Histoire

Il y a quatre-vingts ans, le 29 juin 1937…

   … Léon Blum présentait la démission de son gouvernement

     « S’il nous fallait donner un visage au Front populaire, ce serait celui d’un jeune homme bruni de soleil, aux muscles longs, habitué à la marche et aux morsures du ciel, à l’âme candide et pourtant sans naïveté, qui chante en marchant à côté d’autres jeunes hommes semblables à lui-même… » En écrivant ces lignes dans l’hebdomadaire Vendredi, créé spécialement pour soutenir le gouvernement issu des élections des 23 avril et 3 mai 1936, André Chanson se doutait-il qu’au même moment, à peu près les mêmes mots servaient à encenser les régimes dictatoriaux de Moscou, Berlin et Rome ? Et que les quatre expériences, pour fort différentes qu’elles croyaient être, se dénoueraient dans le bain de sang des innocents.

    Certes, il ne faut pas l’oublier, le Front populaire surgit en France dans la fraîcheur d’un immense espoir, celui de rendre enfin justice aux sans-grades, aux laissés-pour-compte, aux esclaves d’une machine à produire de la plus-value pour le seul bénéfice d’une minorité cynique et sans scrupule. Débarrassée des derniers garde-fous liés à la présence d’une autorité spirituelle supérieure – celle du monarque, du seigneur ou de l’Église – la bourgeoisie républicaine ne connaissait plus de frein à son instinctive rapacité.

    Comme l’a lumineusement exposé Jacques Chastenet dans son Histoire de la IIIe république, « ni le patronat ni les pouvoirs publics n’avaient prêté une attention suffisante aux conséquences psychologiques de la concentration industrielle » qui a fortement marqué l’entre-deux guerres. Évoquant la rapide évolution de la région parisienne, qui gagna un million et demi d’habitants entre 1918 et 1936, il écrit encore : « les nouveaux venus étaient presque tous d’anciens ruraux arrachés à leur genre de vie traditionnel pour être entassés dans des quartiers sordides ou, au mieux, dans des cités ouvrières dépourvues de tout charme et de toute joie. »  

    Il était dès lors devenu inévitable que le suffrage universel amenât au pouvoir une majorité déterminée à mener une vigoureuse politique sociale visant à réintroduire dans le droit positif les notions d’égalité des droits, de justice et, plus simplement, de respect des hommes.  

    Mais, comme souvent dans l’Histoire, le maniement du balancier conduit à des outrances et à des résultats qui finissent par dénaturer ou par ruiner les vertueuses intentions initiales.  

    Ainsi, après avoir fait voter un certain nombre de lois sociales qui représentaient un réel progrès pour la classe ouvrière – telles que l’institution des conventions collectives obligatoires, les congés payés annuels, la semaine de quarante heures – le gouvernement du Front populaire se montra incapable de faire face aux défis qu’il n’avait pas choisi d’inscrire dans son programme.

    En premier lieu, une politique étrangère cahotante, fondée sur un pacifisme totalement inadapté à la montée des menaces en Europe. La guerre civile espagnole, non seulement révéla l’inanité du gouvernement sur le plan international mais, au surplus, humilia la France sur le théâtre continental, Blum s’opposant à la demande des communistes de former un « Front national » antifasciste ! Ce qui conforta Hitler dans l’impression qu’il n’avait rien à craindre des réactions françaises à ses violations du droit international et convainquit Mussolini de faire alliance avec l’Allemagne en dépit de ses préventions initiales.

    En second lieu, une absence totale de maîtrise des mouvements sociaux : les grèves censées appuyer le gouvernement en face du patronat n’ont fait que déstabiliser l’économie française et, là encore, révéler le double jeu du parti communiste dont on découvre alors qu’il est « moins à gauche qu’à l’Est. »

    Réunissant symboliquement les deux échecs, l’exposition universelle, qui s’ouvrit à Paris le 25 mai 1937, se transforma en calvaire pour l’image de notre pays. Tandis que les pavillons des puissances étrangères étaient achevés, les sections françaises n’offraient aux regards que des chantiers brouillons : au moindre prétexte, les ouvriers cessaient le travail et réclamaient des augmentations de salaires sous les yeux ahuris de leurs collègues étrangers. On inaugura l’exposition avec trois semaines de retard, et en bateau sur la Seine, de façon à éviter au cortège officiel la vue des plâtras et des bâches cherchant à les dissimuler.

    Enfin, « le mur de l’argent » craqua de tous les côtés. D’abord du fait de la fuite des capitaux, alimentée par l’inquiétude des « grèves sur le tas » éclatant à tout propos. Ensuite, la méfiance s’étant installée chez les épargnants, les emprunts d’État ne trouvèrent pas preneurs au niveau exigé pour l’équilibre du Trésor.

    C’est pourquoi, après avoir assuré à plusieurs reprises que le franc ne serait pas dévalué, Léon Blum et son ministre des finances, Vincent Auriol, durent s’y résoudre le 28 septembre 1936, et pas qu’un peu : le franc Poincaré, dont la nation était si fière jusqu’ici, perdait un tiers de sa valeur. Corollaire de la dévaluation et des grèves, l’inflation s’installa en force : l’indice des prix crut de 28 % entre septembre 1936 et janvier 1937, un record historique en France.

   La politique économique et financière du Front populaire reposait sur un pari, prenant pour modèle le New Deal  américain, inspiré des théories de Keynes et vanté en Europe de l’Ouest par l’anglais Beveridge : le déficit budgétaire est salutaire dès lors qu’il permet de galvaniser l’activité économique grâce à une augmentation du pouvoir d’achat et à des investissements publics dans de grands travaux d’intérêt général. Formule séduisante et qui peut s’avérer efficace mais à la condition que l’évolution de tous les agrégats de la comptabilité nationale soient parfaitement contrôlés. Ce qui n’était pas le cas. Du coup, les experts financiers du gouvernement, toujours dépourvus d’imagination, préconisèrent l’application des remèdes classiques : économies budgétaires et augmentation des impôts. Ce à quoi se résolut Léon Blum, expliquant la nécessité d’une pause dans les réformes et, de ce fait, renonçant à sa promesse d’une « retraite des vieux. » Mais incapable d’élaborer et de présenter un plan précis, il demanda au Parlement d’autoriser le gouvernement à prendre « les mesures nécessaires » par décret. Le 17 juin, la Chambre des députés accepta la procédure, après que les communistes avaient obtenu l’aval de Moscou. En revanche, le Sénat à majorité radicale s’y refusa. Les experts du gouvernement (Paul Baudouin, Charles Rist et Jacques Rueff) se retirèrent. Quatre jours plus tard, excédé, à bout de forces, Léon Blum remit, sans même avoir posé la question de confiance, la démission de son gouvernement à Albert Lebrun. Celui dont le général de Gaulle dirait plus tard : « pour qu’il fût un véritable chef d’État, il ne lui manqua en somme que deux choses : qu’il fut un chef, qu’il y eut un État. » 

Daniel de Montplaisir

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