Histoire

Il y a 190 ans, la condamnation des décembristes illustrait la bêtise du totalitarisme

En juillet 1826, la condamnation des décembristes illustrait la bêtise du totalitarisme

Mort le 1er décembre 1825, le tsar Alexandre laissait un régime affaibli par ses crises de mysticisme et par l’indétermination pesant sur sa succession.

Après avoir été l’architecte en chef de l’Europe postnapoléonienne et séduit toutes les élites du continent, il s’était peu à peu désintéressé des affaires publiques et évoquait souvent sa probable abdication.

N’ayant eu que deux filles, d’ailleurs mortes en bas âge, ce qui l’avait beaucoup affecté, son héritier « nécessaire » était devenu son frère Constantin, dont il réprouvait la vie de famille comptant un divorce – appelé « annulation de mariage » par la grâce de l’obligeance de l’Église envers les puissants – suivi d’un remariage morganatique. En outre Constantin ne manifestait que peu d’attrait pour le pouvoir et, conformément à un testament d’Alexandre tenu secret, estimait qu’il avait d’avance renoncé au trône, ce que contestait son frère Nicolas. Comme l’a écrit la comtesse Charles Nesselrode, le ministre des Affaires étrangères, « L’histoire n’offre point d’exemple de deux frères qui se rejettent une couronne comme un ballon. » Etéocle et Polynice à l’envers. De sorte que, pendant plus de trois semaines – une éternité pour un système de gouvernement résidant tout entier dans la seule personne du monarque – la Russie demeura sans souverain avant que Nicolas ne se résigne à accepter le pouvoir.

À peine avait-il pris sa décision qu’un courrier arriva à Saint-Pétersbourg l’informant de l’existence d’un complot ourdi au sein même de l’armée par de jeunes officiers. Leur objectif consistait à profiter de l’interrègne pour instaurer un régime constitutionnel inspiré de celui en vigueur en France depuis 1814 et dont Alexandre aurait d’ailleurs, plus ou moins, caressé l’idée.

Mais Nicolas souffrait de son impréparation aux affaires. Bien qu’il eût voulu faire de lui son successeur, Alexandre ne l’avait jamais associé à la gestion des affaires publiques : n’ayant jamais participé à aucun conseil, le nouveau tsar redoutait maintenant de ne pouvoir remplir sa mission avec compétence.

Le genre de complexe qui fait mauvais ménage avec le pouvoir absolu et qui dérive souvent en crise plus ou moins aigüe de paranoïa.

L’incapacité de dialoguer constitue en effet la principale faiblesse des régimes autoritaires. Du côté des conservateurs comme des réformateurs, seule une épreuve de force pouvait emporter la décision. Une insurrection armée éclata le jour même de la prise de fonction de Nicolas, le 26 décembre, et mal préparée, fut durement réprimée. Toutefois, plus de deux mille officiers et soldats refusèrent de prêter le serment traditionnel au nouveau monarque. Ce n’était pas encore une révolution mais déjà plus qu’une révolte.

On en rechercha donc immédiatement et très activement les « meneurs ». Autre caractéristique des régimes autoritaires : châtier les symptômes plutôt que de traiter le mal. Le tsar dirigea lui-même, pendant six mois, la commission d’enquête. Passa ainsi devant lui une bonne partie de la fine fleur de la jeune noblesse russe : des officiers qui s’étaient, lors de l’occupation de la France, liés avec des intellectuels parisiens nourris de Montesquieu, de Voltaire, de Benjamin Constant, de Châteaubriand… et qui avaient formé deux sociétés secrètes, l’une s’orientant vers une monarchie constitutionnelle, l’autre davantage tentée par les charmes d’une république aristocratique et conservatrice.

Cent vingt hommes au total furent inculpés de « crime contre la sûreté de l’État » et traduits devant une juridiction spécialement créée pour l’occasion, par un décret impérial du 1er juin 1826. Traduits mais non pas déférés : les accusés ne furent pas entendus et encore moins invités à présenter une défense. Comme disait Couthon, le complice de Robespierre au sein du Comité de salut public, « si l’accusé est innocent, il n’a pas besoin de défenseur et s’il est coupable, il n’y a pas droit » : toutes les tyrannies se ressemblent.

