Histoire

[CEH] De Colbert au patriotisme économique (2/3)

Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi.

 

Par le Pr. Bernard Barbiche

Professeur émérite à l’Ecole des Chartes

Colbert n’a donc rien inventé. Il est l’héritier, le continuateur des politiques économiques mises en œuvre au cour des règnes antérieurs. Son originalité est de leur avoir donné une ampleur inédite. On peut voir en lui à juste titre un émule de Sully, avec toutefois une différence importance sur laquelle je reviendrai plus loin. Mais observons d’abord les points communs. Ce qui rapproche Colbert de Sully, c’est leur méthode de gouvernement, même si son application a connu quelques variantes de l’un à l’autre. Sully puis Colbert ont fait entrer la France dans une nouvelle époque, celle d’une administration plus exacte et plus rigoureuse. Sully répétait qu’il avait pour objectif le « bon mesnage » des finances publiques. Le mot ménage est passé en Angleterre sous la forme « management », et ce terme est revenu en France au XXe siècle. Sully comme Colbert ont été des experts du « management ». Ils ont été des « managers ». Avec eux, la gestion et la bureaucratie se sont enracinées dans l’administration du royaume. Les anciennes institutions, qui étaient d’essence judiciaire, comme les chambres des comptes ou les bureaux des finances, ont été non pas supprimées mais doublées d’institutions nouvelles, comme les intendants et les subdélégués. On a vu apparaître de nouvelles catégories d’agents de la puissance publique, commis, ingénieurs, inspecteurs, qui se sont juxtaposés aux officiers et aux commissaires, et qui sont à l’origine de ce que nous appelons aujourd’hui les fonctionnaires. Tous deux ont développé l’inquisition fiscale, la réglementation, les enquêtes administratives. Avec Sully puis Colbert, l’axe de l’action gouvernementale s’est donc déplacé. Voyons maintenant comment le dirigisme hérité du premier a été appliqué par le second.

 

Dans le domaine industriel, le nom de Colbert est évidemment lié au développement des manufactures, établissements employant un nombre important d’ouvriers et jouissant d’un monopole accordé par le roi pour la fabrication d’un ou de plusieurs produits bien déterminés avec des débouchés réservés. Colbert, répétons-le, n’a fait là que reprendre et développer une politique déjà tentée par Henri IV, Sully et Laffemas, mais il a donné un caractère systématique à ce mode de production, stimulé par l’aide financière et technique de l’Etat. On distinguait plusieurs sortes de manufactures : celles, très peu nombreuses, qui travaillaient exclusivement pour le roi et la cour, dont elles fournissaient le mobilier (par exemple, la manufacture de tapisseries des Gobelins) et celles qui, sans appartenir au roi, étaient placées sous son contrôle et bénéficiaient de monopoles, de subventions et de privilèges, et qu’on appelait selon les cas manufactures royales ou privilégiées. Les principaux produits concernés étaient les textiles, les articles de luxe, la verrerie (Saint-Gobain) et les armes (Saint-Etienne). La production de ces établissements permettait d’éviter les importations, conformément à la doctrine mercantiliste. Au total, il existait à la fin du XVIIe siècle plus de quatre cents manufactures en France. Ces créations s’accompagnent d’un prodigieux effort législatif et réglementaire destiné à assurer à la production industrielle française la qualité indispensable au développement des exportations.

 

