Politique

La légitimité de l’Inquisition. De la deuxième lettre de Joseph de Maistre sur l’Inquisition

Les fondamentaux de la Restauration

Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, Paris, Méquignon Fils ainé, 1822.

De la deuxième lettre de Maistre sur l’Inquisition

Joseph de Maistre commence sa deuxième lettre en s’attaquant à la prétention de la tournure d’esprit qui incite à condamner l’Inquisition, au point même de reprocher l’existence de cette dernière, là où elle se trouve parfaitement justifiée.

L’argument de Maistre est le suivant : le rôle de l’Inquisition est d’exercer la justice et de conserver l’ordre de la nation espagnole. En cela, elle ne peut pas être l’objet de critiques : au contraire, il est de la nature et du devoir de l’État de chercher à conserver son ordre et à exercer sa justice — la question est en fait de savoir si l’État en question possède un ordre et une justice, mais c’est une autre question. En ce sens, l’Inquisition est forcément légitime, et son existence ne peut être remise en cause. On ne peut donc faire exception pour l’Espagne :

« Qu’importe le nom du tribunal qui doit punir les coupables ! partout ils sont punis, et partout ils doivent l’être. [note : On n’a jamais soupçonné en Europe que la Chine eût un tribunal d’Inquisition pour maintenir la pureté de la doctrine, de la croyance et de la morale de l’empire. Il est cependant très-ancien, très-rigoureux, et a fait couler plus de sang que tous ceux de l’Europe réunis. Bien des gens qui citent notre Chine pour la tolérance, n’y auraient pas vécu longtemps, ou se seraient tus. (Mém. sur les Chinois, in-4, Tome I, page 476, note XXVIIe.)] Toutes les nations sont d’accord sur ce point. »[1]

L’exemple de la note pourrait s’actualiser avec l’exemple, parmi d’autres, des intellectuels communisants, bien prompts à encenser les tribunaux staliniens qui n’auraient pas manqué de les condamner, tout en dénonçant par ailleurs les gouvernements « capitalistes ».

Il faut bien comprendre l’auteur : tous les gouvernements ne sont évidemment pas justes, et sa remarque indique simplement que tout gouvernement en place considère être légitime et, au minimum, possède effectivement une légitimité de facto, même s’il est illégitime de jure ou moralement. Il est donc naturel pour tout État, et c’est là un axiome de toute science politique, de chercher à maintenir l’ordre et la justice. Le problème survient bien évidemment quand l’ordre est un désordre et la justice une injustice ; quand les innocents sont jugés coupables et les coupables couverts. Il faut noter que, pour Joseph de Maistre, en dernière instance, la Providence juge tout le monde selon ses mérites et ses fautes, et, en fin de compte, la justice se fait : pour lui, même la Révolution fait partie de ce fonctionnement providentiel, et constitue a posteriori ce qui devait être le plus juste. Sans que cela ne présume d’aucun providentialisme, l’ordre considéré étant différent et non comparable[2].

Ces prémices posés, Joseph de Maistre récapitule les grandes erreurs factuelles qui prolifèrent à son époque (et qui n’ont presque pas changé de nos jours) sur l’Inquisition. Il est bon de les rappeler, malgré leur énormité. Le tribunal d’Inquisition espagnole ne vise que les chrétiens, et n’a donc rien à voir avec une pseudo-répression des juifs :

« À l’égard des juifs en particulier, personne ne l’ignore ou ne doit l’ignorer, l’Inquisition ne poursuivait réellement que les chrétiens judaïsant, le juif relaps, c’est-à-dire le juif qui retournait au judaïsme après avoir solennellement adopté la religion chrétienne, et le prédicateur du judaïsme. Le chrétien ou le juif converti qui voulaient judaïser étaient les maîtres de sortir d’Espagne, et, en y demeurant, ils savaient à quoi ils s’exposaient, ainsi que le juif qui osait entreprendre de séduire un chrétien. Nul n’a droit de se plaindre de la loi qui est faite pour tous. »[3]

Le tribunal de la Sainte Inquisition ne pouvait en effet juger que des baptisés espagnols. Tout juif non baptisé était évidemment hors de ce cadre. La question de l’expulsion des juifs et des mahométans, par la suite, dans le but de maintenir l’unité de la Foi du Royaume, n’est pas directement liée à l’institution de l’Inquisition et constitue une question purement politique. Le tribunal d’Inquisition ne vise qu’à assurer une unité de la Foi parmi le peuple des baptisés et, en cela, il est légitime. Il ne se mêle pas des législations juives ou mahométanes.

