme et de Modène. Mais en février 1664 le pape céda enfin, et accorda par le traité de Pise les réparations demandées. La garde corse fut licenciée, une pyramide élevée à Rome pour commémorer l’attentat et sa réparation. Le pape recouvrait en contrepartie le Comtat-Venaissin, qui avait été saisi par la France l’année précédente. On donna donc l’ordre d’arrêter l’embarquement des troupes qui se préparait en Provence, et on envoya cette petite armée, qui était destinée à combattre le pape, vers la Hongrie pour combattre les Ottomans[9]

On peut également évoquer ici les préparatifs réalisés lorsque Louis XIV envisagea une expédition militaire pour défendre les intérêts du duc d’Enghien dans l’élection au trône de Pologne : on prévoyait encore en 1666 d’envoyer des troupes sous Condé pour soutenir les chances de son fils, neveu de la reine de Pologne de la maison de Gonzague-Nevers. Celle-ci réclama de l’aide et l’opération fut montée, mais elle recula finalement et les princes allemands refusèrent le passage. Le projet dut être abandonné, et la perspective de la couronne de Pologne perdue pour le candidat français.

Enfin, on peut réunir sous un même chapitre les opérations de police intérieure et de protection des habitants des colonies que Louis XIV entreprit et justifia dans ses Mémoires par le naturel respect des obligations réciproques liant le prince à ses sujets. C’est ainsi qu’il employa la force armée pour mater les révoltes qui secouèrent le Boulonnais en 1662, où l’armée dut être déployée face à une population habituée à porter les armes dans le cadre des milices locales ; quinze compagnies des Gardes françaises aux ordres du marquis de Montpezat dispersèrent les séditieux et firent des exemples[10]. De même en Gascogne avec la révolte d’Audijos en 1664, les dragons étant lancés aux trousses des Invisibles. C’est ainsi également que, sous d’autres cieux, pour mettre un terme aux raids iroquois qui menaçaient les établissements de la Nouvelle-France, le roi envoya le marquis de Tracy et le régiment de Carignan-Salières au Canada, qui réduisirent la menace amérindienne par trois expéditions dévastatrices sur les villages iroquois en 1666.

Quel bilan dresser de ces diverses opérations et de toutes ces velléités d’intervention, dont la somme témoigne d’une agressivité encore contenue ? On relève au final un certain nombre d’expéditions lointaines, car choisies et non subies, d’opérations amphibies, montées d’autant plus facilement que la flotte française est alors en pleine reconstruction, de projets non menés à terme car répondant finalement à une logique d’intimidation coordonnée à une diplomatie très active. Le tout illustre la position très favorable et même prédominante des capacités militaires et financières du royaume dans l’Europe des années 1660, qui est d’ailleurs vécue comme telle par des États de plus en plus inquiets de la puissance d’un monarque voulant darder les rayons de sa gloire bien au-delà des frontières de son royaume. Les quelques échecs subis n’ont guère de conséquences. Et ces opérations, pour la plupart assurées d’une heureuse issue, témoignent de la volonté de Louis XIV de limiter les risques en ne choisissant de combattre, lorsqu’il le peut, que des puissances isolées, car comme il le dit lui-même dans une formule très éclairante sur ses conceptions stratégiques[11], « plus on aime chèrement la gloire, plus on doit tâcher de l’acquérir avec sûreté ».

À suivre

Par Bertrand Fonck
Conservateur du patrimoine et Docteur en histoire
Chef du département de l’armée de terre du Service historique de la Défense


[1] John Lynn, dans Les guerres de Louis XIV, 1667-1714 (Paris, Perrin, 2010), ne commence son étude qu’avec la guerre de Dévolution.

[2] Guy Thewes, « La reddition de Marsal à Louis XIV en 1663 ou comment l’image crée l’événement », dans Jean-Pierre Salzmann (dir.), Vauban militaire et économiste sous Louis XIV, Luxembourg, 2008.

