Histoire

Considérations sur la France : « De la destruction violente de l’espèce humaine. »

[Au fil des classiques Série Joseph de Maistre – 5]

Paul de Beaulias– Au fil des classiques

Série Joseph de Maistre

Maistre, Joseph de (1753-1821). Œuvres complètes de J. de Maistre (Nouvelle édition contenant  les œuvres posthumes et toute sa correspondance inédite). 1884-1886

Articles précédents: 

1-Joseph de Maistre, une figure traditionnelle prise dans les tourments de l’époque

2- Joseph de Maistre vu par son fils 

3- Introduction et chapitre I « Des révolutions » [Considérations sur la France-1]

4- Chapitre II « Conjectures sur les voies de la Providence dans la révolution française »[Considérations sur la France-2]

  • Chapitre III « De la destruction violente de l’espèce humaine. »

Dans ce chapitre Joseph de Maistre va développer une thèse qui reste prégnante dans les pensées contemporaines, celle que la guerre est l’état habituel du genre humain :

 «L’histoire prouve malheureusement que la guerre est l’état habituel du genre humain dans un certain sens ; c’est-à-dire, que le sang humain doit couler sans interruption sur le globe, ici où là ; et que la paix, pour chaque nation, n’est qu’un répit.  »[1]

Ce genre d’idée reste prégnante à l’heure actuelle, et semble aussi puiser quelque part aux pensées modernes qui veulent commencer à voir la guerre comme le moteur de l’histoire, ou du moins comme l’état normal de l’humanité. Vu l’époque où il vécut, nous pouvons comprendre que l’on en vienne à se persuader de cette thèse. Il va d’ailleurs entamer une litanie de toutes les guerres de l’histoire connues de France, avec des chiffres de nombres de morts  – souvent inexacts et à la pelle, en ligne avec les connaissances historiques du moment – comme pour convaincre que le monde est toujours en guerre. Ce genre de procédé est intéressant, car il serait tout aussi aisé de citer toutes les périodes de paix, et la litanie en serait encore plus longue. Il dit justement qu’à toute époque il y a un endroit du globe où l’on se fait la guerre, mais nous pourrions aussi dire qu’à tout moment quelque part sur le globe, il y a la paix, et parfois très durable.

Le raisonnement de ce chapitre pose ainsi problème en voulant voir une sorte de toute guerre, bien dans l’esprit de son temps en ce sens, avec aussi cette tendance à toujours vouloir découvrir des lois historiques, comme si les guerres devaient revenir à échéance régulière, ou du moins selon certaines lois qui les rendraient prévisibles, dans cette tournure typique des esprits de son siècle[2] :

«  Si l’on avait des tables de massacres comme on a des tables météorologiques, qui sait si l’on n’en découvrirait point la loi au bout de quelques siècles d’observation (1) ?»[3]

Il a raison en ce sens que la loi qu’il voit est au fond que les désordres des mœurs, de la morale et dans la société conduit à la guerre qui agit comme une sorte de purification, et en cela il a souvent raison, même si on peut imaginer tout autant que ce genre de civilisation décadente disparaisse sans guerres, mais dans la dhimittude envers une autre civilisation toujours vigoureuse. L’erreur consiste de vouloir systématiser le lien entre décadence et guerre, et entre carnage et population :

 « D’abord lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangreneux qui suivent l’excès de la civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang; »[4]

« Ce que nous savons, c’est que l’extrême carnage s’allie souvent avec l’extrême population, »[5]

