Histoire

Ex-libris. « Recherche sur l’initiation des enfants : viol et sacré dans le bouddhisme » de Shôko Tsuji

Shôko Tsuji, 児灌頂の研究―犯と聖Recherche sur l’initiation des enfants : viol et sacré »), Hozokan, 2021.

En 2021, la jeune médiéviste Shôko Tsuji a publié un beau livre broché, très érudit, sur le sujet : 児灌頂の研究―犯と聖 (« Recherche sur l’initiation des enfants : viol et sacré »). Elle y livre les résultats les plus récents de la recherche sur le sujet de l’initiation des enfants dans les sectes bouddhiques. Cet ouvrage est le résultat d’une thèse de doctorat et comporte, sur ses 353 pages, près de 200 pages de retranscription de manuscrits sur le sujet, avec les photos desdits manuscrits et leur retranscription en tapuscrits. 

Cette thèse est d’autant plus précieuse qu’elle se veut un travail de relativisation de la gravité de ces viols ritualisés dans un contexte où tous les chercheurs les considèrent bel et bien comme tels. Je vous laisse en juger.

Contexte : Le sujet est en fait connu au Japon parmi l’élite cultivée. Pourquoi ? Un moine du Tendai, Kon Tôkô (金東光, 1898-1977) a trouvé les manuscrits décrivant ce viol rituel avant guerre, et il les a utilisés pour écrire un « roman », d’abord paru à partir de 1935 dans le magazine littéraire Nihon Hyôron, puis publié en 1947, sous le nom de 稚児 (Chigo, « Enfant »). Les parties purement pornographiques tirées du rituel de ces deux premières éditions ont été censurées par l’État. Le « roman » met en scène des personnages certes imaginaires, mais le rituel est décrit longuement, et de façon parfaitement exacte (59 % du manuscrit est cité directement et sans transformation).

Ce roman, et les manuscrits sur lesquels il s’appuie, ont beaucoup inspiré les auteurs érotiques et homoérotiques : l’exemple le plus connu est certainement le roman de Yukio Mishima « Amours interdites »… mais ce n’est qu’en 1977 que le livre de Kon Tôkô fut republié sans censure, ce qui encouragea les recherches académiques sur le sujet. Depuis, on a retrouvé pas moins de 17 manuscrits décrivant le rite d’initiation pour enfants chez les moines bouddhistes.

Les sources : Les manuscrits d’origine, qui ont révélé ces rites au grand jour, se trouvent au mont Hiesan, l’un des deux centres bouddhiques majeurs, près de Kyoto, avec le centre ésotérique de Koya. Dans son ouvrage, Shôko Tsuji récapitule l’histoire de ces manuscrits, pour ce que l’on sait, et explique où se trouvent aujourd’hui leurs différentes copies (chapitre 1), qui datent essentiellement du Moyen Âge japonais, même si certaines sont plus récentes. On trouve dans les annales des traces de ces rites dès le quinzième siècle.

Tentative de relativisation : Shôko Tsuji essaie ensuite de relativiser la partie sexuelle du rituel en utilisant deux arguments. D’abord, la source primaire du moine Kon, littéralement pornographique, ne se retrouve telle quelle que dans un seul manuscrit (弘児聖教秘伝, « Transmission secrète du saint enseignement des bons enfants »). Cela ne suffirait donc pas à généraliser le caractère  pédophile de l’initiation et à le rendre systématique. Ensuite, les parties les plus sexuellement explicites des autres manuscrits ne seraient pas dans le rituel lui-même, mais seulement des « commentaires personnels » (« 私記 ») des copistes : l’acte sexuel lui-même ne ferait donc pas partie du rituel à proprement parler, et ne serait que conséquent au rituel. Il ne serait donc pas ritualisé.

Commençons par traiter le second point. L’auteur ne s’alarme évidemment pas du fait que les commentaires ordonnant l’acte sexuel (p. 46, sq.) sont bien une conséquence systématique du rite (que le viol fasse partie ou non de ce dernier) et font donc bel et bien du viol liturgique un acte légitime et impératif. Les détails pornographiques ne s’y trouvent pas, c’est vrai, mais on ordonne bien le viol l’enfant. Notons en outre que la qualification de « commentaires personnels » est impropre, car en se rapportant aux transcriptions des manuscrits, rien — absolument rien ! — n’indique une rupture entre le corps du texte rituel et ces « commentaires ». Ni cassure typographique, ni sous-titre, ni différence d’auteurs… Il est ainsi naturel de considérer ces commentaires comme une continuité du rituel, l’explicitant, et expliquant ses conséquences, de façon tout à fait officielle et en usant d’autorité. Cette glose n’est en rien personnelle, elle n’a rien d’une thèse subjective…