J’ai insisté sur la politique industrielle de Colbert, qui est évidemment la plus connue. Mais il ne faut pas oublier que le colbertisme s’est appliqué à bien d’autres secteurs de la vie économique : l’agriculture et l’élevage (avec la création des grands haras royaux qui font en quelque sorte pendant aux manufactures), les échanges commerciaux (avec le maintien d’un protectionnisme élevé), les finances (avec notamment la vérification des titres de noblesse et le souci de l’équilibre budgétaire, qui ne pourra être maintenu que peu de temps), et surtout la marine et les colonies, avec la création de grandes compagnies de commerce à monopole (Compagnie des Indes orientales, des Indes occidentales, Compagnie du Sénégal, Compagnie du Nord, Compagnie du Levant), autre moyen d’enrichir le royaume avec la mise en place de l’Exclusif, qui réservait à la métropole toute la production des colonies. Là encore, nous n’avons pas affaire à une invention de Colbert, car les premières compagnies maritimes remontent, une fois de plus, à Henri IV (dont nous avons déjà vu qu’il a mené par ailleurs une politique industrielle très volontariste et originale), et elles se sont développées avec Richelieu Mais c’est sur ce point que Colbert se démarque totalement de Sully. Si l’on peut voir en Sully à bien des égards, par ses méthodes dirigistes et autoritaires, sa manie de la réglementation, sa politique financière, un précurseur de Colbert, il faut bien constater que l’un et l’autre ont des vues diamétralement opposées en matière maritime et coloniale, car Sully était viscéralement opposé aux expéditions transatlantiques dont, selon lui, on ne pouvait tirer aucune richesse. Pour lui, les vraies richesses de la France, « ses vrais mines et trésors du Pérou », écrit-il, ce sont le labourage et le pâturage. Un territoire lointain (il s’agit en l’occurrence de la Nouvelle France, du Canada) dépourvu de mines d’or et d’argent ne présentait donc à ses yeux aucun intérêt. Colbert au contraire fut l’artisan d’un effort maritime et colonial considérable, et sur ce point on peut noter que les règnes d’Henri IV et de Louis XIV sont aux antipodes l’un de l’autre : sous le premier Bourbon, c’est le roi qui s’intéresse aux choses de la mer alors que son principal conseiller y est hostile et fait tout pour le contrecarrer. Sous le Roi Soleil au contraire, c’est le ministre qui développe la marine en dépit du désintérêt manifesté par le souverain.

 

Nous venons ainsi de définir une première caractéristique du colbertisme : il s’agit d’une mise en œuvre systématique et de grande ampleur de principes mercantilistes. Mais pour bien comprendre le colbertisme, il faut sortir du domaine proprement économique et commercial. Je rappelle ma définition initiale : système qui repose sur un strict protectionnisme et sur « l’intervention de l’Etat dans tous les domaines ». Le champ d’application du colbertisme est beaucoup plus large que celui du mercantilisme. A côté du colbertisme économique, il existe un colbertisme culturel, qui s’exerçait notamment grâce à la surintendance des bâtiments du roi qui avait dans ses attributions non seulement la construction et l’entretien des résidences royales, mais aussi les manufactures de tapisseries, l’Imprimerie royale, le Jardin des plantes. Le surintendant avait autorité sur les artistes, peintres, sculpteurs, décorateurs, tapissiers qui étaient directement employés par le roi ou recevaient de lui des pensions. Il organisait les fêtes royales. Par ailleurs, l’un des secrétaires d’Etat, celui qui était chargé de la Maison du roi, avait la tutelle des académies, Académie française, Académie des inscriptions, Académie des sciences. Il contrôlait les sociétés savantes et les spectacles donnés à Paris et à la cour par l’Académie royale de musique (l’Opéra), la Comédie-Française, la Comédie italienne, la Musique du roi. Les activités de l’art et de l’esprit, comme les activités économiques, étaient soumises à l’interventionnisme de l’Etat. Marc Fumaroli voit dans cette organisation la préfiguration de « l’Etat culturel » (L’Etat culturel : une religion moderne, 1991) instauré au début de la Ve République avec la création par André Malraux en 1958 du ministère de la Culture et l’apparition des chantiers présidentiels (le Centre Pompidou, le Musée d’Orsay, le Louvre et la Bibliothèque nationale de France, le Musée des arts premiers, aujourd’hui la Maison de l’histoire de France). C’est là une composante essentielle, quoique trop souvent oubliée, du colbertisme. Il faut rappeler ici que Colbert n’était pas seulement contrôleur général des finances ; il était aussi surintendant des bâtiments, comme Sully l’avait été avant lui, et secrétaire d’Etat de la Maison du roi ; il avait donc la haute main sur la politique artistique et culturelle de Louis XIV.

Centre d’Etudes Historiques

1661, la prise de pouvoir par Louis XIV.

 Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)

 

 Communications précédentes :

Préface : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/ histoire /2653-ceh-xviiie-session-preface-de-monseigneur-le-duc-d-anjou

Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos

 La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (2/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2664-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2684-ceh-la-rupture-de-1661-3-4

De Colbert au patriotisme économique (1/3): http://civilisation/histoire/2691-ceh-de-colbert-au-patriotisme-economique

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