Histoire

Il y a quatre-vingts ans, le 26 avril 1937…

…Le bombardement de Guernica allait provoquer une des plus grandes supercheries de l’histoire de l’art

    Bouleversé par la répression du printemps de Prague en 1968, l’écrivain russe, et jusqu’ici rangé, Youri Drujnikov, entreprit de décortiquer l’un des mécanismes les mieux huilés et les moins contestés du système soviétique : le mensonge d’État au service de l’édification des masses comme de celle du socialisme. Exclu de l’Union des écrivains, il poursuivit néanmoins sa tâche et se concentra plus spécialement sur la vie d’un héros de l’Union soviétique, Pavlik Morozov. Celui-ci, assassiné en 1932 par des membres de sa famille pour avoir dénoncé à la Guépéou (la police politique de Staline) le comportement antirévolutionnaire de son propre père, faisait l’objet d’un culte officiel visant notamment à montrer aux jeunes Russes l’intérêt de surveiller leurs parents et, le cas échéant, de signaler tout comportement suspect de leur part.

    Plusieurs milliers de documents – essais, romans, brochures, articles, études universitaires et savantes… – lui furent consacrés pendant une dizaine d’années. Lesquels s’appuyaient sur une foule de témoignages à tous les niveaux. Sauf que tout était faux et c’est ce que découvrit Youri Drujnikov. Le résultat de son enquête circula clandestinement en URSS en 1987 puis fut publié à Londres en 1996. Entre temps, il avait réussi à se réfugier à l’Ouest. Où il fut étonné du culte rendu au peintre Pablo Picasso. Non pour la qualité de son art – chacun est libre d’apprécier ou non la peinture de tel ou tel – mais pour sa réputation d’antifasciste et d’humaniste.

    Une longue et profonde expérience des maquillages soviétiques lui fit pressentir quelque entourloupe de la même veine quant à la réalité de l’engagement de l’artiste. Certes il savait déjà que Picasso n’avait jamais contribué, de près ou de loin, à aider les républicains espagnols durant la guerre civile. Il savait aussi que, installé confortablement en France dès août 1936, il y avait ensuite passé, à Mougins et à Paris, toute la période de la guerre puis de l’Occupation, peignant paisiblement ses toiles et menant grand train sans se soucier de la patrouille allemande passant sous ses fenêtres, ne songeant ni à communiquer avec la Résistance ni à s’insurger contre la persécution des juifs. Il vendit d’ailleurs plusieurs toiles à des collectionneurs membres du parti nazi. À la même époque, Jean-Paul Sartre faisait, sans davantage de scrupules, jouer à Paris ses pièces de théâtre après qu’elles avaient reçu le visa de la censure allemande.

    En revanche, à partir de 1945, ils deviendraient l’un et l’autre de farouches antinazis et des convertis très affichés à l’idéologie marxiste-léniniste. Sans encourir le moindre reproche sur leur passé. On ne peut alors s’empêcher de penser au grand peintre russe Vsevolod Tsympakov, mort dans un camp soviétique pour être demeuré quelques semaines à Odessa pendant l’occupation allemande…

    La façon dont Picasso et Sartre parvinrent alors à bâtir d’eux-mêmes une image totalement falsifiée fit subodorer au chercheur russe la présence de la très rodée méthode soviétique. Il lui sembla reconnaître les montages typiques, et aujourd’hui bien connus de tous les Russes qui ont survécu au rideau de fer : le portrait trafiqué, la biographie officielle tellement outrancière qu’elle en devient crédible,  les témoins à foison, les lettres et écrits divers attestant mille fois de la réalité inventée. Jusqu’à la désinformation savamment orchestrée afin d’en rendre plus efficace le démenti, par exemple la rumeur d’une certaine admiration de Picasso pour Franco. Pour Drujnikov, tout cela avait un air connu, très connu, trop connu… mais seulement à l’Est.

   Il se mit alors à s’intéresser tout particulièrement à ce qui lui paraissait réunir tous les ingrédients de la propagande stalinienne : le tableau intitulé Guernica.

