ActualitésLes chroniques du père Jean-François Thomas

Trop-plein

L’homme actuel est écrasé par la quantité, ceci dans tous les domaines. Il est l’objet de multiples sollicitations et il doit subir des tonnes d’informations à la qualité et à la véracité variables. Il étouffe aussi, tout au moins en Occident, sous le poids de la nourriture qu’il est appelé à ingurgiter, des produits qu’il est pressé d’acheter et de consommer par une publicité envahissante, violente et vicieuse. Or l’homme n’est que ce qu’il est et sa capacité à recevoir, à comprendre, à trier, à rejeter ou à accepter, est nécessairement limitée, même s’il s’est persuadé, depuis longtemps, depuis la Tour de Babel et en amont, qu’il est capable de dépasser les dieux. Souvent, il est affirmé que le monde présent est amoureux du vide, qu’il s’appauvrit au lieu de s’enrichir intellectuellement et spirituellement. Cela n’est vrai qu’en partie, juste en effet si l’on considère le contenu de ce qui occupe l’homme contemporain, mais en revanche plus discutable s’il s’agit de dresser l’inventaire de tout ce qui le lie et le tiraille. En fait, le vide cache un trop-plein qui asphyxie et qui fait rendre tripes et boyaux par une indigestion semblable à celle des oies gavées impuissantes à résister à leur sort.

Déjà, à la Renaissance, dans le domaine littéraire, phénomène nouveau, les grands esprits s’inquiétaient d’une avalanche d’écrits et de talents médiocres prétendant tous à égaler les maîtres. En 1555, Estienne Pasquier s’en ouvre à son ami Ronsard :

« En bonne foy, on ne vit jamais en la France telle foison de Poëtes, comme celle que nous voyons aujourd’huy. Je crains qu’à la longue, le peuple ne s’en lasse. Mais c’est un vice qui nous est propre, que soudain que nous voyons quelque chose succeder heureusement à quelqu’un, chacun veut estre de sa partie, sous une vaine promesse et imagination qu’il conçoit en soy, de mesme succez. »

La tyrannie du trop-plein a, depuis, largement dépassé le cercle des poëtes très ignorés et guère couronnés de nos jours. L’étonnante période que nous venons de vivre, obscurcie par le spectre d’un virus mystérieux et rapidement aux ordres des politiques, a révélé plus encore à quel point nous souffrons de boulimie et que, en tout domaine, se lèvent des armées d’experts et de spécialistes qui se chargent de nous expliquer la marche de l’histoire. Tout déborde de partout et ce fleuve en crue charrie toutes sortes d’immondices mêlés aux gemmes léguées par un passé lointain, oublié ou vomi. Notre vide est en fait rempli de multiples matériaux qui bouchent toutes les ouvertures et empêchent la lumière d’inonder notre âme. Serait-ce le signe de cette médiocrité propre à notre nature abîmée et à notre temps pris dans des tourbillons de folie ?

Jean Giono, dans Les Terrasses de l’île d’Elbe, faisait cette constatation :

« Cette intelligence de la médiocrité marquera dans le temps notre époque moderne. On la voit s’exprimer hautement et largement dans l’architecture, abondamment dans la littérature, complètement dans la politique. »

Il est probable que son diagnostic serait dorénavant encre plus sévère. Durant ces mois de « confinement », bien rares furent les héros tant chantés et applaudis de façon robotique, et bien nombreux sont apparus, dans tous les corps de la société, ceux qui prétendaient en savoir plus que les autres, ceux qui désiraient parler pour le plaisir d’être écoutés, d’être admirés, d’être craints. Chacun joua son rôle dans cette pièce stupide et tragique où Antigone n’avait plus sa place : l’État dans tout son misérable appareil et sa capacité à museler, les élus manipulateurs et menteurs, les militaires et les policiers aux ordres, les médecins et autres « blouses blanches » projetés pour un temps sous les projecteurs médiatiques, les journalistes incultes et créateurs d’opinion, le clergé absent et silencieux la plupart du temps, etc. Nul ne pourra dire que nous avons été sevrés dans la quantité. Ce fut une avalanche, un torrent de montagne, un ouragan tropical, tout ceci à répétition, en chaîne et en boucle jusqu’à la nausée. Pour demeurer sensé et sain d’esprit, la seule solution fut de garder , pour le coup, une saine distance sanitaire, mais envers un virus beaucoup plus pernicieux que le grippal asiatique : le trop-plein. Trop-plein de déclarations contradictoires, d’analyses approximatives, de chiffres en cascade, de graphiques et de prévisions, et, par-dessus tout, de décrets et de mesures légalistes mis en place pour restreindre, étouffer, contrôler. Dans sa célèbre discours à l’université d’Harvard pour la remise des diplômes en 1978, Alexandre Soljenitsyne avait déclaré :

