Histoire

[CEH] Le roi Juan Carlos et les Bourbons d’Espagne

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Le roi Juan Carlos et les Bourbons d’Espagne

Par Jordi Cana

Le roi Juan Carlos Ier a fêté ses 75 ans au début de l’année 2013. Les dernières années du règne ont été compliquées, tant du fait de la situation de crise en Espagne que des turbulences médiatiques provoquées par le Roi lui-même et par d’autres membres de sa famille, en particulier son gendre, l’ex-handballeur Inaki Urgandarin. La forte reconnaissance et la grande légitimité dont jouissait encore la monarchie de Juan Carlos Ier au début du XXIe siècle, aussi bien en Espagne qu’à l’étranger, se sont sérieusement érodées. Tout cela a conduit à s’interroger de façon répétée sur l’état de l’institution monarchique et sur les conditions de la succession, pour laquelle son fils Felipe semble déjà préparé. LA transition vers un nouveau règne ne sera pas simple.

Les Bourbons règnent en Espagne depuis 1700. L’arrivée sur le trône de Philippe V avait donné lieu à la guerre de Succession. Après ce monarque régnèrent Ferdinand VI, Charles III – cette étape marqua le triomphe du despotisme éclairé-, Charles IV et Ferdinand VII. Ces deux derniers subirent une humiliante abdication, au début de ce que l’on a appelé la guerre d’Indépendance (1808-1814), face à Napoléon. Le règne de Ferdinand VII constitua la fin de l’Ancien Régime en Espagne. Sa mort en 1833 fournit des arguments aux antilibéraux pour appuyer son frère Don Carlos et s’opposer à sa fille Isabelle, mineure, provoquant la première des deux guerres carlistes que connut l’Espagne. Isabelle II régna entre 1833 et 1868, lorsqu’elle fut détrônée suite à la révolution de Septembre. Au cours des six années suivantes, on essaya diverses formules, dont la république – Première République (1871-1873) – la monarchie d’Amédée Ier de Savoie. Finalement, en 1875, les Bourbons récupèrent le trône en la personne du fils d’Isabelle II, Alphonse XII. Sa mort en 1885 donna lieu à la régence de Marie-Christine d’Autriche, jusqu’à la montée sur le trône d’Alphonse XIII. La monarchie de ce dernier fut libérale, mais pas démocratique. La collaboration avec la dictature du général Miguel Primo de Rivera, à partir de 1923, la condamna, ouvrant la voie à la Seconde République en 1931[1].

Le futur roi d’Espagne, Juan Carlos de Bourbon, est né à Rome en 1938, alors qu’une guerre fratricide ravageait les terres d’Espagne. Son grand-père, Alphonse XIII, fût détrôné en 1931 et le Bourbons espagnols s’exilèrent. Ils soutinrent les mouvements antirépublicains pendant la Deuxième République (1931-1936), et, pendant la guerre de 1936-1939, les insurgés, finalement commandés par Francisco Franco. Don Juan, désigné par son père Alphonse XIII comme son successeur, essaya de s’engager sans succès dans les troupes dites « nationales ». Alphonse XIII abdiqua en 1941, peu avant sa mort, et son fils Jean devint son successeur, l’héritier de la couronne. Quelques années auparavant, ses deux frères aînés, Alphonse, atteint d’hémophilie et qui contracta un mariage morganatique, et Jacques-Henri, sourd-muet, renoncèrent, ou plutôt furent contraints de renoncer, à leurs droits. Jean, Don Juan, marié avec Marie de las Mercedes de Bourbon, eut quatre enfants, deux fils et deux filles.

Le fils aîné, Juan Carlos, surnommé par les siens pendant son enfance Juanito, se rend en Espagne après l’entrevue d’août 1948, au large de Saint Sébastien, entre son père et le général Franco. Il avait été convenu qu’il pourrait aller poursuivre ses études en Espagne. Ce furent des années d’isolement, difficiles à vivre. Les intentions de Don Juan et de Franco étaient différentes, reflet de leurs profondes dissensions (l’évolution politique du premier vers le libéralisme et la monarchie démocratique commencé à la fin des années 1940) : Franco voulait modeler son successeur – ou un de ses successeurs possibles – à sa convenance ; Don Juan voulait la restauration de la monarchie et une reconnaissance de sa personne à travers son fils. Après la Deuxième Guerre Mondiale, le pouvoir de Franco s’était renforcé. Les tensions entre les deux personnages furent permanentes. Une autre réunion, en 1954, précéda l’intégration du futur roi aux Académies militaires des trois armes. Franco l’emporta à nouveau ; l’entourage de Don Juan avait plutôt pensé à des études à Louvain. Aux Académies militaires, le futur roi noua des amitiés et compagnonnages avec les jeunes officiers de sa génération qui s’avérèrent très utiles à partir de 1975.