Joseph de Maistre retourne ensuite tous les arguments contre la torture à ses détracteurs. Pour lui, ces arguments sont hors sujets, car ils ne concernent pas directement la nature de l’inquisition, mais plutôt des causes extérieures, voire des accidents de l’histoire :

« Les inquisiteurs ordonnaient la torture en vertu des lois espagnoles, et parce qu’elle était ordonnée par tous les tribunaux espagnols. Les lois grecques et romaines l’avaient adoptée ; Athènes, qui s’entendait un peu en liberté, y soumettait même l’homme libre. Toutes les nations modernes avaient employé ce moyen terrible de découvrir la vérité ; et ce n’est point ici le lieu d’examiner si tous ceux qui en parlent savent bien précisément de quoi il s’agit, et s’il n’y avait pas dans les temps anciens d’aussi bonnes raisons de les employer, qu’il peut y en avoir pour la supprimer de nos jours. Quoi qu’il en soit, dès que la torture n’appartient pas plus au tribunal de l’Inquisition qu’à tous les autres, personne n’a le droit de le lui reprocher. »[4]

En définitive, tout est résumé dans la proposition qui suit : on ne saurait attaquer l’Inquisition pour des choses dont elle n’est pas l’auteur. Ce qui est cocasse, c’est que c’est justement la « Renaissance » qui est à l’origine du retour de la torture, qui avait longuement disparu au Moyen-Âge[5].

Joseph de Maistre souligne les devoirs de l’historien, qui ne doit pas juger des époques lointaines sans contextualiser, d’une part, et doit éviter à tout prix de se laisser aller au sentimentalisme ou de susciter l’émotion facile de ses contemporains.

« Pour que l’Inquisition soit irréprochable, il suffit qu’elle juge comme les autres tribunaux, qu’elle n’envoie à la mort que les grands coupables, et ne soit jamais que l’instrument de la volonté législatrice et écrite du souverain. »[6]

Joseph de Maistre s’attarde ensuite sur un autre sujet capital : l’hérésie. Le crime jugé par l’Inquisition est considéré comme l’un des plus graves dans la société du début de la Renaissance. Ainsi, au-delà de la potentielle sévérité des peines ou de possibles cas d’injustice (là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie), l’objet de l’institution était foncièrement bon. Maistre met alors en relief l’inversion révolutionnaire, qui qualifie de fanatiques les justes et de tolérants les fanatiques :

« Je crois cependant devoir dire que l’hérésiarque, l’hérétique obstiné et le propagateur de l’hérésie, doivent être rangés incontestablement au rang des plus grands criminels. Ce qui nous trompe sur ce point, c’est que nous ne pouvons nous empêcher de juger d’après l’indifférence de notre siècle en matière de religion, tandis que nous devrions prendre pour mesure le zèle antique, qu’on est bien le maître d’appeler fanatisme, le mot ne faisant rien du tout à la chose. Le sophiste moderne qui disserte à l’aise dans son cabinet, ne s’embarrasse guère que les arguments de Luther aient produit la guerre de trente ans ; mais les anciens législateurs, sachant tout ce que ces funestes doctrines pouvaient coûter aux hommes, punissaient très-justement du dernier supplice un crime capable d’ébranler la société jusque dans ses bases, et de les baigner dans le sang. »[7]

Deux enseignements fondamentaux, que tout historien ne saurait démentir : l’importance de ne pas faire d’anachronisme, et de chercher la réalité derrière les mots pour juger.

Joseph de Maistre souligne ensuite un autre argument capital pour l’Inquisition : à quel point elle fut en réalité miséricordieuse et à quel point elle sauva des vies, dans l’application des exigences de justice et de miséricorde, en ne laissant pas les tribunaux civils juger à l’emporte-pièce les suspects, et en leur donnant une chance de se racheter, dans un grand équilibre de justice et de miséricorde :

« Au milieu même de l’appareil des supplices, il est doux et miséricordieux, et parce que le sacerdoce entre dans ce tribunal, ce tribunal ne doit ressembler à aucun autre. En effet, il porte dans ses bannières la devise nécessairement inconnue à tous les tribunaux du monde, MISERICORDIA ET JUSTITIA. Partout ailleurs la justice seule appartient aux tribunaux, et la miséricorde n’appartient qu’aux souverains. Des juges seraient rebelles, s’ils se mêlaient de faire grâce, ils s’attribueraient les droits de la souveraineté ; mais dès que le sacerdoce est appelé à siéger parmi les juges, il refusera d’y prendre place à moins que la souveraineté ne lui prête sa grande prérogative. La miséricorde siège donc avec la justice et la précède même : l’accusé traduit devant ce tribunal est libre de contester sa faute, d’en demander pardon, et de se soumettre à des expiations religieuses. Dès ce moment le délit se change en pêché, et le supplice en pénitence. Le coupable jeûne, prie, se mortifie. Au lieu de marcher au supplice, il récite des psaumes, il confesse ses pêchés, il entend la messe, on l’exerce, on l’absout, on le rend à sa famille et à la société. Si le crime est énorme, si le coupable s’obstine, s’il faut verser du sang, le prêtre se retire, et ne reparaît que pour consoler la victime sur l’échafaud. »[8]

Cette citation magistrale demande d’importants commentaires pour mieux encore la faire briller. Elle rappelle évidemment la douceur du tribunal d’Inquisition, qui avait le pouvoir — et qui l’appliquait souvent — de commuer les peines civiles en pénitences religieuses, fait incontestable et capital à la faveur des tribunaux d’Inquisition, que nous oublions trop souvent de nos jours.

