Histoire

Il y a 600 et 110 ans, d’Azincourt à Trafalgar

Le 25 octobre 1415 et 21 octobre 1805, d’Azincourt à Trafalgar

   Trois jours d’intervalle, en terme d’anniversaire, mais près de quatre siècles séparent la bataille d’Azincourt de celle de Trafalgar. Aucun rapport entre les deux pourrait-on dire, si ce n’est, bien sûr, qu’elles constituent, avec Crécy et Waterloo, les plus sévères défaites de la France devant l’Angleterre. Encore que la victoire de Waterloo fut prussienne autant qu’anglaise.

   Ces deux batailles présentent cependant un point commun : outre « la fatalité de l’an XV » que certains historiens ont cru repérer concernant la première, elles reflètent l’une et l’autre l’incroyable impréparation tactique dont souffre régulièrement l’armée française quand la nation est justement en train de franchir un tournant de son histoire. Elles comportent aussi une énorme différence, qui tient à la distinction fondamentale entre régime monarchique et autre régime : Azincourt, accident de parcours, effroyable mais réparable, n’oblitère le futur que pour un certain temps et son souvenir se dissoudra dans un succès, lui définitif ; Trafalgar, bien au contraire, condamne, dès le départ, un système fondé sur l’illusion et le mensonge.

    À sa mort, en 1380, Charles V «  le Sage » avait laissé un royaume pacifié et prospère. Certes le vieux contentieux territorial avec l’Angleterre restait vivant dans les esprits et de fréquentes escarmouches opposaient Français et Anglo-Aquitains, la Guyenne demeurant, avec Calais, la seule possession anglaise après les reconquêtes de Du Guesclin.

    Le nouveau roi, encore sain d’esprit mais âgé seulement de douze ans,  « gouvernait »  sous l’étroite tutelle de ses oncles qui, en réalité, ne songeaient qu’à nourrir leurs querelles personnelles et à piller le trésor royal : Fouché et Talleyrand en 1815… Les princes rivalisant dans l’art du gaspillage, la société seigneuriale du temps ressemblait un peu à quelque «  Belle Époque » ou « Années folles », inconsciente des dangers qui la guettaient. À vingt ans, Charles VI entendait reprendre les choses en mains mais une première crise de démence le submergea en 1392. 

   Les finances du royaume épuisées, on augmenta considérablement les impôts afin de pourvoir aux coûteuses fêtes de l’aristocratie, dans une France qui pouvait aussi se comparer au bas-Empire romain tel que revu par les péplums d’Hollywood. Tandis que les puissants accumulaient les privilèges et se dispersaient en orgies, le peuple étouffait sous la surpression fiscale, les corvées, le mépris, le corset ecclésiastique, débauché au palais mais impitoyable de moralité dans les campagnes, et surtout la rivalité entre deux princes, Philippe II duc de Bourgogne, cousin du roi en tant que fils de Jean II le Bon, et Louis duc d’Orléans, frère cadet du roi. Chacun fut à son tour assassiné par le camp adversaire, le premier en 1404, le deuxième en 1407. Dès lors, le choc de deux ambitions personnelles dériva en guerre civile sur fonds de révoltes provinciales : Armagnacs – car l’épouse du nouveau duc d’Orléans, Charles, venait de cette région – contre Bourguignons ; puis en totale anarchie dévastant le royaume.

     Depuis Londres, Henri V de Lancastre, monté sur le trône en 1413, ne perdait rien des luttes intestines qui affaiblissaient la France et qui, lui, l’incitaient à rêver d’une revanche. Ses préparatifs de guerre surprirent le fantomatique gouvernement de Charles VI. Toutefois, le succès du débarquement anglais et la prise d’Harfleur, afin de s’ouvrir la route de la Normandie, quoique sans réaction française, ne suffirent pas à décider le prudent roi d’Angleterre d’aller plus loin : ses troupes manquaient de vivres et des épidémies les amenuisaient. Il chercha donc à joindre Calais, anglaise depuis 1347, afin de se réembarquer. Entretemps, Charles VI sorti  de son apathie, parvint, tant bien que mal, à rassembler une armée à Rouen afin de couper la route aux Anglais. Judicieuse stratégie : il suffirait de fondre sur le flanc de ces troupes affamées, malades, démoralisées et en considérable infériorité numérique pour «  bouter l’Anglais hors de France. »

   Henri V disposait, au mieux, de 6000 hommes valides (sur 9000) dont 5000 archers. L’armée du roi de France, forte de 18 000 hommes, comptait plus de 4000 chevaliers, censés emporter rapidement la décision par une charge contre des archers à pied, comparable à ce que seraient celles des panzers en 1940 contre des fantassins baïonnette au canon. L’histoire militaire est un éternel recommencement mais avec des résultats souvent contradictoires, d’où les multiples bévues commises par les états-majors.

    Dès l’abord, on comprend que ce qui manquait avant tout au dispositif français, c’était un commandement unique. Le connétable de France, Charles Ier d’Albert, ne possédait pas de véritable autorité sur les grands féodaux soucieux d’étaler leur bravoure sans souci de coordination ou de complémentarité. 

    Le jeudi 24 octobre au soir, sous une pluie intense, les deux armées se trouvèrent face à face entre les bois d’Azincourt et de Tramecourt. Henri V, conscient de son infériorité, voulut éviter la bataille et engagea des négociations, proposant notamment de rendre Harfleur et de renoncer à la couronne de France si on le laissait poursuivre sa route jusqu’à Calais. Mais les chevaliers français désiraient violemment en découdre. Il était dix heures du matin. Dans le sol fangeux et détrempé, les chevaliers français s’embourbèrent et reçurent, sans avoir pu atteindre les rangs ennemis, un déluge de flèches qui les désarçonnèrent et  abattirent leurs chevaux. C’est pourquoi, certains historiens militaires regardent Azincourt comme la première bataille moderne, en ce sens qu’elle substituait à la traditionnelle mêlée féodale l’usage des armes à distance. Un peu moins de quarante ans plus tard, la bataille de Castillon, en 1453, confirmerait cette analyse, les flèches étant cette fois remplacées par les boulets de canon des frères Bureau hachant menue la fine fleur de la chevalerie anglaise.

     Les conséquences d’Azincourt furent terribles : l’élite du royaume avait laissé sa vie sur le champ de bataille et la France, désormais privée de cadres et dirigée par un roi qui n’était lucide que durant de brefs moments, semblait devoir achever sa course souveraine le 21 mai 1420 avec la signature du traité de Troyes.

   Et c’est ici qu’intervint la force la Légitimité, avec « le petit roi de Bourges », Jeanne d’Arc, Charles VII à Reims et, finalement, Castillon, qui mit fin à la guerre de Cent-Ans en même temps qu’au Moyen-Âge.

   Trafalgar, au contraire, signala immédiatement la condamnation de la France de Napoléon. Celle-ci, dépourvue de marine – le reste ayant été détruit en 1798 à Aboukir puis, en 1809, au large de Rochefort  – ne put jamais rétablir sa puissance, en dépit de toutes ces victoires terrestres qui ne faisaient que préparer l’inévitable défaite finale. Ce que comprirent à peu près toutes les cours d’Europe, attendant, stoïques, la chute trop prévisible de l’Aigle.

    Il n’y a d’ailleurs qu’en France que des historiens républicains, pensent, ou feignent de penser, le contraire.

Daniel de Montplaisir

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.