Après de courtes études universitaires, il épousa Sophie de Grèce en 1962 et, après quelques hésitations, ils s’installèrent au palais de la Zarzuela, à Madrid. Le rôle que Dona Sofia a joué depuis son mariage est très important. Juan Carlos a répété plusieurs fois qu’elle est une grande professionnelle, c’est-à-dire une femme avec une grande capacité d’être toujours à la hauteur de la place qu’elle occupe. Ils ont eu trois enfants : Hélène (Elena), Christine (Crisitina) et Philippe (Felipe). Le dernier, Philippe, est né en 1968. Entre 1962 et 1968, Juan Carlos se consacra, dans l’ombre du général Franco, à apprendre à mieux connaître les rouages de l’État et de la politique, et à voyager en Espagne et à l’étranger.

Franco décida finalement, en 1969, de réinstaurer un jour, non précisé, la monarchie en Espagne et désigna comme son successeur Juan Carlos. Il n’était pas le seul candidat, mais il me semble que Franco n’avait jamais eu des doutes sur le nom de son successeur. Ni Don Juan, ni Charles Hugues de Bourbon-Parme – Carlos Hugo, le candidat carliste-, ni Alphonse de Bourbon Dampierre – Don Alfonso – n’eurent de vraies chances de lui succéder. La tactique consistant à maintenir le secret et à provoquer des divisions s’avéra, dans ce cas comme dans d’autres, très utile du point de vue politique. Franco l’utilisa toujours. En juillet 1969, après avoir prêté serment aux Cortès franquistes, Don Juan Carlos fut solennellement proclamé successeur de Franco. Le conflit entre père et fils, entre Don Juan et Juan Carlos, était inévitable, bien que les témoins contemporains et les historiens ne soient pas d’accord sur l’intensité et les termes du conflit. La stratégie du futur roi était clairement possibiliste. Profiter de cette occasion pouvait signifier la restauration de la monarchie ; évoluer de la réinstauration ; changer, enfin, le rôle de dauphin du caudillo par celui d’héritier de la couronne.

Entre 1969 et 1975, la visibilité du prince d’Espagne augmenta et ses propos réformateurs évoluèrent. Son attitude fut souvent interprétée par les Espagnols, surtout de la part de l’opposition antifranquiste, comme étant le résultat de sa médiocrité intellectuelle et de son engagement franquiste. Il s’agissait, en fait, d’une stratégie calculée. Pourtant, à la mort Franco, en novembre 1975, il était d’une certaine manière inconnue pour les Espagnols. Sa légitimité dérivait tout simplement de la volonté de l’ancien dictateur. Néanmoins, le rôle de Juan Carlos Ier pendant la Transition démocratique s’avéra très important.

Le Roi et la Couronne furent décisifs dans l’implantation de la démocratie en Espagne. Être décisifs ne signifie pas, bien sûr, être les seuls à avoir joué un rôle important. La thèse d’un mouvement populaire qui obligea à changer progressivement par sa pression permanente ne correspond pas à la réalité. Les mouvements furent importants, mais les personnes également, les individus. Et parmi ces derniers, Juan Carlos Ier eut un rôle, j’insiste, décisif. C’est pourquoi on finira par identifier monarchie et démocratie. Voici quelques moments importants : les nominations de Torcuato Fernandez Miranda à la tête des Cortès et du Conseil du Royaume et d’Adolfo Suarez à la tête du gouvernement – à la place de Carlos Arias Navarro – ; les contacts du Roi et de ses envoyés avec la gauche et l’extrême gauche espagnoles (l’épisode auprès de Nicolae Ceausescu, par exemple) ; l’élaboration d’une Constitution démocratique qui légitime le cadre de la monarchie parlementaire et con approbation populaire en 1978 (Juan Carlos refusa pourtant d’intervenir sur le contenu de la Constitution) ; le rôle modérateur du Roi à l’intérieur, notamment vis-à-vis des sensibilités régionales, et le rôle représentatif du Roi à l’étranger, surtout dans le cadre des rapports avec l’Amérique ; et, finalement, l’intervention du Juan Carlos Ier lors du coup d’Etat manqué du 23 février 1981[2].