Pour ce qui est du premier point, la critique est presque risible. Pourquoi ? L’auteur prouve que tous les manuscrits, malgré leurs petites variations de détails, sont tous identiques dans les grandes lignes et participent de la description du même rituel. Shôko Tsuji veut certes faire de ce manuscrit une « anomalie » (chapitre 4), arguant du fait que la partie rituelle n’est que résumée, et que la partie pornographique très explicite ne se trouve pas ailleurs, mais en fait, le manuscrit en question, le plus développé, vient compléter les autres manuscrits, d’ailleurs placés à sa tête, comme le montre l’auteur. Le manuscrit résume la liturgie, qu’il juge connue grâce aux autres manuscrits, et se concentre sur l’explicitation paraliturgique, que que les autres ne contiennent pas. D’un point de vue liturgique, c’est logique : le viol, ainsi conceptualisé, devient un acte sacré : il doit donc être ritualisé et expliqué religieusement. Ce manuscrit complète, et met par écrit, ce qui ne devait certainement se transmettre que dans le secret des maîtres aux élèves… Le moine Kon a donc justement repris ce manuscrit-là, et non un autre, parce qu’il est le plus explicite, et qu’il permet donc de comprendre immédiatement l’essence du rituel. Il ne faut pas écarter ce manuscrit sous prétexte qu’il serait isolé ; au contraire il faut l’étudier avec attention, car il a tout de commun avec les autres, avec en plus la partie paraliturgique et post-rituelle explicitement pornographique des « affaires du lits » (« 房事 »).

La conséquence découle directement de la conclusion de l’auteur : le rite permet une transformation, celle de l’enfant innocent en la bodhisattva Kannon, or la nécessité de capter le pouvoir de cette divinité incarnée dans l’enfant par l’acte sexuel est sous-entendue dès le corps propre du texte rituel, comme nous allons le voir, et comme ne le nie pas l’auteur. La seule tentative de relativisation de cette dernière, précisons-le, c’est de dire que la partie purement sexuelle n’est pas contenue dans le rite d’initiation lui-même. 

Dans le cinquième chapitre, l’auteur tente de relativiser la crédibilité de l’œuvre du moine Kon, qui a eu tant de retentissement, en insistant sur le fait que c’est un simple roman. L’argument est le suivant : certes, il cite le texte directement, mais il n’en cite que 59 % (elle ne dit rien sur le fait que le moine a bien compris l’essence du rite, et n’essaie même pas de faire croire que celui-ci serait symbolique…). Ensuite, elle rappelle entre autres choses que, dans le roman, la relation pédophile est exclusive entre le maître et son élève (à l’image de la pédérastie chez les Grecs) alors qu’en réalité, n’importe quel moine pouvait violer l’enfant une fois le rituel accompli, et qu’il n’y avait pas spécialement de relation exclusive (p. 146-147)… Si c’est le cas, pas sûr que l’argument aille dans le sens de la relativisation. Kon serait ainsi en deçà de la réalité…

Elle tente par ailleurs de relativiser la portée des 17 manuscrits – ce qui est un nombre important ne l’oublions pas pour l’époque et pour le Japon – en insistant (chapitre 3) sur le fait que les manuscrits viennent essentiellement des archives de monastères qui faisaient office de centre de formation des moines pour la secte (談議所)… comme si donc ce n’était que des objets d’étude pour moines s’ennuyant dans les monastères… Là encore, cet argument semble plutôt souligner le degré d’institutionnalisation du rite secret : il se trouve dans les archives officielles, et accessible pour tout moine qui a besoin d’approfondir la « doctrine », certainement pour préciser un « secret traditionnel transmis de bouche à oreille ».

Ce que nous apprend le rituel : Admettons contre toute vraisemblance que les arguments pour relativiser la partie pornographique du rituel soit valables – ils ne le sont pas, comme nous l’avons montré – et intéressons nous exclusivement au rituel lui-même, décrit dans le chapitre 2, et à la lumières des 17 manuscrits, qui divergent très peu (le déroulé dans les manuscrits est décrit au chapitre 1).

