Histoire

[CEH] L’arrestation de Nicolas Fouquet (2/2)

Louis XIV Fouquet

L’arrestation de Nicolas Fouquet

Par Jean-Christian Petitfils

Consulter la première partie de l’article

Tandis que Fouquet, malade et abattu, passe ses premiers jours de prisonnier dans une chambre humide du château du roi René, Colbert fait saisir et inventorier ses papiers à Fontainebleau et à Saint-Mandé. Il lui faut des preuves pour envoyer son ennemi à la potence.

À côté de nombreux registres, traités et états financiers, de lettres galantes, fort compromettantes pour certaines dames de la cour, on découvre un document capital, caché derrière une glace. C’est un plan de défense, écrit par Fouquet en juin 1657, à un moment où il était en mauvais termes avec Mazarin, puis repris et modifié au début de 1659. Sont prévues les mesures que ses amis devront prendre au cas où il serait arrêté. C’est un plan de révolte : les places de Calais, Hesdin, Amiens, Béthune, Mézières fermeraient leurs portes, entasseraient des armes et exigeraient sa libération. La fort de Ham en Picardie servirait de centre de ralliement à ses partisans. En Bretagne, Concarneau, propriété de Fouquet, et l’île d’Yeu, propriété d’une de ses belles amies, la marquise d’Assérac, entreraient également en dissidence. On y regrouperait des trouves et des munitions. À Paris, les parlementaires, les courtisans, les pensionnés, les financiers appuieraient ces menaces et solliciteraient en faveur de sa libération. Dans la seconde version du plan, le mont Saint-Michel et Belle-Isle remplacent le fort de Ham, qui appartient à son frère Basile, avec lequel il vient de se brouiller. Et, comme Fouquet a renforcé sa mainmise sur la flotte française, il envisage une opération navale en baie de Seine. Pour Louis XIV, ce document, empli de contradictions, griffonné fiévreusement à deux reprises, dans un moment de mauvaise humeur, est la preuve du crime de lèse-majesté.

Le 12 septembre, le conseil du roi décide de remplacer la surintendance par un Conseil royal des Finances, dont la cheville ouvrière est Colbert. Ce dernier ne prendra que plus tard le titre de contrôleur général des Finances. Une juridiction extraordinaire est constituée, la Chambre de justice, présidée par le chancelier Séguier, avec pour adjoint Guillaume de Lamoignon, premier président du parlement de Paris. Cette Chambre de justice n’a pas seulement pour but de juger Fouquet, mais aussi d’instruire tous les crimes et délits financiers commis depuis 1635. Une gigantesque entreprise !

Fouquet, transféré au château de Vincennes, sous les huées de la foule, subit ses premiers interrogatoires au début de mars 1662. Son procès, il faut le dire, n’est guère à l’honneur de la justice de l’ancien régime. Sans aucun titre, Colbert intervient de façon éhontée dans la procédure. Mobilisant ses créatures, il dirige les inventaires et l’instruction. Jouissant de la pleine confiance du roi, il compose la chambre à sa convenance, trie les juges sur le volet, place son oncle, le féroce Pussort, choisit personnellement le président et le procureur, remplace Lamoignon quand il s’aperçoit qu’il manque de zèle. Tous les procédés lui paraissent bons pour arriver à ses fins : intimidation, chantage, corruption. Il en fait trop et s’en rend compte. Pour corriger ce mauvais effet, il accepte de laisser à l’accusé un semblant de liberté. C’est alors qu’il est rattrapé par les événements. Fouquet met un pied dans la porte entrouverte, crie, clame l’injustice dont il est victime. Il dénonce dans ses Défenses les détournements de pièces, la falsification prouvée des procès-verbaux de l’Épargne… Les juges sont ébranlés.

Le roi intervient aussi à plusieurs reprises dans le procès, tance les magistrats qui manifestent trop d’indépendance, les presse d’avancer et impose comme rapporteur Olivier Lefèvre d’Ormesson, récusé par la famille. Mais, à la différence de Colbert, il a le souci, au moins apparent, de laisser l’accusé organiser librement sa défense. Il veut une justice sévère, mais honnête.

Un moment assommés, les parents et amis du surintendant se mobilisent. On connaît le Discours au roi du brave Pellisson, lui-même embastillé, ou l’Elegie aux nymphes de Vaux de La Fontaine. Le procès s’enlise. Fouquet est transféré à la Bastille, fait un séjour dans la grosse tour de Moret pendant que la cour se délasse à Fontainebleau, puis revient à la Bastille, toujours sous la garde de d’Artagnan. Les mois passent.