« J’ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux vous dire qu’une société sans référent légal objectif est particulièrement terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n’allant pas plus loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines. La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la société. Quand la vie est tout entière tissée de relations légalistes, il s’en dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus nobles de l’homme. »

La situation empire lorsque la loi devient à géométrie variable selon les espaces et les individus, lorsqu’elle est incohérente à force de marches arrière et de marches en avant, lorsqu’elle sert de levier au pouvoir politique et à toutes les puissances occultes qui tiennent les rênes dans l’ombre. Dans ce cas, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, encore une histoire de trop-plein décidément.

Lorsque le trop-plein devient indigeste, une réaction, tôt ou tard, est inévitable, à moins que le troupeau dans son entier ne soit décérébré. L’homme raisonnable, depuis au moins les Grecs, ne recherche que la juste mesure et non point le déséquilibre. L’homme de foi, par l’exercice des vertus, a également horreur de la démesure, de l’excès. À chacun sa capacité car chaque récipient ne peut contenir plus que ce pour qui il a été modelé. Voilà pourquoi Notre Seigneur, dans sa prédication, insiste tant sur l’équilibre et sur le fait qu’il faut rendre dans la proportion de ce que l’on a reçu. Un homme écrasé par le trop-plein ne peut en aucun cas répondre à sa vocation première qui est de faire fructifier les dons trouvés en partage. De cette façon seulement l’homme sera capable de réagir aux déraillements, aux oppressions qui lui sont imposées sous prétexte de contribuer à son bonheur sur terre. Nicolás Gomez Dávila notait sobrement dans ses Carnets d’un vaincu : « L’homme suffisamment alimenté s’adapte à la pire des ignominies. » Une horrible et courante expression anglo-saxonne fait dire sans pudeur à un convive comblé à la fin d’un repas plantureux : « I am so full », à savoir : « Je suis tellement rempli. » Ce manque d ‘élégance dit pourtant bien quel est notre état général : nous sommes remplis.

Léon Bloy, lorsqu’il collaborait au Chat Noir, avait écrit dans ses colonnes, de rude façon :

« Si quelqu’un de semblable à M. Ohnet ou à M. Paul Alexis, par exemple, disait : « Mon cœur est un pot de chambre tellement plein, que la plus légère goutte d’encre de la critique le fait déborder », il exprimerait avec une étonnante énergie, en même temps que la vérité de son cas, l’état général des cœurs français à la fin du dix-neuvième siècle. […] Ce qui se promène de ces vases sur nos boulevards est incroyable. Pour peu qu’ils soient bousculés, l’infâme contenu s’en élance avec tout son parfum et telle est, en deux mots, la très exacte configuration ou analyse littéraire de toute émotion contemporaine. Il y a un œil au fond de ces vases. »

Au-delà de la violence du propos, la vérité nous saute au visage car le trop-plein n’est jamais un débordement de bien et de vertu, sauf en ce qui concerne l’exception des saints. Il est au contraire, dans la plupart des cas, ce mélange d’eaux usées plus ou moins troubles dans lesquelles nous nous complaisons à chaque fois que nous n’avons pas le courage de réagir envers ceux qui nous goinfrent sans vergogne de promesses et de cadeaux empoisonnés.

Il ne s’agit pas de clamer « Aux armes, citoyens ! » car cela fait partie du contenu du vase, mais de résister dignement afin de sauvegarder ce qui est précieux qualitativement et qui illumine notre vie : notre foi, nos traditions, notre attachement fidèle à ce qui a été balayé par les révolutions anciennes et par les idéologies contemporaines. Il est temps de jeûner afin de se garder du trop-plein.

P. Jean-François Thomas, s.j.

Saint Pierre Célestin, sainte Pudentienne, Rogations

19 mai 2020

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