   Le 26 avril 1937, les avions de la légion Condor, force aérienne composée de volontaires allemands, bombardèrent la petite ville basque. Tout et son contraire ont été dit sur cette opération : qu’elle ne présentait aucun intérêt stratégique ou bien que 7000 combattants républicains se tenaient là, pratiquant ce qu’on appellerait plus tard la technique du bouclier humain ; que le bombardement ne visait pas la ville mais un pont et que les aviateurs, gênés par le brouillard, se seraient trompés d’objectif, alors qu’ils avaient embarqué des bombes incendiaires ; que les chefs nationalistes n’avaient pas été associés à la décision, alors que la légion Condor ne lançait d’ordinaire d’attaque qu’à la demande de l’état major espagnol ; jusqu’au nombre de victimes qui donna lieu à des estimations extrêmes : entre 800 – selon les premiers chiffres avancés – et 120 selon  les toutes dernières études, bilan plutôt surprenant  pour  un bombardement qui aurait duré trois heures un jour de marché…

   Quoiqu’il en fût, il s’agissait bien d’un crime de guerre, aussi bien au sens de la convention de Genève de 1864 que de celle de La Haye de 1907. Et il n’était pas le premier : la légion Condor avait déjà bombardé les quartiers ouvriers de Madrid et la petite ville basque de Durango.

   Dans la chaudière incontrôlable de la guerre civile espagnole, elle-même au milieu d’une Europe en proie à une multitude de doutes et de menaces, le bombardement de Guernica passa quasiment inaperçu en France. Raison de plus pour fournir, le moment venu, l’occasion d’une magistrale supercherie, celle du tableau de Picasso.

   Son histoire officielle est si répandue que nous nous limiterons à la rappeler pour mémoire : Francisco Largo Caballero, chef du gouvernement républicain espagnol, ayant demandé, en janvier 1937, un tableau à Picasso en vue de la prochaine Exposition universelle de Paris, celui-ci, d’abord hésitant, se décida à accepter après avoir été bouleversé par le bombardement de Guernica. Il travailla donc à une oeuvre de grande taille, de la mi-mai à la mi-juin, avec l’aide de sa maîtresse et modèle, la photographe Dora Maar. Une fois achevé, le tableau fut brièvement exposé au pavillon de l’Espagne puis partit en tournée dans plusieurs pays et débarqua finalement à New-York, où il demeura exposé au musée d’art moderne (le MoMA) jusqu’à son transfert en Espagne en 1981. Entre temps, Otto Abetz, ambassadeur du IIIe reich, aurait eu l’occasion de le contempler en présence de l’artiste et de lui demander « c’est vous qui avez fait ça ? », s’attirant la fulgurante réponse : «  non, c’est vous ! » 

   Drujnikov, relevant toutes les incohérences de la légende, reconnut à coup sûr une supercherie typique de l’école stalinienne. Imparable dans une France alors béate devant le système soviétique, déclaré incritiquable par son intelligentsia.

     Recoupant calendrier plausible, témoignages et documents – ou absences de documents – il put établir qu’en vérité, le tableau de Picasso n’avait rien à voir avec Guernica : il ne fut baptisé qu’en 1946, à l’initiative d’un attaché de presse du MoMA, soucieux de plaire au maître en l’aidant à se procurer un brevet d’antifascisme et d’antinazisme, comme cela était alors du dernier chic pour tous ceux qui s’étaient soigneusement tenus à l’écart de la Résistance.

   Après quoi, les critiques se mirent à analyser le tableau en voyant dans chacune de ses composantes une référence à la tragédie vécue par la petite ville basque. Certes la souffrance exsude de toute l’œuvre mais de là à trouver un rapport crédible…

  Disparu en 2008, Drujnikov, soucieux de disposer de tous les éléments d’information de façon exhaustive et  incontestable, n’eut pas le temps de formaliser sa découverte par un écrit public. Il confia cependant les résultats de son enquête à quelques amis, ce qui me permet aujourd’hui de publier le présent article.

Daniel de Montplaisir

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