Politique

L’histoire de la France de Vichy reste à faire

La polémique suscitée par le chapitre du dernier livre d’Eric Zemmour sur la France de Vichy, et plus précisément sur la manière dont l’historien américain Robert Paxton raconte cette histoire, a eu au moins un immense mérite, mettre en pleine lumière, à soixante dix ans de distance, le caractère encore irrationnellement passionné de la mémoire de cette période.

Le débat public autour de ce livre s’est cristallisé sur ce chapitre. Les contradicteurs de Zemmour n’ont pas eu d’autre angle que la dénonciation d’un crypto-vichysme de l’auteur, d’autant plus amusant quand on connait ses origines. La question juive fut au centre des conversations. Ce fut la reductio ad judeorum de la France de Vichy.

Derrière la question de la participation de Vichy dans la déportation ou au contraire le sauvetage de juifs, enjeu du débat entre Zemmour et de nombreux historiens et journalistes, on pouvait lire une histoire polarisée entre résistance et collaboration entre ombre et lumière. En somme, une histoire manichéenne avec ses bons et ses méchants. Zemmour voulait en montrer le gris, il fut accusé de rendre blanc ce qui avait été unanimement condamné comme noir. C’est une obsession partisane plus qu’un véritable débat historique.

Aujourd’hui, les ouvrages historiques sur Vichy ne manquent pas. Entre la vie quotidienne des Français sous l’occupation, les différentes histoires sociales, militaires, politiques, institutionnelles, économiques, religieuses, sur la résistance, la collaboration, l’épuration, la shoah, tel maquis, tel régiment, tel réseau, tel homme politique, tel village, la France occupée semble un thème battu et rebattu. Pourtant l’esprit partisan demeure omniprésent. Aux uns il semble qu’il faille trouver des excuses ou des justifications à la politique du Maréchal, aux autres il faut faire de de Gaulle le grand connétable de la France éternelle. Pour d’autres encore, la France est la grande coupable de toute la boue collaborationniste. En somme, les passions, même dans les ouvrages les plus académiques et les plus fouillés, demeurent à fleur de peau. Pis encore ! Chaque historien est marqué d’un sceau de soupçon.

Depuis quelques années, la question la plus envahissante est celle de la shoah, qui occupe presque tous les débats télévisés ou radiophoniques sur la question. Mais les années passées ne furent pas mieux loties, obsédées par la collaboration et les figures de la résistance.

C’est plus une mémoire, construite, reconstruite, partielle, partiale qui a été établie dans les consciences, plus qu’une histoire.

En somme, l’histoire de la France entre 1940 et 1944 reste à écrire. De toutes les œuvres partielles rédigées depuis 1945, il faut encore tirer une synthèse. De cette histoire, il faut écrire l’histoire !

Le quotidien du gouvernement de Vichy ce n’était pas la collaboration ou la résistance, c’était l’administration régulière du pays, l’acheminement des vivres et des médicaments, la reconstruction ou l’entretien des infrastructures, l’organisation de la fonction publique, l’application des lois, la réforme de tel ou tel aspect de l’économie, le traitement des exigences de l’occupant. Cette histoire du gouvernement régulier de la France pendant quatre ans reste à faire. Pourtant elle ne manquerait pas d’intérêt, puisque l’ordonnance du 9 août 1944, promulguée par le général de Gaulle, si elle annule les actes constitutionnels de Vichy, confirme au contraire tous les actes administratifs du même régime, repoussant à plus tard leur vérification et éventuelle annulation au cas par cas. Ainsi, puisqu’entre 1940 et 1944 Vichy n’a émis que des actes administratifs, c’est l’ensemble de son œuvre qui était maintenue par de Gaulle. Bien sûr, les vérifications ultérieures ont donné lieu à des annulations. Il va de soi que les règlements pris contre les juifs ou les mouvements résistants ont été annulés. Mais l’activité administrative de Vichy lui a largement survécu. On pourrait citer, dans le quotidien des Français, la mise en place des comités d’entreprise, la licence IV dans les débits de boisson, le principe de non-assistance à personne en danger, la police nationale, etc. Dans le domaine des mesures qui ne purent être mises en application qu’après-guerre, on pourrait aussi noter le salaire minimum, la création de l’ordre des médecins, etc.

Bien sûr, ces innovations ne doivent pas faire oublier l’interdiction du droit de grève ou le statut des juifs d’octobre 1940. Mais une histoire du gouvernement de la France entre 1940 et 1945 devrait intégrer cette diversité de composantes, pour passer de la mémoire déchirée à l’histoire. (Après tout, si la mémoire devenait de l’histoire, peut-être nous souviendrions-nous enfin qu’une large part de la réglementation xénophobe de Vichy était déjà existante dans les dernières années de la IIIe République, avec une Chambre pourtant à majorité Front populaire…). Cette histoire intégrerait sans doute l’action résistante ou collaboratrice, mais replacée dans ce contexte plus général on en comprendrait sans doute mieux les méandres, et ainsi, ce qui apparaît aux cerveaux binaires et crétinisés comme une bizarrerie, je veux parler des « vichysto-résistants », pour reprendre l’expression de l’historien Henry Rousso, deviendrait un engagement logique et compréhensible, replacé dans le contexte d’un temps invoqué ad nauseam et pourtant déjà lointain.

De la même manière, la façon dont l’économie s’est adaptée à l’occupation, dont la science a pu être soutenue par la nécessité d’imaginer des produits de synthèse face à la pénurie, la manière dont les corps constitués de la nation ont tenté de maintenir une vie quotidienne normale devrait faire l’objet de cette histoire. Pendant quatre ans, la vie ne s’est pas arrêtée. Les lycéens préparaient leurs bacs, des étudiants entraient à la faculté, des scientifiques se livraient à leurs recherches, des hommes d’affaires tentaient d’investir, de bâtir. Il faudrait écrire cela et le mettre en relation avec la France des Trente glorieuses qui n’est pas née ex-nihilo.

Loin des diatribes de peu d’intérêt, en somme, la polémique Zemmour devrait stimuler les historiens pour enfin nous offrir une histoire dépassionnée de la France entre 1939 et 1945, reprenant globalement les travaux éparpillés réalisés depuis un demi-siècle. On en finirait enfin avec les justifications de l’un ou l’autre camp, on en terminerait avec la légende dorée des FTP et FFI et les thèses fumeuses entre le glaive et le bouclier, la France résistante ou la France moisie. Ce serait enfin la paix des braves !

Gabriel Privat

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