CivilisationLes chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

De l’hérésie

                               

                            Le mot d’hérésie semblait être tombé en désuétude, ceci depuis des décennies, alors que la société avait fait le choix de la tolérance absolue et que l’Eglise lui avait emboîté le pas en ouvrant tout grand portes et fenêtres. Au sens strict du terme, l’hérésie, en grec, signifie le choix. L’hérétique choisit donc une voie, mais qui le détourne de cette, officielle, tracée par une doctrine et par des dogmes reconnus comme vrais. Il ne suffit pas de choisir pour être hérétique et il ne suffit pas d’être hérétique pour opérer le bon choix !

                            Soudain, alors que le monde a perdu tout repère en ce qui regarde des valeurs fixes et acceptées comme telles, et tandis que l’Eglise a perdu de son autorité, a affaibli la force du magistère et de la tradition, les hérésies montrent de nouveau leurs cornes en plein jour et les hérétiques sont plus nombreux que les croyants. Plus que jamais, l’esprit humain, devant des donnés intrinsèquement homogènes, a la tentation de briser cette unité en éliminant ce qui ne lui convient pas pour des raisons politiques, sociologiques, intellectuelles ou religieuses. Chacun se crée son propre corpus d’opinions, plus ou moins rationnelles ou disparates, corpus qui, lui-même, n’est pas fixe car son contenu est sans cesse renouvelé par les humeurs du moment et par les modes. Le milieu ecclésiastique, notamment dans sa hiérarchie, n’échappe guère à la règle, et divague tout autant que le reste du troupeau en affirmant comme vrai aujourd’hui ce qui était condamné hier, ou en relativisant des vérités tenues comme telles depuis deux mille ans grâce à la Révélation.

                            L’université de Paris, centre intellectuel de la foi au Moyen-Age, fut l’arène, aux XII ème et XIII ème siècles, de tous les combats menés par l’orthodoxie contre les hérésies. Rien de nouveau sous le soleil pourtant, puisque saint Augustin, -provenant lui-même avant sa conversion de l’hérésie manichéenne-, avait déjà rédigé un Traité sur les hérésies. En fait, aucune hérésie moderne n’est novatrice. Toutes proviennent de souches microbiennes qui ont évolué à certains moments et qui prennent ainsi des apparences diverses sans pour autant que leur fond ne soit réellement révolutionnaire. Beaucoup d’hérétiques contemporains, provocateurs, sont très fiers de leurs découvertes sans réaliser qu’ils sont en fait de piètres imitateurs et donc des intégristes de l’erreur. Certains sont passionnés et réduisent rapidement le monde et sa complexité à leur errance intellectuelle, essayant de tout ramasser dans leur système restreint.

                            Pour être hérétique, vraiment hérétique, le processus n’est pas aussi simple qu’on le croit car il faut persévérer dans ses erreurs et non point simplement les énoncer en passant, de façon un peu étourdie ou irréfléchie. A ce compte, nous serions tous, y compris les plus orthodoxes parmi nous, des hérétiques patentés. Il faut vraiment soutenir avec force et dans la durée une hérésie pour devenir hérétique. Admettons par exemple un religieux, occupant un poste d’autorité, affirmant que le diable n’existe pas comme personne et comme être créé, qu’il n’est que la représentation symbolique issue de l’imagination humaine. Cela pourrait être un propos de table, après un repas trop arrosé. Si le contexte est plus officiel, public, alors l’hérésie pointe son nez, mais elle demeure encore sur le pas de la porte, hésitant à pousser les deux battants. En revanche, si ce même haut gradé religieux récidive quelque temps après, toujours dans un contexte public, alors, il pourra être accusé d’hérésie. L’Eglise est claire à ce sujet, y compris dans la dernière mouture du Catéchisme de l’Eglise catholique :