Louis perd patience. Le 6 juillet 1664, il convoque les deux rapporteurs à Fontainebleau, Lefèvre d’Ormesson et Le Cormier de Sainte-Hélène :

« Il y a plus de deux ans que ce procès est commencé, et je souhaite extrêmement qu’il finisse. Il y va de ma réputation dans les pays étrangers. Je ne veux que la justice, mais je souhaite voir la fin de cette affaire, de quelque manière que ce soit. »

Le 14 novembre 1664 enfin, l’instruction et la procédure écrite sont closes. L’accusé comparaît devant ses juges, au grand Arsenal. Le procureur général Chamillart demande à ce qu’il soit déclaré coupable du crime de péculat (c’est-à-dire de malversation dans les fonds publics) et de lèse-majesté, et, en conséquence, condamné à être pendu dans la cour du Palais.

Assis sur une humiliante sellette, Fouquet conteste la compétence de la cour, mais répond avec brio aux questions qu’on lui pose. C’est un charmeur, un séducteur, un excellent orateur, qui en impose à ses juges. Il rend responsables Mazarin et ses proches collaborateurs de la déroute de l’administration financière. À propos du « crime d’État » qu’on lui reproche, il n’hésite pas à s’en prendre au chancelier Séguier, qui a tourné casaque pendant la Fronde et dont le gendre, le duc de Sully, a livré la ville de Mantes aux Espagnols :

« Voilà, Messieurs, ce qui s’appelle un crime d’État ! »

Les parents et amis de Fouquet continuent de se mobiliser et de mobiliser l’opinion, qui les est devenue favorable. En quelques mois, la situation s’est retournée. Mme de Sévigné nous a conté tout cela, avec le charme troublé d’une âme inquiète. Mais du côté du roi, c’est la même raideur intransigeante. Mme Fouquet s’est précipitée à sa rencontre, s’est agenouillée sur son passage. Celui-ci a poursuivi son chemin sans la regarder.

Louis XIV convoque le chancelier et lui demande de ne plus perdre de temps avec le jeu des questions et réponses. Il faut en finir avant Noël ! Marie de Maupeaou, la mère de Fouquet, se rend chez la reine mère, sa grande amie, qui lui dit :

« Priez Dieu et vos juges tant que vous pourrez car, du côté du roi, il n’y a rien à espérer. »

Du 10 au 12 décembre, il revient au rapporteur d’Ormesson de récapituler le procès et de prononcer le réquisitoire, un réquisitoire très nuancé. Dans le domaine des finances, de nombreux abus ont été commis dans les formes par l’accusé, concède-t-il. Il a toléré des négligences autour de lui, mais il n’est pas coupable du crime de péculat. Mérite-t-il pour autant d’être blanchi ? Nullement, car il n’a pas été un bon administrateur des deniers publics. Toutefois, il a l’excuse de l’époque : les désordres intérieurs, la guerre avec l’Espagne, un Premier ministre, Mazarin, qui le pressait constamment de lui fournir de l’argent et ne s’embrassait pas des formes. Les dépenses somptuaires du surintendant, « au-delà de la raison » note d’Ormesson, semblent montrer que, d’une manière ou d’une autre, il a participé au jeu de l’argent aux malversations. Quant au crime d’État, il convient de l’écarter. Le plan de Saint-Mandé n’est qu’une pensée, « fort méchante » certes, mais qui n’a connu aucun commencement d’exécution. Au terme de son réquisitoire, le rapporteur demande le bannissement de l’accusé hors du royaume et la confiscation de ses biens.

Malgré les pressions, les promesses, les intimidations en tout genre de la part des amis de Colbert, la majorité des juges se rallie à la position de d’Ormesson Sur 22 juges présents, 9 seulement votent pour la peine capitale. Le bannissement l’emporte. L’arrêt est voté le 21 décembre. C’est un terrible camouflet pour Colbert et indirectement pour le roi. Dehors, la foule applaudit. Pour avoir manqué de servilité, d’Ormesson et la majorité des juges seront durement sanctionnés, insidieusement persécutés même. Louis XIV accueille la sentence avec colère, alors qu’il se trouve au palais Brion, chez sa maîtresse, Mlle de La Vallière.

« S’il avait été condamné à mort, dit-il, je l’aurais laissé mourir. »

D’autorité, il commue la peine de bannissement à perpétuité en emprisonnement à vie. C’est l’un des rares exemples dans l’histoire de l’exercice d’un droit de grâce allant dans le sens d’une aggravation de la peine.