Au-delà de cette remarque préliminaire, le commentaire de Joseph de Maistre amène une réflexion dans notre siècle de « laïcisme » : l’union du trône et de l’autel. La participation, quand cela est bon et nécessaire, du sacerdoce à la vie civile est non seulement naturelle mais profondément bénéfique. Seule la porosité entre l’ordre temporel et spirituel, sans qu’ils soient confondus, permet cette subtile harmonie et cet équilibre entre la justice et la miséricorde. La séparation de l’Église et de l’État — ou bien l’absorption de la religion par l’État — conduit soit à l’excès de justice, qui devient dure au possible — comme dans les paganies et empires païens d’autrefois —, soit au laxisme, dangereux pour la société et injuste pour les victimes — ce qui est malheureusement le cas de la justice dans notre pays ces derniers temps.

Seule l’Église connaît cette harmonie entre la justice et la miséricorde, toutes deux nécessaires : une miséricorde sans justice n’est pas digne de ce nom et n’a aucune valeur, c’est une lâcheté faiblarde ; une justice sans miséricorde peut légitimement exister, mais elle est dure et ne convient qu’à ceux « qui ont le cœur déjà endurci » : cela ne saurait plus être le cas après la venue du Sauveur, l’institution de l’Église et l’élection divine des royautés chrétiennes.

Pour conclure cette lettre, Joseph de Maistre illustre son propos en notant que la dureté de la justice, si elle est une véritable question, n’est qu’une question secondaire : le critère de jugement doit d’abord être la satisfaction, ou non, de la justice. Le crime a-t-il été jugé ou non ? Voici, avec une pointe d’ironie irrésistible, comment il renvoie ses contradicteurs à leur propre ridicule, en parlant de la législation sévère du roi de France à l’égard des bandits de grands chemins :

« Cette jurisprudence n’était pas tendre, sans doute : mais il était notoirement libre à tout Français de ne pas voler sur les grandes routes, et le roi voulait qu’on pût les parcourir en tout sens, et même s’y endormir impunément : chacun a ses idées. »[9]

Paul-Raymond du Lac


[1] Ibid., p. 47.

[2] Se reporter ici à notre série d’articles intitulée « Considérations sur la France » pour une explication détaillée de ce point clef et essentiel, qui témoigne de toute la subtilité de Maistre, mais qui est souvent incompris, dans un sens ou dans l’autre, et considéré à tort comme un providentialisme quiétiste. L’homme libre peut peser sur les évènements et il n’y a pas de fatalité, mais au niveau divin, la Providence donne le mieux à sa création : même ce qui nous paraît horrible est un grand bien en fin de compte. Ceci dit, cela ne doit avoir aucune implication sur notre agir et nos œuvres, car l’œuvre de la Providence nous dépasse, et si Elle sait tout, l’homme reste libre de faire ce qui est bon. Ainsi, la Révolution aurait pu ne pas exister et les protagonistes auraient dû se battre pour l’éviter, ce que fit à son niveau Joseph de Maistre dans son œuvre intellectuel, mais aussi dans ses actes tout au long de sa vie. De la même façon, le péché originel aurait pu être évité, et aurait dû être évité, mais une fois que ces actes ont été commis, on ne peut revenir dessus, et une fois dans l’histoire, si la Révolution a surgi, c’est qu’elle devait surgir pour notre bien. Ce raisonnement ne peut s’applique qu’a posteriori, à propos du passé.

[3] Ibid., p. 49. Tous les travaux historiques sérieux le confirment. Pour une bonne synthèse de la question, se reporter au chapitre consacré à la question dans Historiquement correct de Jean Sévilla.

[4] Ibid., p. 50.

[5] Avec en particulier la renaissance du droit romain, qui marque aussi un recul du droit des femmes.

[6] Ibid., p. 54.

[7] Ibid., p. 54-55.

[8] Ibid., p. 56-57.

[9] Ibid., p. 63.


Dans cette série d’articles intitulée « Les fondamentaux de la restauration », Paul-Raymond du Lac analyse et remet au goût du jour quelques classiques de la littérature contre-révolutionnaire.

Mgr Delassus, L’Esprit familial dans la maison, dans la cité et dans l’État (1911) :

Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole (1822) :

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