Le rituel se déroule en 6 étapes (du moins pour ce qui n’est pas secret) :

  1. Purifications avant le rituel. Pendant les 7 jours précédant l’initiation, l’enfant doit obéir, sans exception, à toutes les prescriptions du maître pour se purifier. Lectures de soutras, veilles prolongées, prières devant les idoles, etc. La préparation se fait essentiellement la nuit et, si l’on se réfère aux pratiques initiatiques du temps, il était habituel de procéder à des jeûnes très sévères.
  2. Préparation de la salle de rituel. Installation du trône du maître, de l’idole et des ustensiles : entre autres, peigne, maquillage, miroir, cure-dents, bassins et vêtements pour l’initié.
  3. Entrée de l’initié, en sous-vêtements et le haut du corps nu. Après certains rituels et lectures, le maître maquille l’enfant : il noircit ses dents avec un pinceau et du maquillage (une coutume féminine observée jusqu’à la fin du XIXe siècle en Asie), puis lui essuie la bouche, lui dessine les sourcils, préalablement tondus, et l’habille. L’enfant mâle est désormais semblable à une petite geisha !
  4. Transmission de la formule et du signe secrets. Le grand maître et le garçonnet échangent leurs places. L’enfant monte donc sur le grand trône, et le grand maître (阿闍梨) descend à la place de l’initié. Ce rite serait emprunté au sacre royal bouddhique, qui initie l’empereur, devenu supérieur au grand maître à la fin de la cérémonie… ce qui n’est pas le cas ici ! Pourquoi donc avoir conservé ce rite ? Pour moi, ce rituel ne peut pas ne pas faire penser à une inversion perverse (quand on connaît la suite, à tout le moins) : l’enfant devient l’adulte et l’adulte l’enfant, ce flou symbolique permettant les crimes qui arriveront bientôt avec la paraliturgie. Mais la suite est pire ! Au moment de la transmission du signe secret, le grand maître lui transmet le signe 智挙印, ce qui consiste en une position de main réputée magique, permettant de s’unir à la divinité solaire (大日如来)1.Mais dans le rituel pour enfants, deux aspects diffèrent des initiations classiques : d’abord, le signe nécessite deux mains pour se faire, au lieu d’une seule ; ensuite, le moine donne sa main droite et produit le signe avec la main gauche de l’enfant, or d’ordinaire le maître montre le signe et l’initié ne fait que reproduire celui-ci. Ici  :Le symbole me semble clair. Une main est donc celle du moine ; l’autre celle de l’enfant. Le « geste magique » consiste à ce que l’enfant simule un acte de masturbation avec le doigt de son maître ! Heureusement que la partie pornographique a été relativisée car sur ce passage rituel, aucun commentaire de l’auteur !
  5. Sermon du grand maître. Explications ésotériques et symboliques obscures, demandant à l’enfant d’être miséricordieux (docile ?), d’apporter le salut aux élus, puisqu’il porte la divinité miséricordieuse, etc., etc. Le sermon est dit par le grand maître toujours situé à la place de l’initié.
  6. Fin du rituel. L’enfant initié redescend du trône. Rituels de remerciements.

Le déroulé se passe de commentaires et conclut de soi.

Conclusion : L’auteur, dans un dernier chapitre, décrit un manuscrit supplémentaire, qui décrit un rituel de « coiffure » de l’enfant. Elle montre que ce rituel vient compléter les manuscrits précédents. Il consiste dans un rituel où l’enfant initié est coiffé par le maître. L’explication religieuse est simple : formules magiques et coiffure au peigne sacré permettent de faire descendre les esprits divins dans l’enfant. L’auteur se gargarise de sa découverte, qui apporte « beaucoup à la compréhension de la culture de l’esthétique du corps ». Et sans sourciller…

Arrêtons-nous là. Nous ne citerons pas certains commentaires de l’auteur, partisane de la théorie du gender et de la déconstruction de la réalité, indiquant que la distinction des sexes est un concept moderne (post-Meiji au Japon), mais que leur bon vieux Moyen Âge savait aller au-delà de ces distinctions ringardes…

Ici, on ne peut parler « d’abus », et on ne parle « d’abus », puisque ces viols d’enfants sont officiels et institutionnalisés. N’oublions pas non plus que ce genre de sources n’est « que » la partie immergée de l’iceberg, puisqu’une partie du rituel se transmettait oralement et secrètement. Ainsi, j’espère que ce petit travail aura permis aux lecteurs de bonne volonté de réaliser à quel point les religions ne sont pas égales, et combien le bouddhisme peut être une religion tordue. À bon entendeur.

Paul de Lacvivier
Doctorant en histoire du droit
Université Kokugakuin


1 Pour les amateurs de mangas, cette croyance est reprise dans Naruto par exemple, où le personnage éponyme se sert de divers mouvements de mains pour invoquer des pouvoirs magiques.

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