La monarchie devint peu à peu un symbole unificateur, modérateur et de référence au sein d’une Espagne démocratique et moderne. La fin de la Transition démocratique constitue ainsi le moment-clé dans le processus de légitimation démocratique et populaire de la monarchie de Juan Carlos Ier. D’autre part, la légitimation purement dynastique – un élément important d’un point de vue symbolique – eut lieu en 1977, à la suite de la renonciation de Don Juan à tous ses droits. En peu de temps, quelques années, la monarchie de Juan Carlos Ier acquit une légitimité presque totale, aussi bien démocratique que populaire. Une légitimité que la monarchie « juancarliste » a conservé jusqu’aujourd’hui. Depuis 1981, le Roi n’a plus eu à exercer ce rôle de bouclier protecteur de la démocratie espagnole[3].

Cette légitimation démocratique et l’appui populaire ne sont point attribuables à la monarchie en soi. Ils le sont à cette monarchie, la monarchie du roi Juan Carlos Ier. Le « juancarlismo » l’emporte sur le monarchisme. Comme l’exprime bien Joaquin Bardavio, dans une conversation avec José Garcia Abad, l’Espagne n’est pas un pays de monarchistes ni un pays de républicains, « c’est un pays « juancarliste »[4]. Dans une enquête de Demoscopia publiée par le journal El Pais à la fin de l’année 2000, les trois-quarts des personnes interrogées indiquaient leur accord avec l’affirmation suivante :

« Plus que de la Monarchie en elle-même, tout dépend de comment est le Roi »[5].

La monarchie juancarliste est une sorte de monarchie républicaine. Philippe Lauvaux a parlé de « démocraties couronnées »[6]. Il y a en Europe des monarchies républicaines, de même que des républiques monarchiques. La monarchie espagnole constitue un bon exemple de la première formule et la république française de la seconde[7]. Que l’on pense, par exemple, à la France de Mitterrand. Ou à celle de Nicolas Sarkozy, que bien des journalistes et des écrivains français ont assimilé au règne de Louis XIV. L’hebdomadaire Le Nouvel Observateur illustrait la couverture du numéro du jeudi 11 septembre 2008 avec Sarkozy déguisé en roi absolu, à la Louis XIV, avec quelques-uns de ses courtisans, qui n’étaient autres que les supposés « amis du Président » depuis l’acteur Christian Clavier jusqu’aux entrepreneurs Vincent Bolloré et Martin Bouygues, en passant par Bernard Tapie[8]. Un autre hebdomadaire français, Le Point, intitulait l’un de ses numéros d’août 2008, La monarchie. Les mots d’introduction du premier article du dossier central étaient très révélateurs :

« La monarchie, qui mit un siècle à mourir, a laissé dans notre façon d’être quelques traces indélébiles qui surprennent les observateurs étrangers. D’où notre indulgence pour les privilèges des puissants ou leurs abus de pouvoir. »[9]

Dans le cas espagnol, la monarchie était sûrement la seule issue possible dans le cadre spécifique des années 1975-1977. La seule acceptable de la part des franquistes intransigeants et de l’Armée ; la seule acceptable pour tous ceux qui craignaient une nouvelle guerre civile. LE dirigeant communiste Santiago Carrillo et beaucoup d’autres, malgré la volonté initiale de rupture démocratique, l’acceptèrent rapidement. Le Roi a été ainsi capable de relire selon une grille possibiliste et démocratique les expériences des autres rois et prétendants de la dynastie bourbonienne : les erreurs de taille d’Alphonse XIII et les erreurs de son propre père. Le poids de l’expérience est un élément clé dans la construction de la monarchie démocratique en Espagne.

En janvier 2013, quelques jours avant les 75 ans de Juan Carlos Ier, le quotidien El Mundo publia les résultats d’un sondage préparé pour le journal par Sigma Dos, avec des informations intéressantes sur la Couronne, le Roi et la famille royale. A la question : Quel est votre bilan du règne de Juan Carlos ? 6,6% répondaient très bon, 43,5% bon, 26,5% médiocre, 11,9% mauvais et 6,4% très mauvais (avec 5,2% de « ne sait pas »/« ne répond pas »). Si on compare ces données avec celles recueillies douze mois auparavant, les pourcentages positifs ont significativement baissé et les pourcentages négatifs augmenté : de 23,9% de très bon, en janvier 2012, à 6,6% début 2013 ; de 12% de médiocre à 26,5% par exemple.

