Histoire

[CEH] La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles. Partie 3 : Un siècle et demi de compromis ambigus, par Laurent Chéron

La rivalité franco-espagnole aux XVIe et XVIIe siècle : une fièvre obsidionale ?

Par Laurent Chéron

► Partie 1 : Les représentations d’une rivalité

► Partie 2 : L’empire des Habsbourg d’Espagne sur la défensive

Partie 3. Un siècle et demi de compromis ambigus

Chacune des deux monarchies rivales entretenant donc un complexe d’infériorité, il est assez naturel que les deux cents ans de conflits aient été rythmés par de fréquentes tentatives de compromis. Aucun des deux adversaires ne se sentait la force de mettre l’autre à terre, ni d’ailleurs n’en caressa jamais le dessein. On présente souvent la première de ces grandes transactions, la paix de Cateau-Cambrésis, en 1559, comme l’abandon des prétentions françaises sur l’Italie où, des Alpes à la Sicile, l’emprise espagnole ne peut plus être disputée. Henri II esquisse la politique du pré carré, préférant Metz, Toul et Verdun, à Milan. Mais c’est oublier que pour la monarchie hispanique, la victoire de Saint-Quentin (1557) fut d’abord un soulagement qui préservait l’avenir de l’héritage bourguignon menacé par la poussée française vers le Luxembourg et les Flandres (Calais). La paix de 1559, fermant pour un moment la guerre avec les Habsbourg, inaugura presque celles de Religion dans le royaume des Valois, où l’Espagne fut encore aspirée. L’avènement victorieux d’Henri IV clôt ce nouveau cycle au traité de Vervin qui, en 1598, renouvelle celui de Cateau. Plus complexe, la paix de Lyon de 1601, fait de la Savoie, état tampon qui, durant deux siècles balancera entre les deux influences rivales, l’objet d’un marchandage franco-espagnol. La poussée d’Henri IV sur le Rhône paye à Madrid un Piémont libre des places françaises. À partir de la paix des Pyrénées, en 1659, la balance penche désormais nettement en défaveur de l’Espagne. Les reculs territoriaux aux Pays-Bas et en Franche-Comté poussent au rapprochement avec la France de Louis XIV. Dès la paix de Nimègue (1678), Charles II conclut son mariage avec Louise d’Orléans, sœur du futur Régent. Ce n’est après tout qu’une de ces nombreuses unions matrimoniales conclues entre les Bourbon et les Habsbourg dès le début du XVIIe siècle, comme si les deux couronnes, au fur et à mesure que leur rivalité se développait, éprouvaient le désir compensatoire de s’en prémunir par les liens de la paix.

La geste s’ouvre en 1615 par ces premier « mariages espagnols » (on en fera jusque sous Louis-Philippe…), mariages dits « français » à la cour de Madrid. C’est d’abord celui du jeune Louis XIII avec l’infante Anna Mauricia, notre Anne « d’Autriche », du nom de sa « maison », comme on aimait à dire en France, et de sa sœur Élisabeth avec l’Infant, futur Philippe IV. Le même esprit fait suivre la paix des Pyrénées en 1659, des noces de Saint-Jean-de-Luz en 1660. Louis XIV épouse la nièce d’Anne d’Autriche. On a vu plus haut les suites matrimoniales du traité de Nimègue. On rapporte alors explicitement ces unions à la paix. D’ailleurs, les contrats de 1615 sont assortis de clauses défensives. Il s’agit d’abord, écrit un contemporain, de « retenir nos voisins dans les devoirs des confédérations ». Mais c’est aussi un instrument d’ordre intérieur quand on sait comment, depuis la Ligue, l’étranger peut s’employer aux discordes civiles. Aussi, espère-t-on par là « faire demeurer les mauvais Français dans les bornes de l’obéissance [1]». Souci prémonitoire et espoir déçu, quand on songe à la transgression condéenne au temps de la Fronde. La paix des Pyrénées est aussi à cet égard paix de compromis, puisque le prince y fait inscrire, outre la sienne, la réhabilitation dans leurs fonctions et honneurs de tous ses fidèles un moment comme lui égarés au service de l’Espagne. Toutefois – et l’expérience le manifeste – on ne se trompe alors guère sur toutes ces espérances. Un observateur français note en 1635, qu’après les mariages de 1615, « nous avons eu (…) plus de contention avec les Espagnols qu’auparavant depuis la paix de Vervins ».