Si la seconde affirmation n’est pas strictement fausse, puisqu’elle admet la possibilité de la disjonction des deux conditions, la première affirmation pose un grand problème : elle sous-entend qu’une fois la décadence là, la seule façon de « retremper » c’est dans le sang. L’argumentation glisse légèrement, et de la nécessaire guerre qui arrive d’un désordre qui conduit inexorablement à la guerre – dont la définition est peut-être d’ailleurs le manque d’ordre -, ce qui est vrai à condition aussi de ne pas réduire le concept de guerre à la violence physique sanglante, parler de « retremper dans le sang » semble signifier qu’une fois une décadence de ce type remarquée et comprise, il faudrait activement faire la guerre pour retremper les âmes. Joseph de Maistre pense évidemment à la Providence, qui punit ces désordres, mais il semble aller, à notre sens, trop loin, car ces punitions sont au fond la simple conséquence de désordres, mais ce n’est certainement pas Dieu qui impose la guerre et le sang, car il ne saurait être cause de désordre. Inversement, il est tout à fait possible de restaurer l’ordre sans passer par la guerre ouverte, en remettant de l’ordre en paix : ce genre d’exemple est peut-être rare dans l’histoire et demande un minimum de restes d’ordre, au sens large, dans la société – moral, social, etc – et il doit être vrai qu’une fois un seuil de désordre atteint, il existe une sorte de point de non-retour, mais dans tous les cas ces conséquences ont leur cause dans le simple mal, c’est-à-dire le manque de biens, de trop d’hommes.

Il voit dans cette logique, ensuite, la guerre comme la condition nécessaire du progrès, même s’il n’use pas du mot. Dans cet aspect encore il subit l’esprit de son temps, qui ne connaissait que l’Europe, et qui croyait presque instinctivement au progrès malgré soi :

Image de l’arbre dont on coupe les branches pour les fruits. « Or les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de guerre. On sait que les nations ne parviennent jamais au plus haut point de grandeur dont elles sont susceptibles, qu’après de longues et sanglantes guerres. »[6]

L’idée est de dire que comme pour un arbre, élaguer permet de mieux faire prospérer les fruits de l’arbre. Le phénomène existe, certes, et de grandes épreuves donnent de grands fruits si elles sont surmontées, mais la guerre et le sang ne sont pas les seules épreuves d’une part, et le génie peut naître en période de paix. Joseph de Maistre ne voit pourtant le génie qu’apparaître dans le sang :

«En un mot, on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie. —Je ne sais si l’on se comprend bien, lorsqu’on dit que les arts sont amis de la paix. Il faudrait an moins s’expliquer, et circonscrire la proposition ; car je ne vois rien de moins pacifiques que les siècles d’Alexandre et de Périclès, d’Auguste, de Léon X et de François Ier, de Louis XIV et de la reine Anne.»

Il a raison et tort en même temps : au fond tout dépend de la définition de la guerre qu’il ne donne pas. Pour Joseph de Maistre, il semble que la guerre se borne aux conflits armés entre les différentes « nations », encore que ce mot soit très flou, et en ce sens on peut admettre que la guerre se trouve presque en continu, mais il faut voir de quelle guerre on parle : souvent une guerre honorable, avec ses règles, et limitée à une certaine frange de la population – les nobles, les citoyens – laissant ainsi au fond un état de paix générale pour le reste de la société, paix et ordre qui permettent de faire fleurir les arts. Joseph de Maistre glisse pourtant aussi vers une définition que l’on pourrait dire « morale » de la guerre : la guerre-désordre, la guerre-fléau, qui conduit aux massacres sans distinction, aux violences révolutionnaires et aux folies du mal. Cette guerre-là pourtant est bien différente de la première, qui est au fond une guerre ordonnée qui parvient ainsi à canaliser et limiter les désordres dus à la guerre, voire parvient parfois à sublimer ces désordres en instituant un ordre chevaleresque, avec des vertus d’honneurs, de parole, d’honnêteté et de vérité. Cette guerre-là n’est plus violente, au sens du viol de l’ordre, ou si peu qu’elle ne tue que ceux qui sont prêts à mourir, et dont globalement les fruits sont plus de paix que de guerre.