On peut se reporter, sur ces campagnes peu connues du Portugal, à Dumouriez qui a écrit un ouvrage intitulé Campagnes du maréchal de Schomberg en Portugal depuis l’année 1662 jusqu’en 1668 (publié à Londres en 1807), et à Matthiew Glozier, Marshal Schomberg 1615-1690, The Ablest Soldier of his Age : International Soldiering and the Formation of State Armies in Seventeenth-Century Europe, Brighton, 2005.

[4] Voir notamment Camille Rousset, op.cit., t. I.

[5] Je renvoie sur le contexte de cette guerre de Münster à l’ouvrage de Charles-Edouard Lévillain, Vaincre Louis XIV. Angleterre, Hollande, France : histoire d’une relation triangulaire, 1665-1668 (Seyseel, Champ Vallon, 2010) et à James R. Jones, The Anglo-Dutch Wars of the Seventeenth Century, Londres, Longman, 1996.

[6] On lira sur cette opération oubliée la monographie de Bernard Bachelot, Louis XIV en Algérie, Gigeri, (Paris, Edition du Rocher, 2003), et Christian Pinot, « La politique orientale et méditerranéenne de la France et la protection des Chrétiens d’Orient : une constante du Grand Siècle à aujourd’hui », dans Louis XIV et le Grand Siècle : une autre idée de l’Europe, Centre d’études historiques, 2007, p. 249-263.

[7] On dispose sur ce sujet l’ouvrage de Ferenc Toth, Saint-Gotthard, 1664. Une bataille européenne, Paris, Lavauzelle, 2007 ; voir également Lucien Bély, « Les fondements de la politique étrangère de la France au temps de la bataille de Szentgotthard », dans Ferenc Tothe (dir.) et Balasz Zagorhidi Czigany (dir.)Szentgotthard – Vasvar 1664, Szentgotthard, 2004, p. 84-100.

[8] Je me permets de renvoyer sur l’expédition de Candie à Ozkan Bardakci et François Pugnière, La dernière croisade. Les Français et la guerre de Candie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

[9] Voir les Mémoires de Montglat et de Coligny ainsi que l’Histoire de Louis XIV de Pellisson.

[10] Marquis de Quincy, Histoire militaire du règne de Louis le Grand, Paris, 1726, t. I.

[11] Les objectifs stratégiques de Louis XIV sont développés par Jean-Philippe Cénat dans Le roi stratège. Louis XIV et la direction de la guerre (1661-1715), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.


Publication originale : Bertrand Fonck, « 1661 ou l’avènement du roi de guerre. La prise en main des affaires militaires par Louis XIV », dans Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p. 269-307.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

Avant-Propos, par Daniel de Montplaisir et Jean-Christian Pinot (p. 7-9).

► « La rupture de 1661 », par le Pr. Lucien Bély (p. 17-34) :

► « De Colbert au patriotisme économique », par le Pr. Bernard Barbiche (p. 35-46) :

► « 1661 : le transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban », par Florence de Baudus (p. 47-60) :

► « 1653-1661 : Permanence des révoltes antifiscales », par le Pr. Yves-Marie Bercé (p. 61-76) :

► « Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV », par Vincent Beurtheret (p. 77-87) :

► « Louis XIV au Château de Vincennes », par Odile Bordaz (p. 89-102) :

► « 1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage », par Jean-Claude Boyer (p. 103-113) :

« La collection de tableaux de Louis XIV », par Arnauld Brejon de Lavergnée (p. 115-117)

► « Du cardinal Mazarin et du Jansénisme », par l’abbé Christian-Philippe Chanut (p. 119-162) :

► « Voyager avec Jean de La Fontaine à travers la France de l’« avènement », par Laurent Chéron (p. 163-187) :

► « Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche : La révélation d’un couple », par Joëlle Chevé (p. 189-214) :

► « Attraction solaire et spectacles de cour : une prise de pouvoir métaphorique », par Sabine du Crest (p. 215-230) :

► « Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV », par le père Jean-Yves Ducourneau (p. 231-246) :

« 1661 ou l’avènement du roi de guerre. La prise en main des affaires militaires par Louis XIV », par Bertrand Fonck (p. 269-307) :

Les actes des communications des sessions du Centre d’Études Historiques paraissent chaque samedi sur Vexilla Galliae.

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