La force des intérêts nationaux n’y pousserait pas, que ces unions elles-mêmes feraient surgir des litiges Les engagements financiers, comme les renonciations dynastiques qui les assortissent continuent à courir sans que l’envie, les moyens, voire les dispositions statutaires propres à chaque couronne autorisent toujours leur respect On songe aux cinq cents mille écus de la dot de Marie-Thérèse Qui sait même si, au moment du contrat, Mazarin n’escomptait pas le défaut du paiement pour soulever de nouvelles revendications territoriales, avant que Louis XIV ne fît valoir son droit de « dévolution » ? Ce jeu à bandes des alliances matrimoniales, c’est donc aussi une véritable politique de captation d’héritage ou, pour employer des termes mois crûs, de capitalisation successorale Les Bourbons avancent ainsi remarquablement leur avantage, et d’infante en infante, profitant des règles dynastiques castillanes, présenteront en Philippe d’Anjou un héritier très crédible de la couronne d’Espagne[2]. Les rois de Madrid sont d’ailleurs bien conscients du risque de voir par les femmes les droits à leur succession se disperser dans toutes les cours d’Europe[3]. C’est pour cela qu’ils assortissent les contrats de ces clauses de renonciation, concernant Anne d’Autriche comme plus tard Marie-Thérèse, renonciation qu’on tiendra pour invalide en France, car liée au versement de la fameuse dot.

Au vrai, sans voir si loin, le mariage espagnol était devenu pour les Bourbons presque inévitable. D’une part, la réputation de fécondité des princesses Habsbourg était d’abord une assurance garantissant le « miracle capétien » des accidents dynastiques. D’autre part, la majesté royale imposait aux capétiens une exogamie internationale, qui aboutit à une endogamie familiale[4]. Dissuader de « faire de leurs sujets des rivaux » en faisant « leur femme de leur sujette », les Bourbons ne pouvaient guère éviter l’attraction de la première famille princière d’une chrétienté où, comme le notait un contemporain, « les alliances sont aujourd’hui fort rares ».

Quelles qu’aient été les arrière-pensées et les ambitions particulières qui accompagnèrent les mariages franco-espagnols du XVIIe siècle, il reste qu’une familiarité s’est peu à peu tissée entre les deux couronnes. Le castillan, introduit par Anne d’Autriche, et renforcé du prestige international du Siècle d’Or, est lu et entendu, sinon couramment parlé à la cour de France[5]. Autre symbole de cette fréquentation concrète : la route d’Hendaye, celle même qu’emprunte en décembre 1700 le jeune Philippe d’Anjou parti saisir son royaume en mettant ses pas dans ceux de son grand-père, pour gagner cette frontière de la Bidassoa où quarante ans plus tôt s’était nouée l’une des unions qui amenèrent la succession qu’assumait le nouveau roi. Mais c’était aussi le chemin parcouru encore avant et à rebours par Anne d’Autriche, plus récemment dans le même sens par Marie-Louise d’Orléans, première femme de Charles II, et puis déjà en 1565 par toute la cour derrière Catherine de Médicis, le retour de Bayonne, où Charles IX était venu saluer sa sœur Élisabeth de Valois, femme de Philippe II. Depuis la paix du Cateau, dans l’Europe de la Contre-Réforme, il n’y avait plus d’équilibre sans qu’on s’abouchât par-dessus les Pyrénées. Cent trente-cinq ans plus tard, sur plus d’un mois et demi, avec une lenteur solennelle, en une procession démonstrative marquant chaque étape au long de ce boulevard symbolique, les carrosses du cortège de Philippe V gagnèrent la frontière, que le prince franchit seul, en tant que roi d’Espagne, après avoir abandonné le plus gros de sa suite française[6]. Sur la Bidassoa, bien loi des arrogantes exigences du temps des « excuses d’Espagne », on ménagea, comme en 1660, un franchissement de la frontière strictement respectueux des deux égales dignités monarchiques. Comme variante à la position médiane de l’île des Faisans, on choisit alors de franchir le petit fleuve un peu en amont, au Pas de Béhobie.

