Politique

Tradition et Providence. De la sixième lettre de Joseph de Maistre sur l’Inquisition

Les fondamentaux de la Restauration

Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, Paris, Méquignon Fils ainé, 1822.

De la cinquième lettre de Maistre sur l’Inquisition

Dans cette sixième et dernière lettre, Joseph de Maistre s’engage avec l’attitude de l’homme de foi, qui, connaissant sa pauvre nature, ne peut être qu’humble et ne saurait avoir l’orgueil de croire pouvoir surpasser en sagesse et en raison des milliers de prédécesseurs et, encore plus, les Vérités de la Révélation. Comme pour le dogme, le fidèle accepte à première vue ce que l’Église accepte sans réserve à travers les temps, ce qui ne lui interdit pas le moins du monde, et même l’encourage, à confirmer dans la mesure de ses moyens, par son examen philosophique, la véracité de ces approbations ecclésiales. Ainsi Joseph de Maistre va plus loin que le domaine strict du dogme et du contenu de la Foi, pour appeler aussi en la confiance envers les institutions politico-ecclésiales de l’histoire, dont le jugement magistériel est constant à travers les âges et confirmé de siècles en siècles, ce qui est un critère de véracité.

La logique maistrienne est limpide : une institution pure par essence ne peut susciter d’institutions mauvaises. Ainsi, les institutions et mouvements soutenus, encouragés et reconnus comme bons par l’Église de façon constante, en tout temps et en tout lieu, sont forcément bons — dans un fonctionnement analogue, en ordre inversée, à la vérification des dogmes de la Foi. L’objet est simplement plus limité : limité aux œuvres à travers l’institution, et dans le temps de l’histoire.

« Rien ne marche au hasard, rien n’existe sans raison. L’homme qui détruit n’est qu’un enfant vigoureux qui fait pitié. Toutes les fois que vous verrez une grande institution ou une grande entreprise approuvée par les nations, mais surtout par l’Église, comme la chevalerie, par exemple, les ordres religieux, mendiants, enseignants, contemplatifs, missionnaires, militaires, hospitaliers, etc., les indulgences générales, les croisades, les missions, l’Inquisition, etc. ; approuvez tout sans balancer, et bientôt l’examen philosophique récompensera votre confiance en vous présentant une démonstration complète du mérite de toutes ces choses. Je vous l’ai dit plus haut, monsieur, et rien n’est plus vrai : la violence ne peut être repoussée que par la violence. »[1]

Ne nous méprenons pas sur la dernière phrase, à première vue violente justement : Maistre ne fait que parler ici d’un principe de justice politique basique et primaire : la loi du talion, que la nouvelle Loi ne vient pas abolir — cela irait contre la justice —, mais vient au contraire couronner par la nouvelle loi de charité, qui s’incarne dans la miséricorde du fort qui sait tendre l’autre joue.

Cette loi de charité, qui s’applique parfaitement bien au niveau personnel, nécessite d’être complétée au niveau politique et social : un acte violent peut nuire à de nombreux corps et âmes ; l’ordre social nécessite ainsi l’œuvre de la justice, d’où cette phrase lapidaire du philosophe. Nous opterions pour remplacer la seconde occurrence de « violence » par « force », car il s’agit bien d’une force légitimement exercée, d’une force qui sert le bien et conserve l’ordre. Cette force ne viole pas l’ordre en le protégeant, même si elle entrave et contraint physiquement une personne particulière qui, elle, est fomente le désordre, c’est-à-dire la paix divine, la Vérité incarnée — sachant que la paix de Dieu parfaite n’existe pas sur cette terre, mais seulement dans l’éternité.

La justice humaine doit faire œuvre de miséricorde, en cherchant la conversion et la pénitence sincères des fauteurs de désordre, mais elle doit aussi répliquer à la violence effective, qui de facto compromet l’ordre parmi les hommes. Ce devoir de justice n’empêche pas la charité, au contraire : qui aime bien châtie bien. Ce n’est pas pour rien que l’image paternelle est omniprésente chez Maistre[2] : le père qui aime vraiment son fils le châtie pour le rendre meilleur, mais aussi par amour pour ses autres fils : le fils qui violente ses frères ne saurait bénéficier d’impunité, et le père, à son corps défendant, doit le châtier comme il se doit, parfois très sévèrement.

« Rien ne marche au hasard, rien n’existe sans raison. » Notre temps et notre époque veulent nous faire croire le contraire. Ce n’est qu’une faiblesse de la raison humaine, qui recourt à un artifice pour masquer ses propres limites et les limites de sa raison. Il est facile de vouloir remplacer la Providence par le hasard, pis-aller rassurant pour celui qui préfère naviguer les yeux fermés, la tête dans le guidon, en attendant la chute finale. Ce n’est pas ce qu’on peut appeler une attitude courageuse, mais, après tout, c’est compréhensible : le vide fait peur, surtout au premier coup d’œil. Quel dommage, néanmoins, car lever les yeux du guidon et contempler les alentours peut être à l’origine d’une joie si grande, surtout lorsque l’on se rend compte qu’il y a un chemin riche et beau qui mène au ciel ! Mais que ne faut-il pas lever les yeux pour l’emprunter, ce chemin céleste, et pédaler, pédaler encore pour gravir ce mont aux cimes infinies.

Finissons par le beau mot de Joseph de Maistre, qui sait très bien que, si la Vérité est éternelle et définitive, l’homme n’aura jamais fini de l’approfondir et de la scruter pour en saisir toujours de nouvelles facettes, infinies :

« Je serai extrêmement satisfait, monsieur le comte, si j’ai pu arracher quelques préjugés de votre esprit ; demain peut-être vous me rendrez le même service. Les hommes échangent trop souvent des erreurs. Je ne demande pas mieux que d’établir avec vous un commerce tout opposé. Ce noble échange ne mortifie personne ; chacun se réservant, en demandant ou en recevant ce qui lui manque, d’offrir à son tour quelque chose qui manque à l’autre ; les têtes sont comme les terres, non omnis fert omnia tellus. »[3]

Paul-Raymond du Lac


[1] Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, Paris, Méquignon Fils ainé, 1822, p. 159-160.

[2] Tout un sujet sera à développer, ailleurs, sur le mystère de la filiation et de la procréation, données naturelles inscrites dans notre nature et qui, associées à la part angélique de cette même nature, nous constituent véritablement dans le plan divin et dans la Création.

[3] Ibid., p. 169. Toutes les terres ne produisent pas toutes les choses.


Dans cette série d’articles intitulée « Les fondamentaux de la restauration », Paul-Raymond du Lac analyse et remet au goût du jour quelques classiques de la littérature contre-révolutionnaire.

Mgr Delassus, L’Esprit familial dans la maison, dans la cité et dans l’État (1911) :

Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole (1822) :

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.