C’est au donjon de Pignerol, petite ville française sur le revers italien des Alpes, que Fouquet est condamné à passer le reste de ses jours. Le donjon, qui domine la citadelle, est en réalité un vieux château-fort. Il n‘est pas question de l’y maltraiter. Dans un des corps du bâtiment on lui aménage un logement de trois pièces, de 100 mètres carrés. Un fonds de 6000 livres est affecté à ses dépenses d’entretien. Un valet et un chapelain sont mis à sa disposition.

Mais les précautions pour sa garde sont rigoureuses. Il n’a pas l’autorisation de quitter son appartement, de recevoir des visites, d’écrire. Au début, il n’a droit qu’à un seul livre à la fois. On lui refuse la lunette d’approche qu’il demande. C’est trop dangereux ! Louis XIV garde toujours en mémoire le plan de Saint-Mandé. Pour prévenir toute attaque de l’extérieur, une compagnie franche d’infanterie de soixante hommes est spécialement affectée à sa garde. Elle est confiée au gouverneur du donjon, le capitaine de Saint-Mars, ancien adjoint de d’Artagnan, connu pour sa vigilance et sa parfaite obéissance. Même entre quatre murs, l’ancien maître de Vaux fait encore peur !

Ce n’est qu’à partir de novembre 1677 que son régime carcéral s’atténue. En compagnie de l’autre prisonnier de marque du donjon, le fameux comte de Lauzun, il est autorisé à se promener sur les remparts et à jouer aux cartes avec les officiers de la compagnie franche. En janvier 1679, il peut correspondre librement avec sa famille et ses enfants. Quel bonheur ! Il ne les avait pas revus depuis quinze ans !

À ce moment-là, tout laisse supposer que Fouquet sera libéré d’ici quelques mois et sans doute assigné à résidence en province. Les temps ont changé. Les blessures se sont cicatrisées. Mais c’est trop tard, hélas ! Malade depuis plusieurs années, usé par sa longue claustration, le malheureux meurt d’une crise d’apoplexie le 23 mars 1680, à l’âge de soixante-cinq ans, après dix-neuf ans d’emprisonnement. Ce décès passe pour ainsi dire inaperçu… Deux lignes dans la Gazette de France !

Pour revenir aux motivations qui ont guidé le comportement royal, ce serait ne rien comprendre à la chute de Fouquet que de la considérer comme une banale affaire de rivalité avec Colbert. Louis XIV n’a pas été une simple marionnette dans les mains du Rémois. Il a agi beaucoup plus pour des motifs politiques que financiers. Le discours qu’il tient à Lamoignon au début de novembre 1661 est éclairant à cet égard ! Fouquet, dit-il, « voulait se faire duc de Bretagne et roi des îles adjacentes. Il gagnait tout le monde par ses profusions ; je n’avais plus personne en qui je pusse prendre confiance ». Se sentant enserré dans la toile d’araignée de ses créatures, Louis a redouté de perdre le contrôle de l’État. Nombreux d’ailleurs étaient les Grands du royaume et les chefs militaires compromis dans le plan de Saint-Mandé : les chefs d’escadre Duquesne et de Nuchèze, les officiers généraux Créqui, Fabert, Schulenberg, de Bar, les ducs de Bournonville et de La Rochefoucauld…

On comprend sa décision de commuer sa condamnation en emprisonnement. Le bannir c’était installer à l’étranger, libre de ses paroles et de ses mouvements, un homme qui avait montré son esprit d’intrigue, qui avait médité un plan d’agitation pour le moins suspect, recruté des affidés. Louis XIV ? qui vivait dans la crainte d’une nouvelle Fronde, ne pouvait se permettre de le laisser libre de ses mouvements. Le reléguer en résidence surveillée en province aurait été aussi imprudent. A la moindre difficulté il serait devenu l’homme du recours, vers qui les opposants, les « malcontents » se seraient tournés. Bref, il n’y avait pas d’autre solution que celle prise par ce jeune roi de vingt-six ans, raide, insensible, impitoyable si l’on veut, mais hautement pénétré de son devoir, c’est d’avoir refusé que sa femme aille partager sa réclusion. Fouquet a été un vrai prisonnier d’État.

À bien des égards également, la chute de Fouquet apparaît comme un exorcisme du passé mené par un jeune homme ardent, soucieux d’oublier la figure omniprésente de son parrain, Mazarin. Après avoir souffert d’une trop longue soumission, il a éprouvé le besoin de se libérer de son adolescence. L’amant de Louis de La Vallière, qui ne voulait plus d’entrave, se vengeait des leçons de morale de sa mère.