La guerre que vise Joseph de Maistre est celle de la guerre-désordre qui s’oppose à la paix-ordre de Dieu sur terre. En ce sens, au fond, la paix et la guerre ne se différencient pas en fonction du conflit armé, mais en fonction du degré d’adéquation à l’ordre divin, et plus l’on s’éloigne de cet ordre, plus le désordre pollue la société, plus la violence et le mal arrivent, et, en dernière instance, révolutions, guerres civiles, massacres, exterminations peuvent arriver, comme conséquence d’un manque de bien – le mal  (pour reprendre l’interprétation classique thomiste) – et d’un manque d’ordre – le désordre. Cette guerre-là ne peut pas donner du génie, puisque seuls le bien et la paix permettent sa production. Mais elle peut effectivement purifier, ou elle peut laisser de grands fruits dans des havres de paix au milieu de la guerre : même dans le pire état de guerre, des havres de paix existent, même si c’est de façon limitée dans le temps et l’espace, et ces havres de paix peuvent être beaucoup plus en paix que la paix décadente où au fond le désordre moyen atteint un degré de plus en plus élevé empêchant de grands fruits par manque de paix. Mais en fin de compte, ce n’est pas la guerre qui produit le génie, mais bien la paix, et il s’agit simplement du fait que parfois cet état de guerre ouvre la possibilité d’havres de paix d’où surgit la restauration à venir. Joseph de Maistre illustre parfaitement cette vérité : dans les affres de la révolution, il a lui-même profité de longues périodes de paix, en Russie ou ailleurs, qui lui ont donné le loisir de produire son œuvre importante aux bons fruits, avec la conscience aiguë du devoir de la restauration. Il n’est pas sûr que Joseph de Maîstre aurait pu donner une telle œuvre s’il était resté dans une société en guerre. Cela est même très peu probable – nous n’avons d’ailleurs que peu d’exemples de ce cas, à part peut-être le testament de Louis XVI et d’écrits royaux, comme la dernière lettre de la Reine, qui témoignent de cette paix retrouvée dans l’attente de la mort du martyre, qui incarne un havre de paix plongé dans les pires désordres.

Cela dit, Joseph de Maistre y voit une sorte de purification divine, de jugement divin devrait-on dire plutôt, et il a raison quand il indique qu’il faut remettre l’ordre pour prévenir le fléau de la guerre en son sens moral :

«Il n’y a qu’un moyen de comprimer le fléau de la guerre, c’est de comprimer les désordres qui amènent cette terrible purification.  »[7]

Puis, il redit une grande vérité catholique de la rémission des pêchés avec un sang innocent, sans s’étendre :

 « Je sens bien que, dans toutes ces considérations, nous sommes continuellement assaillis par le tableau si fatigant des innocents qui périssent avec les coupables. Mais, sans nous enfoncer dans cette question qui tient à tout ce qu’il y a de plus profond, on peut la considérer seulement dans son rapport avec le dogme universel, et aussi ancien que le monde, de la réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables. »[8]

Sauf qu’il ne faudrait pas croire, comme on pourrait le comprendre, que les innocents « paient » pour les coupables : non, les innocents qui le veulent – le Christ en tête- se sacrifient par charité pour sauver les coupables, et c’est là que se trouve toute la beauté de la religion universelle. Sacrifices qui peuvent être autant charnels que spirituels, par la prière, le dévouement et les oraisons, sacrifices qui convertissent les cœurs :

 « On demande quelquefois à quoi servent ces austérités terribles, pratiquées par certains ordres religieux, et qui sont aussi des dévouements ; autant vouloir précisément demander à quoi sert le christianisme, puisqu’il repose tout entier sur ce même dogme agrandi, de l’innocence payant pour le crime. »[9]

Joseph de Maistre a ainsi essentiellement raison, mais il montre dans ce chapitre une certaine tendance à broyer du noir et peindre les choses en noir – et effectivement son époque est très noire comme il la décrit lui-même :

« Il n’y a que violence dans l’univers ; mais nous sommes hâtés par la philosophie moderne, qui a dit que tout est bien, tandis que le mal a tout souillé, et que, dans un sens très-vrai, tout est mal, puisque rien n’est à sa place. »

Même dans les ténèbres, cependant, havres de paix et lumières sont là. D’où l’espérance, d’où la joie. Et les innocents ne paient au fond pas, puisqu’ils vont au paradis, et mieux vaut mourir l’esprit tranquille avec la sérénité du juste, que survivre avec les souffrances d’avoir du sang, des vices et des horreurs sur l’innocent. Joseph de Maistre a raison, mais le flou sur la définition de guerre, et certaines tendances invisibles à pencher pour l’air de son temps, qu’il abhorre, conduisent à donner un certain esprit défaitiste, ou du moins à donner cette impression, avec la résignation à la guerre et au sang des innocents.