« L’hérésie est la négation obstinée, après la réception du baptême, d’une vérité qui doit être crue de foi divine et catholique, ou le doute obstiné sur cette vérité. » ( n° 2089) Le Catéchisme du concile de Trente précisait ceci : « Celui qui aura gravé profondément dans son cœur la foi à la vérité de l’Eglise, n’aura pas de peine à éviter le terrible danger de l’hérésie. On n’est pas hérétique par le fait seul qu’on pèche contre la Foi, mais parce qu’on méprise l’autorité de l’Eglise, et qu’on s’attache avec opiniâtreté à des opinions mauvaises. »

Ce caractère de permanence et d’opiniâtreté est le propre de l’hérésie. Il suffit d’ailleurs de soutenir envers et contre tout une seule erreur pour que l’ensemble de la foi soit affectée. Saint Thomas d’Aquin, dans la Somme Théologique II-IIae, qu.5, art.3, conclusion, est très clair :

« L’hérétique qui refuse de croire à un seul article de foi ne garde pas l’habitus de foi, ni de foi formée, ni de foi informe. Cela vient de ce que, dans un habitus quel qu’il soit, l’espèce dépend de ce qu’il y a de formel dans l’objet ; cela enlevé, l’habitus ne peut demeurer dans son espèce. Or, ce qu’il y a de formel en l’objet de foi, c’est la vérité première telle qu’elle est révélée dans les Saintes Écritures et dans l’enseignement de l’Église, qui procède de la Vérité première. Par suite, celui qui n’adhère pas, comme à une règle infaillible et divine, à l’enseignement de l’Église qui procède de la Vérité première révélée dans les Saintes Écritures, celui-là n’a pas l’habitus de la foi. S’il admet des vérités de foi, c’est autrement que par la foi. Comme si quelqu’un garde en son esprit une conclusion sans connaître le moyen qui sert à la démontrer, il est clair qu’il n’en a pas la science, mais seulement une opinion.

En revanche, il est clair aussi que celui qui adhère à l’enseignement de l’Église comme à une règle infaillible, donne son assentiment à tout ce que l’Église enseigne. Autrement, s’il admet ce qu’il veut de ce que l’Église enseigne, et n’admet pas ce qu’il ne veut pas admettre, à partir de ce moment-là il n’adhère plus à l’enseignement de l’Église comme à une règle infaillible, mais à sa propre volonté. Ainsi est-il évident que l’hérétique qui refuse opiniâtrement de croire à un seul article n’est pas prêt à suivre en tout l’enseignement de l’Église ; car s’il n’a pas cette opiniâtreté, il n’est pas déjà hérétique, il est seulement dans l’erreur. Par là il est clair que celui qui est un hérétique opiniâtre à propos d’un seul article, n’a pas la foi à propos des autres articles, mais une certaine opinion dépendant de sa volonté propre. »

                            L’hérésie est donc une erreur pugnace, tenace. L’hérétique, pour le croyant médiéval, est bien pire que l’infidèle ou que le païen. Il est celui qui refuse sciemment et de façon constante la vérité. Notre époque est riche d’hérésies de toutes sortes. Les dénoncer, comme il est du devoir de tout fidèle, n’est plus considéré comme une œuvre pie mais est plutôt regardé comme un signe d’intolérance, de fermeture, de rigidité. Pourtant, la foi ne peut vivre que sur une fondation stable et sûre, à l’abri des changements guidés par les seules consciences personnelles. En grec, hérésie signifie aussi arrachement. Elle est une forme de schisme, même si tous les schismatiques ne sont pas forcément hérétiques. Au XVII ème siècle les Messieurs de Port-Royal et les Jésuites s’accusèrent mutuellement d’hérésie. Pascal, pourtant très dur envers la Compagnie de Jésus, n’alla pas jusqu’à considérer ses adversaires comme d’autres Calvinistes. Il avait bien compris que l’hérésie, et souvent le schisme qui en découle, réclame de la part de celui qui la prononce une pleine conscience et le désir de se hisser plus haut que la doctrine reçue.