D’autres questions de l’enquête nuancent une perception qui, il ne faut pas l’oublier, doit une part à la situation de crise économique, sociale et politique de l’Espagne. 53,8% des personnes interrogées répondent par l’affirmative à la question : Soutenez-vous la Monarchie comme forme de l’État pour l’Espagne ? Contre 41% répondant par la négative. Par tranches d’âge, le non ne s’impose que chez les 18-29 ans. A propos de l’héritier de la Couronne, Don Felipe, 62,3% des personnes interrogées ont une bonne ou une très bonne opinion de lui, tout comme 63,1% des personnes à propos de la reine Sophie ; moins, 51,9%, ont la même opinion sur Dona Letizia. Enfin, 44,7% des sondés estiment que le Roi devrait abdiquer dès maintenant en faveur de son fils Felipe, quand 40% se prononcent pour la continuation de son règne[10].

L’opinion des Espagnols sur le règne de Juan Carlos apparaît aujourd’hui beaucoup plus critique qu’hier. L’implication du mari de l’infante Cristina dans des affaires plus que douteuses, instruites dans le cadre du cas Noos, a constitué – et constitue encore, le procès étant toujours en cours – u coup de massue important pour l’institution monarchique. Dans un entretien avec la télévision publique TVE, début janvier 2014, le chef de la Maison du Roi, Rafael Spottorno, affirma :

« Pour nous, cette affaire rassemblait à un martyre »[11].

L’épisode de la chasse au Botswana, en galante compagnie et avec l’accident de la fin, qui a finalement révélé au public que le mariage avec Dona Sofia prenait l’eau, a suscité l’indignation et un peu d’émotion. La photo récupérée de Juan Carlos Ier posant, aux côtés d’un autre chasseur, devant un éléphant abattu a fait le tour du monde. Les problèmes de santé incessants et peu rassurants du Monarque n’aident pas du tout dans ce paysage. Son état physique inspire peu de confiance et le mot abdication a été souvent répété. Nombreux sont ceux qui se demandent aujourd’hui, logiquement, comment s’achèvera de Juan Carlos.

Jordi Cana
Professeur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales

Cet article fut écrit en 2013 et publié pour la première fois en 2014, avant l’abdication, puis l’exil, du roi Jean-Charles (Juan Carlos) d’Espagne.


[1] Lucien Bély, La présence des Bourbons en Europe XVIe-XXIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, et Jordi CANAL (dir.), Histoire de l’Espagne contemporaine, de 1808 à nos jours. Politiques et société, Paris, Armand Colin, 2009.

[2] Charles T. Powell, Juan Carlos. Un rey para la democracia, Barcelone, Ariel-Planeta, 1995 ; Javier Tusell, Juan Carlos I, Madrid, Arlanza Ediciones, 2002 ; Paul Preston, Juan Carlos. El rey de un pueblo (2003), Barcelone, Debate, 2012, et Laurence Debray, Juan Carlos d’Espagne, Paris, Perrin, 2013.

[3] Jordi Canal, « Monarchie et démocratie en Espagne : le règne de Juan Carlos I », dans Transition, Démocratie et Elections, Paris, Colegio de Espana (Cahiers du Colegio de Espana, 2004, pp.129-138

[4] José Garcia Abad, La soledad del Rey. Esta la monarquia consolidada 25 anos despues de la Constitucion ? Madrid, La Esfera de los Libros, 2004, p.374.

[5] José Ignacio Wert, « El Rey la gente », dans Javier Tusell, Angeles Lario et Florentino Portero (éd.), La Corona en la historiade Espana, Madrid, Biblioteca Nueva, 2003, p.280.

[6] Philippe Lauvaux, « Monarchies, royautés et démocraties couronnées », Le Débat, 73, 1993, pp. 103-120

[7] Jordi Canal, « El futuro del republicanism en Espana », dans Fernando Martinez Lopez et Maribel Ruiz Martinez (éd.) El republicanismo de ayer y hoy. Culturas politicas y retos de futuro, Madrid, Biblioteca Nueva, 2012, pp. 263-268.

[8] Le Nouvel Observateur, 11 septembre 2008.

[9] Violaine de Montclos, « La monarchie », Le Point, 21 août 2008.

[10] El Mundo, 3 janvier 2013

[11] http//www.rtve.es/noticias/20140104/casa-del-rey-asegura-quiere-especular-sobre-caso-pide-se-cierre-pronto-instruccion/829420.shtml


Publication originale : Jordi Cana, « Le roi Juan Carlos et les Bourbons d’Espagne », dans Collectif, Actes de la XXe session du Centre d’Études Historiques (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle, CEH, Neuves-Maisons, 2014, p. 27-35.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

Avant-propos, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

« Naples et Rome, obstacles à l’unité politique de l’Italie », par Yves-Marie Bercé (p. 13-26).

« Le roi Juan Carlos et les Bourbons d’Espagne », par Jordi Cana (p. 27-35).

Consulter les articles de la session précédente :

Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV

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