ActualitésHistoireLes chroniques du père Jean-François Thomas

Où sont donc les Myrmidons ?

L’épopée de L’Iliade serait incomplète sans la présence des Myrmidons, redoutables guerriers dirigés par Achille. La mythologie grecque nous apprend qu’ils étaient les descendants du roi Myrmidon, lui-même enfant né d’une des nombreuses séductions amoureuses de Zeus qui s’était transformé en fourmi (telle est la signification de myrmex) pour parvenir à ses fins auprès de la princesse Euryméduse, princesse de Phthie, comme le rapporte Ovide dans Les Métamorphoses. Lors de la guerre de Troie, les Myrmidons remportent la première victoire, à peine accostés, en enlevant le camp défensif sur la plage et en repoussant les Troyens dans leurs remparts, lieu de leur perte prochaine. Leur caractéristique était cette loyauté féroce envers leur chef demi-dieu charismatique, Achille. Ce dernier, électron libre au sein des princes grecs alliés contre l’ennemi commun, affichait sa quasi invincibilité et son mépris des manières de son monde, ne répondant qu’à sa soif d’indépendance. Il avait insufflé à ses hommes, au-delà d’un entraînement physique impitoyable, la même soif de gloire et d’honneur sans souci des récompenses mortelles, d’où la redoutable efficacité de leur cohorte unie par une solidarité des armes sans faille. Telles étaient ces fourmis capables de servir un sceptre sans rien attendre d’autre en retour que la compagnie des dieux une fois leur devoir accompli et leur sang versé pour leur idéal et pour leur patrie.

Nous manquons cruellement de Myrmidons, ceci depuis tant d’années… En revanche, les matamores sont nombreux, de plus en plus. Pas étonnant puisque le matamore était un cachot utilisé par les Maures pour emprisonner leurs esclaves. Nous sommes des esclaves, bien que paradant comme Tartarin de Tarascon. Quels sont nos actes héroïques ? Où sont nos prises de guerre ? Nous ne présentons que des peaux d’ours imaginaires. En période de crise profonde et durable, notre pays attend, depuis des lustres, des hommes capables de redonner à notre peuple le sens de l’effort, du sacrifice, ceci grâce à la foi et au courage. En vain : les timides essais de recouvrement de notre âme ont tous été étouffés dans l’œuf ou dans le sang depuis deux siècles. Nicolás Gomez Dávila, dans ses Carnets d’un vaincu, note l’apophtegme suivant : « Non pas calomnier le pouvoir mais s’en méfier profondément, c’est cela même qui caractérise le réactionnaire. » Il se définissait comme réactionnaire, c’est-à-dire celui qui réagit en présence des aberrations du temps présent, de la décadence morale et politique d’une société. Il est possible que le retrait, la distance adoptés par le réactionnaire face à un état déliquescent n’aident guère justement à réagir. Il est vrai que le réactionnaire n’est pas le révolutionnaire. Le même auteur écrivait aussi : « Nous autres réactionnaires octroyons aux imbéciles le plaisir de se croire de hardis penseurs d’avant-garde. » Et encore : « Le réactionnaire n’est pas un penseur excentrique mais un penseur incorruptible. » Cette attitude ne provient pas d’une défiance à l’égard de la raison mais l’égard de la volonté. Il est probable que bien des âmes généreuses de notre époque souffrent de cette timidité d’action et de ce refus, louable, de se salir les mains, mais une telle réserve n’aide pas à ouvrir d’autres portes, et le risque est de demeurer enfermés à l’infini dans une situation mortelle, guidés par les mêmes bergers fous ou cruels.