                            Notre temps est celui du relativisme dans tous les domaines. Il n’est pas étonnant que la foi soit une cible privilégiée. En revanche, il est plus surprenant de constater que ceux qui ont reçu la charge de la maintenir intacte sont parfois les premiers à l’entailler et à la défigurer. Il est alors nécessaire de se tourner vers le dépôt intangible de la Tradition pour éviter les pièges et pour ne pas se laisser séduire par les voix discordantes, fussent-elles celles du haut clergé qui n’est pas possesseur mais gardien de la Vérité. Personne ne peut se considérer comme supérieur à la Révélation est maître de son contenu. Ce ne sont pas ici les détails et les coutumes qui sont concernés, mais les dogmes et les énoncés doctrinaux.

                            Nous pouvons considérer que nous ne sommes affectés par cette crise de la pensée et de la foi. Pourtant, se laisser porter uniquement par ses propres préférences et par ses opinions, nécessairement limitées et souvent erronées, ne peut pas nous aider à développer une raison posée et éclairée. Bossuet notait dans son Histoire des variations des Eglises protestantes :

« Le propre de l’hérétique, c’est-à-dire de celui qui a une opinion particulière, est de s’attacher à ses propres pensées. »

Il est toujours difficile de se détacher de ses propres convictions, ceci par orgueil et par illusion. Attention de ne pas nous laisser piéger par des méthodes qui, tout en nous faisant croire que nous sommes libres de penser, nous asservissent dans l’erreur. George Orwell, dans son 1984, faisait ainsi parler un des maîtres du nouveau monde :

« Vous êtes une paille dans l’échantillon, Winston, une tache qui doit être effacée. Est-ce que je ne viens pas de vous dire que nous sommes différents des persécuteurs du passé ? Nous ne nous contentons pas d’une obéissance négative, ni même de la plus abjecte soumission. Quand, finalement, vous vous rendez à nous, ce doit être de votre propre volonté. Nous ne détruisons pas l’hérétique parce qu’il nous résiste. Tant qu’il nous résiste, nous ne le détruisons jamais. Nous le convertissons. Nous captons son âme, nous lui donnons une autre forme. Nous lui enlevons et brûlons tout mal et toute illusion. Nous l’amenons à nous, pas seulement en apparence, mais réellement, de cœur et d’âme. Avant de le tuer, nous en faisons un des nôtre. »

Prenons garde de ne pas perdre notre liberté en choisissant l’hérésie.

                                                                                    P.Jean-François Thomas s.j.

                                                                                    SS.Protus et Hyacinthe

                                                                                    11 septembre 2019

Une réflexion sur “De l’hérésie

  • Benoît YZERN

    Merci infiniment pour cette réflexion stimulante.

    Il est possible d’ajouter que “L’hérésie du XXEME siècle”, pour reprendre ici le titre du livre de Jean Madiran, est en fait une utopie, l’utopie de la conciliation, impatiente et imprudente, de l’Eglise catholique avec son environnement extérieur, chrétien non catholique, croyant non chrétien, humain non croyant.

    En un sens, cette hérésie ne contredit presque aucun dogme, mais, en un tout autre sens, elle les dépasse ou destitue presque tous, dans la mesure où elle soumet les fondamentaux du christianisme catholique à une dynamique, dite “pastorale”, c’est-à-dire adogmatique ad intra et consensualiste ad extra, qui dénature ou fragilise la relation des catholiques aux dogmes de la foi catholique, mais aussi à la Parole de Dieu, aux sacrements de l’Eglise et aux vertus de la vie chrétienne.

    Par ailleurs, cette hérésie est devenue un quasi-dogme, à telle enseigne que la logique de dépassement et le mouvement de destitution du catholicisme par le néo-catholicisme sont considérés comme globalement indépassables et indestituables depuis le début des années 1960 et du Concile Vatican II.

    Vous verrez qu’un beau jour des évêques iront jusqu’à nous dire qu’il importe peu que les églises soient fermées et vides, car ce qui compte est que l’Eglise du Concile et du Dialogue, elle, soit “ouverte” sur l’avenir et sur le monde, et soit “pleine” d’estime pour les confessions chrétiennes non catholiques, pour les religions non chrétiennes et pour les idées à la mode.

    Bonne continuation.

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