Le tribunal travailla dans un total secret, sans avocats et sans public. Ce qui, sans rire, fit écrire au général Alexander von Benckendorff, le fondateur et le premier chef de la police secrète, dans son Historiographie de la Russie (1830), « Jamais encore la Russie n’avait connu de cour judicaire mieux faite pour inspirer confiance et munie d’une plus grande indépendance. »

Les juges rendirent leur verdict au bout d’un mois, distinguant plusieurs niveaux de crime, seul le premier entraînant la peine de mort, les autres peines allant du bagne à perpétuité à la simple dégradation.

La vieille aristocratie russe, bien que déjà acquise à la prononciation de peines sévères, fut néanmoins consternée par le verdict : chose aujourd’hui étonnante, la peine de mort, bien que non abrogée, n’était plus pratiquée en Russie depuis le règne (1742-1762) d’Elisabeth. Mais, comme l’a écrit Henri Troyat, « la disposition ancestrale du peuple russe au fatalisme l’incline, mieux encore que la religion, à la résignation et à l’obéissance. »

Les condamnés à mort ne sont cependant que cinq : Pavel Ivanovitch Pestel, officier, 33 ans ; Kondrati Ryleïev, poète, 31 ans ; Mikhaïl Bestoujev Rioumine, officier, 25 ans ; Sergueï Ivanovitch Mouraviov Apostol, officier, 50 ans ; Piotr Grigorievitch Kakhovsky, officier, 29 ans. Tous membres actifs ou dirigeants des sociétés secrètes mentionnées plus haut.

Leur exécution, le 13 juillet 1826, tourna à la fois au supplice et à la mascarade : faute de bourreau russe, on en fit venir un de Suède qui ne comprenait pas la langue ; le gibet, dressé sur l’esplanade de la forteresse Saint-Pierre et Saint-Paul, fut mal réalisé et la trappe ne s’ouvrait pas ; trois des cinq cordes cassèrent sous le poids des corps, qui chutèrent et se brisèrent les jambes ; on ne trouva pas avant plusieurs heures de corde de rechange… Le dernier condamné s’exclama : « malheureux pays où l’on ne sait même pas pendre ! »

Malheureux pays en effet que ses maîtres, avec l’appui de la dernière Église chrétienne obscurantiste et totalement inféodée au pouvoir, allaient tenter, pendant encore quatre-vingts ans, de maintenir dans un sous-développement politique, social, intellectuel et même économique.

Le caractère quelque peu romantique, et naïf, de l’insurrection des décembristes inspira les écrivains, notamment Alexandre Dumas, dans Le maître d’armes  (1840) – ce qui valut à son auteur, bien des années plus tard, le rare plaisir de rencontrer un des héros de son roman –, Léon Tolstoï, pour Les décembristes, rédigé entre 1863 et 1878 mais jamais achevé, et Henri Troyat, dans La lumière des justes (1959).

Il contribua aussi à ce que leur histoire s’ancrât dans la mémoire russe pendant des décennies, et ne fut pas étranger aux révoltes qui s’égrenèrent de 1881 à 1905, notamment la mutinerie du cuirasser Potemkine à Odessa.

La Révolution d’octobre elle-même compta, à ses débuts, bien des ingrédients romantiques liés aux idéaux de liberté et de résistance à l’arbitraire.

Tournant ensuite le dos à ce qu’André Malraux appelait « l’illusion lyrique », la révolution transformée en terreur partisane et étatique, le régime soviétique dépasserait, lors des procès de Moscou de 1936 à 1938, tout ce que l’on pouvait imaginer en sanglante pitrerie judicaire, par laquelle on reconnaît avec certitude la bêtise ordinaire du totalitarisme.

Daniel de Montplaisir

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