Pour reprendre l’expression de Georges Bernanos, dans une lettre à Guy Hattu datée de 1946, pourquoi ne mettrions-nous pas notre esprit, l’Esprit de notre pays et de ses racines « au service d’une vaste entreprise de sabotage spirituel de cette civilisation de damnés ? » Il faudra bien un jour passer de la réflexion et des pieuses paroles à l’action, sinon nous continuerons à glisser sur la pente savonnée par nos prédécesseurs soucieux de faire table rase et d’instituer un nouveau monde sans Dieu. Heinrich Heine avait déjà révélé le secret de la démocratie républicaine et libérale : « Nous ne nous battons pas pour que le peuple accède aux droits de l’homme, mais pour que l’homme accède aux droits divins. » Le résultat est désormais palpable et nous nous en lamentons à juste titre. Cependant, les jérémiades ne résolvent jamais les problèmes et n’apportent point le salut. Dávila avait bien vu notre dilemme et le piège refermé sur nous : « Nous avons commencé par appeler démocratiques les institutions libérales et nous avons fini par appeler libérales les servitudes démocratiques. » Nous sommes plongés jusqu’au cou dans le marais de cet esclavage « démocratique ». Il existe des épreuves qui sont le résultat de notre infidélité envers Dieu, et d’autres qui sont au contraire le fruit, amer, qu’Il réserve à ses serviteurs. Il est plus que probable que nous subissions actuellement des fléaux qui sont la conséquence de notre orgueil. Il est certes nécessaire de souffrir non seulement pour son pays, mais aussi par son pays (comme d’ailleurs de souffrir par l’Église encore plus que pour l’Église), car là réside le sacrifice parfait, mais il faut aussi résister et construire, pas simplement subir et se lamenter.

Notre pays est-il mort ou bien sommes-nous les morts ? S’il est mort, nous avons vécu en faisant semblant de ne pas le savoir, et maintenant qu’il nous apparaît comme très décharné, aurons-nous l’audace et le courage de survivre afin de le sauver, ceci en œuvrant avec enthousiasme là où nous sommes ? Nous avons l’impression d’avoir été abandonnés, y compris par bien des pasteurs de l’Église, et notre cri d’angoisse résonne sans obtenir de réponse. Peut-être sera-ce lui qui nous réveillera enfin et ce que nous n’avons pas été capables d’accomplir jusqu’ici pour nous-mêmes, serons-nous enclin à le réaliser pour le bien de nos enfants, des générations qui recevront notre héritage, aussi misérable soit-il. Bernanos écrivait dans la douleur à Gaëtan Picon en 1946 : « Je fais ce que je peux pour surmonter chaque jour la tentation du “À quoi bon” – ou du moins ruser avec elle. Je ne puis me consoler d’avoir perdu l’image que je m’étais formée dans l’enfance, de mon pays. Si je savais où on l’a mise, j’irais crever sur sa tombe, comme un chien sur celle de son maître. » Lorsqu’il revient sur les valeurs spirituelles qui façonnèrent la France, il avoue à Raul Fernandes : « Ces valeurs spirituelles sont ici sans efficacité, car notre peuple les refuse, comme il refuse tout […] Il ne croit plus en lui-même, mais il croit beaucoup moins encore à ce monde de violence et d’imposture qui ne lui donne  nullement l’illusion de l’ordre, de la justice et de la paix. La France se méprise elle-même. Ne le déplorez pas. C’est la seule manière dont elle soit momentanément capable de rester fidèle à sa grandeur détruite. »

Nous ne vivons pas dans une ère de guerre comme durant les deux grands conflits mondiaux, et pourtant, notre pays est plus ravagé, spirituellement, que durant ces époques tragiques et meurtrières, tout simplement parce qu’il n’est plus victime d’une violence extérieure mais qu’il se détruit lui-même par sa propre errance et ses contradictions internes. La France est dévorée par le monde dans ce qu’il possède de plus démoniaque. Il ne s’agit pas de tout condamner en bloc mais de discerner soigneusement et de trancher dans le vif lorsque le mal est repéré. Faute d’action, utilisons au moins l’inertie qui paralyse, comme ces enfants capricieux qui se font traîner difficilement en se faisant aussi lourds que des pierres lorsqu’ils refusent d’aller là où ils ne veulent pas. Bernanos était persuadé que la dictature est une maladie de la démocratie et que cette dernière se transforme toujours en dictature « comme le sang d’un hydropique tourne en eau.. » Quand aura donc lieu cette révolte de l’esprit si nécessaire à notre survie et à notre croissance ? Si nous attendons que se lèvent des guides éclairés, nous risquerons d’être déçus et de rendre l’âme avant que quoi que ce soit ne change. Nous devons refuser, sans attendre, ce monde orwellien qui se met en place à la faveur de « crises » montées de toutes pièces et de dangers approximatifs manipulés contre les peuples. Notre refus doit être absolu mais sans haine, car telle est la vocation du chrétien dans le monde auquel il n’appartient pas tout en y vivant. Tous les Myrmidons seront les bienvenus.

P. Jean-François Thomas, s.j.

9 mai 2020
Saint Grégoire de Nazianze

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