On n’aura garde aussi d’oublier la jalousie de l’homme face au luxe déployé par l’un de ses sujets. Louis XIV n’a pas encore conçu le grand Versailles, ni bâti son système de cour, mais il a compris que le salon littéraire de Saint-Mandé et le décor raffiné de Vaux, en aimantant tous les beaux esprits du royaume, s’opposaient à un système ordonné autour de sa personne.

Surtout, il a souffert de ne pas être pris au sérieux. Il a eu le sentiment qu’on doutait de son application, de sa persévérance. Fouquet était le premier à croire et à répéter que son dessein de se passer de Premier ministre était un caprice d’enfant. Le coup d’éclat du 5 septembre 1661, jour de ses vingt-trois ans, a été une opération de propagande destinée à affermir son pouvoir, à attester de façon spectaculaire sa volonté de rompre avec un passé de désordre et d’improvisation.

Il est certain que Fouquet a payé autant, sinon davantage pour les fautes des autres que pour les siennes. Après la mort de Mazarin, pour tourner la page, il fallait un bouc émissaire chargé d’endosser les erreurs du gouvernement précédent. Louis XIV, plutôt modéré et conservateur par tempérament, a cru durant quelques semaines faire l’économie de cette purge en reprenant à son service l’ensemble de l’équipe administrative de Mazarin. Il a hésité et, finalement, s’est rendu aux arguments de Colbert, mais pour des raisons différentes.

Après le procès, la fortune du surintendant fut confisquée au profit de l’État, à l’exception des droits des créanciers. Louis mit la main sur les plus belles pièces de ses collections. Il embaucha pour Versailles la brillante équipe de Vaux, Le Nôtre, Le Vau, Le Brun. Les métiers à tisser de Maincy furent réunis à ceux des Gobelins, transformées en manufacture royale. Dans cette affaire complexe, où les ambitions personnelles, les intérêts de l’Etat et les violents ressentiments du roi ont joué si fort, on peut penser que c’est ce moment-là qui causa au Roi-Soleil la plus intense jubilation : sur les magnifiques tapisseries en cours de confection, on remplaça l’orgueilleux écureuil des Fouquet qui étirait ses petites pattes au-dessus de la devise Quo non ascendet (« Jusqu’où ne montera-t-il pas ? ») par trois belles, trois larges, trois magnifiques fleurs de lys d’or. Louis XIV eut alors un sentiment qui n’était peut-être pas royal, mais bien humain, d’avoir pris sa revanche…

Jean-Christian Petitfils
Historien et biographe,

Docteur d’État en science politique


Publication originale : Jean-Christian Petitfils, « L’arrestation de Nicolas Fouquet », dans Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p. 333-350.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

Avant-Propos, par Daniel de Montplaisir et Jean-Christian Pinot (p. 7-9).

► « La rupture de 1661 », par le Pr. Lucien Bély (p. 17-34) :

► « De Colbert au patriotisme économique », par le Pr. Bernard Barbiche (p. 35-46) :

► « 1661 : le transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban », par Florence de Baudus (p. 47-60) :

► « 1653-1661 : Permanence des révoltes antifiscales », par le Pr. Yves-Marie Bercé (p. 61-76) :

► « Découverte et esprit scientifique au temps de Louis XIV », par Vincent Beurtheret (p. 77-87) :

► « Louis XIV au Château de Vincennes », par Odile Bordaz (p. 89-102) :

► « 1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage », par Jean-Claude Boyer (p. 103-113) :

« La collection de tableaux de Louis XIV », par Arnauld Brejon de Lavergnée (p. 115-117).

► « Du cardinal Mazarin et du Jansénisme », par l’abbé Christian-Philippe Chanut (p. 119-162) :

► « Voyager avec Jean de La Fontaine à travers la France de l’« avènement », par Laurent Chéron (p. 163-187) :

► « Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche : La révélation d’un couple », par Joëlle Chevé (p. 189-214) :

► « Attraction solaire et spectacles de cour : une prise de pouvoir métaphorique », par Sabine du Crest (p. 215-230) :

► « Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV », par le père Jean-Yves Ducourneau (p. 231-246) :

« Turenne et Louis XIV », par Fadi El Hage (p. 247-268) :

« 1661 ou l’avènement du roi de guerre. La prise en main des affaires militaires par Louis XIV », par Bertrand Fonck (p. 269-307) :

« Louis XIV et son image : visions versaillaises de l’enthousiasme », par Alexandre Maral (p. 308-319).

« Les prises de pouvoir par les Bourbons », par Daniel de Montplaisir (p. 320-332) :

« L’arrestation de Nicolas Fouquet », par Jean-Christian Petitfils (p. 333-350) :

Les actes des communications des sessions du Centre d’Études Historiques paraissent chaque samedi sur Vexilla Galliae.

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