Histoire

Il y a deux cents dix ans, le 8 février 1807 : Napoléon remportait la défaite d’Eylau

Ou, si l’on préfère, perdait la victoire d’Eylau. Peu de batailles ont, en effet, dans l’Histoire, autant exprimé les contradictions des belligérants et se sont soldées par un résultat aussi ambigu permettant à chacun de crier victoire tout en admettant qu’elle était trop cher payée.

      Dans La chambre noire de Longwood (1997), Jean-Paul Kauffmann revient, avec une sorte de sereine stupeur, sur cet épisode des campagnes napoléoniennes, rappelant que, parmi les innombrables batailles livrées durant le Ier Empire, celle d’Eylau faisait l’objet d’une sorte de tabou dans les propos tenus à Sainte-Hélène par l’empereur déchu : « le nom que Napoléon ne peut prononcer. Sujet défendu, bataille censurée (…) Elle annonce le désastre de Waterloo, (elle) constitue le début de l’énigme, l’origine de la faute. »

     Fasciné par celles-ci, le même auteur poursuivit, presque dix ans plus tard, ses investigations, cette fois sur place. Il leur consacra un ouvrage entier, Outre-Terre, avec pour sous-titre, Voyage à Eylau (2016). Points de départ : d’abord, à quarante kilomètres au nord, cette étonnante ville de Königsberg, ancienne capitale des chevaliers teutoniques, résidence exclusive d’Emmanuel Kant, devenue Kaliningrad en 1946 par la vertu de l’oppresseur soviétique et demeurant debout, malgré les transformations subies, comme un reproche muet de l’Histoire ; ensuite le tableau du baron Antoine-Jean Gros, Le cimetière d’Eylau, peint en 1808. Une œuvre très surprenante pour une commande officielle, déjà par son titre, qui suggère l’hécatombe et joue entre la vue du site et le sort de la bataille, ensuite par sa figuration de Napoléon, blême, hagard, effaré et, plus encore, absent, les yeux presque révulsés, incapables de regard, tendant une main dans le vide, ignorant de la souffrance qui se déploie autour et pourtant impliqué à titre essentiel, comme malgré lui. Dédaignant aussi Murat, curieusement empanaché et armé comme un prince oriental, mais dont la charge massive, sans précédent dans l’histoire militaire, d’abord commandée par Emmanuel de Grouchy (le futur « traître de Waterloo ») puis par le comte Alphonse-Henri d’Hautpoul (le frère du futur gouverneur du duc de Bordeaux à Prague) et, enfin, par le général Jean-Baptiste Milhaud, aura fortement contribué au sort de la bataille. À un moment où Napoléon, complètement décontenancé, fut bien proche d’être capturé par l’ennemi. Comme Darius III par les troupes d’un autre Alexandre, à la bataille d’Issos (333 av. J-C).

     Lisons encore Kauffmann, qui a multiplié les sources écrites comme les témoignages issus de la tradition orale, encore vivace chez les Russes : « Dix mille cavaliers, rassemblés à la hâte, s’apprêtent à fondre sur le centre russe (…) Manœuvre audacieuse s’il en fut jamais. » Qui ne suffit pas : Napoléon doit encore ordonner l’intervention des cuirassiers de la Garde, dont font partie les mamelouks égyptiens, ancêtres militaires des Sénégalais de 1914 et des Harkis de la guerre d’Algérie, jeunes garçons sacrifiés sans raison à des massacres qui ne les concernaient guère. Gros a su leur rendre hommage à travers le portrait de Roustam, représenté à l’extrême gauche de sa composition, reconnaissable à son turban blanc et faisant pendant au trop brillant Murat.

    La renommée du tableau tient sans doute, sur le plan artistique, à sa préfiguration de ce que sera, un siècle plus tard, le surréalisme, qu’André Breton définirait comme « la dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » Que traduit superbement cette neige dont Gros a réussi à exprimer la tragique noirceur sous le blanc apparent. Et, sur le plan politique, à un incontestable affranchissement de l’artiste du carcan thuriféraire d’ordinaire imposé par son maître, tel qu’il s’exprima par exemple dans Les pestiférés de Jaffa (1804), sommet de l’imposture – Bonaparte ne vint jamais à Jaffa et laissa ses soldats mourir dans les pires conditions. Ici encore réside un des mystères d’Eylau.

    Fait exceptionnel, Napoléon demeura ensuite huit jours sur le lieu de la bataille, pour montrer et peut-être se persuader qu’il était bien le vainqueur. Probablement aussi pour méditer sur la signification de cette campagne de Pologne, de cet enchaînement, que l’on devine déjà sans fin, de batailles apparemment victorieuses mais qui ne font qu’annoncer la défaite finale. En eut-il la prémonition à Eylau ?

    Si Alexandre Dumas s’est tenu à l’écart, Chateaubriand, Lamartine, Nerval ont évoqué cette bataille comme une sorte de cauchemar dans l’époque romantique. Victor Hugo lui a consacré un poème en hommage à son grand-oncle colonel, Louis-Joseph, qui participa aux combats : 

« Aux canons se mêlait une fanfare altière,

Et les bombes pleuvaient sur notre cimetière,

Comme si l’on cherchait à tuer les tombeaux. »

    Honoré de Balzac en tira l’histoire du colonel Chabert, ce mort-vivant, à lui seul symbole de tout ce que fut la bataille d’Eylau.

    L’historien anonyme qui a rédigé l’ouvrage signé par Laurent Joffrin, Les batailles de Napoléon (2000), insiste à juste titre sur le lamentable service sanitaire aux armées, soulignant que Napoléon le déplorait mais ne faisait rien pour l’améliorer. L’horreur d’Eylau n’y changea rien, même s’il est faux que l’empereur déclara, en apprenant l’énormité des pertes (quatorze mille hommes dans le camp français, vingt-trois mille chez l’ennemi), « une seule nuit de Paris réparera tout cela. »  Il aurait pu le dire : les fausses citations nous en apprennent parfois davantage sur la réalité des personnages que les vraies, ciselées pour devenir publiques.

    Sur le plan stratégique, Eylau, que les Russes regardent aussi comme une victoire, n’aura servi à rien. La bataille décisive se tiendra six jours plus tard à Friedland, à moins de trente kilomètres au nord-est. Écrasante victoire cette fois, contraignant Alexandre à demander l’armistice. S’ensuivra la rencontre de Tilsitt, le 7 juillet sur une île du Niémen, dont Napoléon fera grand cas : « la nouvelle frontière du monde ». La Russie devient même l’alliée de la France. Pour peu de temps, donnant une fois encore raison par avance à Paul Valéry : « la guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui, eux, se connaissent mais ne se massacrent pas. »

 Daniel de Montplaisir

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