Conclusion : chemin de guerre, chemin de paix

Ainsi, dans le décor géographique, la route des traités et des mariages, par Orléans, Poitiers, Saintes, Bordeaux, Mont-de-Marsan, toute de paix damée des Valois jusqu’à l’aube du XVIIIe siècle, répondait au « chemin espagnol », boulevard de guerre longtemps couru par les tercios le long des frontières orientales du royaume. La fin de la grande rivalité franco-espagnole, ce fut au fond le long mûrissement d’un compromis entre deux puissances dont aucune au vrai ne conspira jamais vraiment à l’empire universel. Les mutuelles dénonciations de tyrannie, instrument de polémique, masquaient la recherche permanente d’une harmonie, qui triompha avec les règlements d’Utrecht et de Rastatt en 1713-1714, où d’ailleurs s’est affirmée la notion, née des traités de Westphalie en 1648, d’une Europe équilibrée par le concert des États qui la composaient[7].

Laurent Chéron
Agrégé d’Histoire


[1] Rapporté par F. Cosandey, op. cit, d’où sont extraites les autres citations rapportées infra.

[2] Selon un généalogiste du temps, Louis XIV, descendant de Charles Quint, et déjà noté de cent trente-trois quartiers espagnols, aurait compté comme ancêtre 1575 fois le Cid Campeador (S. Varga, op. cit.)

[3] Les règles de la succession royale en Castille ressortissaient au droit civil général, collationné dans les Partidas, et s’appliquaient aussi aux majorats des Grands. En l’absence d’héritier mâle, les femmes étaient éligibles à la couronne, et pouvaient transmettre leurs droits. Toutefois, ces règles n’étaient pas valables pour l’Aragon, où les femmes ne régnaient pas, même si elles pouvaient faire « pont et planche » en faveur d’un héritier mâle. C’est ce qui permis à Charles Quint d’hériter la couronne d’Aragon de Jeanne-la-Folle. Par la suite, l’absence d’une survivance féminine unique dans la monarchie Très Catholique évita une situation embarrassante. L’instauration de la loi salique par Philippe V en 1713 refonda le jeu dynastique.

[4] Rappelons qu’en 1660, Louis XIV épousa sa cousine, au titre de sa mère Anne d’Autriche, sœur de Philippe IV, père de Marie-Thérèse, mais aussi au titre de son père, puisque l’infante était fille d’Élisabeth de France, sœur de Louis XIII, et femme de Philippe IB.

[5] Curieusement, Philippe d’Anjou devra au moralisme de son éducation fénelonienne, partagée avec le duc de Bourgogne, selon laquelle les langues vulgaires véhiculaient la mauvaise littérature romanesque, d’avoir été privé de son apprentissage (S. Varga, op. cit.).

[6] La lenteur calculée du voyage tenait aussi d’un calcul diplomatique : prudent, Louis XIV voulait qu’on ne pût en rien prendre l’acceptation du testament de Charles II pour une politique du fait accompli. Ainsi laissait-il ouverte jusqu’au bout la porte des négociations. À titre de comparaison, la mort de Charles II, le 1er novembre 1700, avait été connue huit jours plus tard à Versailles. Pour ce qui est de la partie espagnole du trajet, la poste royale castillane passait pour une des meilleures d’Europe au XVIIe siècle. Voir M. Defourneaux, La vie quotidienne en Espagne au Siècle d’or et C. Levantal, La route royale, Le voyage de Philippe V et de ses frères de Sceaux à la frontière d’Espagne (décembre 1700 – janvier 1701) d’après la relation du Mercure Galant.

[7] Grande première, les représentants des États non-belligérants sont invités à Utrecht. Dans ce congrès cosmopolite, le français entame aussi sa carrière de langue diplomatique qu’il conservera jusqu’à la paix de Versailles en 1919.


Publication originale : Laurent Chéron, « La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles », dans Collectif, Actes de la XIXe session du Centre d’Études Historiques (12 au 15 juillet 2012) : Royautés de France et d’Espagne, CEH, Neuves-Maisons, 2013, p. 73-92.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5).

Avant-propos. Le vingtième anniversaire du Centre d’Études Historiques, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

De la Visitation au Centre de l’Étoile : quatre siècles de présence religieuse au Mans, par Gilles Cabaret (p. 37-41).

Le baron de Vuorden. De la cour d’Espagne à la cour de France, par Odile Bordaz (p. 43-55).

► La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles, par Laurent Chéron (p. 73-92) :

Consulter les articles des sessions précédemment publiées :

Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV

Articles de la XXe session (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle

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