Nous ne pouvons néanmoins percer la Providence et connaître ces lois, en particulier pour la violence : Joseph de Maistre pouvait voir de son époque les choses de cette façon, mais l’histoire montre aussi l’exemple contraire. Le Japon médiéval de l’ère Edo est resté 270 ans en paix parfaite, et la civilisation fleurit comme jamais, sans pour autant qu’elle rentre dans un cycle de décadence au point que le Japon réussit à surmonter l’épreuve de l’agression occidentale sans se faire broyer comme beaucoup d’ autres pays du globe, grâce à des efforts de générations et de générations de japonais qui restaurèrent pendant cette paix une paix encore plus paisible, en cultivant esprit de la tradition et restauration de l’esprit bon originel. Ce n’est qu’un exemple, mais significatif : paix et guerre ne sont pas des états binaires en moral, et la paix-ordre n’est jamais suffisamment atteinte et cultivée, et la guerre-désordre un élément d’inquiétudes. Les explosions de la guerre dans le sang viennent souvent de la révélation d’un état de guerre déjà présent, par le manque de volontés restauratrices dans les temps paisibles, et par un désordre rampant de la décadence humaine.

La révolution, parangon du désordre, est la conséquence du grand désordre, est ainsi au fond une conséquence tout à fait morale, comme punition de tous ces désordres.

Pour finir, laissons la parole à Joseph de Maistre, qui expose le bon esprit pour réfléchir, faire de l’histoire et interpréter en tant qu’homme, qui possède toujours des savoirs, des connaissances et une sensibilité limités :

 « Jamais nous ne verrons tout pendant notre voyage, et souvent nous nous tromperons ; mais dans toutes les sciences possibles, exceptées les sciences exactes, ne sommes-nous pas réduits à conjecturer? Et si nos conjectures sont plausibles, si elles ont pour elle l’analogie, si elles s’appuient sur des idées universelles, si surtout elles sont consolantes et propres à nous rendre meilleurs, que leur manque-t-il ? Si elles ne sont pas vraies, elles sont bonnes ; ou plutôt, puisqu’elles sont bonnes, ne sont-elles pas vraies ? »[10]

Il admet son erreur, et autorise ainsi la critique bienveillante, tout en rappelant que l’essentiel est de rechercher honnêtement la vérité, et le bon. C’est pourquoi il n’est pas mauvais, voire même bon de tenter de conjecturer quand nos savoirs objectifs arrivent à leur limite si les conclusions sont non seulement plausibles, mais bonnes et vraies. Ces conjectures ouvrent la discussion et appellent la considération bienveillante mais critique, qui permet d’interroger, et de faire réfléchir et d’avancer vers la vérité. Joseph de Maistre se trouve ainsi parfaitement dans la recherche traditionnelle de la vérité, sensible au beau et au vrai ; les sciences n’étant là que pour cette fin et cette réalité supérieure que l’on appelle aussi Dieu.

[1] Ibid, p.28

[2]  Il use d’ailleurs dans chapitre de mots comme islamisme ou croisade, montrant que dès son époque certains lieux communs historiques à travers des mots anachroniques pour l’époque désignée sont déjà usés

[3] Ibid, p.34

[4] Ibid, p.35

[5] Ibid, p.35

[6] Ibid, p.36

[7] Ibid, p.37

[8] Ibid, p.38

[9] Ibid, p.39

[10] Ibid, p.40

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