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Un conflit interminable et oublié : le Sahara Occidental

Le Maroc est en train d’effectuer son grand retour en Afrique. Ces dernières années, le roi Mohamed VI a effectué plusieurs visites très remarquées au sud du Sahara, dans de nombreux pays. Les grandes sociétés du royaume chérifien sont de plus en plus présentes un peu partout sur le continent, dans des domaines très divers. La compagnie Royal Air Maroc a ouvert plusieurs lignes aériennes reliant le pays aux grandes métropoles africaines. Des milliers d’étudiants subsahariens étudient dans les universités marocaines. Tout cela alors que le Royaume du Maroc ne fait même pas partie de l’Union Africaine. Il a en effet quitté l’Organisation de l’Unité Africaine (ancêtre de l’UA) en 1985, alors qu’il en avait été l’un des membres fondateurs, en 1963. En se retirant de cette organisation panafricaine, le roi Hassan II, père de l’actuel souverain, avait voulu protester contre l’admission en son sein de la République Arabe Sahraouie Démocratique, une fiction d’État reconnue par la majorité des pays africains. Pour comprendre l’origine du plus ancien conflit d’Afrique, un petit saut dans le passé s’impose. 

L’Espagne n’a jamais été très présente, en Afrique, contrairement à son voisin portugais. En Afrique subsaharienne, sa seule possession était la Guinée Équatoriale, colonie constituée d’une petite île dans le golfe de Guinée et d’un morceau de territoire continental coincé entre le Gabon et le Cameroun. Depuis le traité d’Alcáçovas de 1479, l’Espagne possède l’archipel des Canaries, devenu une communauté autonome espagnole depuis la promulgation de la constitution de 1978.  En 1580, après en avoir chassé les Portugais, l’Espagne a pris possession de Ceuta, ville située sur une péninsule de la rive sud du détroit de Gibraltar. C’est donc une cité espagnole depuis plus de quatre siècles peuplée d’Espagnols et elle jouit depuis 1978 d’un statut de  « Ciudad Autonoma ». Occupant un territoire de 18,5 km², elle est peuplée de 85 000 habitants. Un peu plus à l’est, sur la côte méditerranéenne de l’actuel Maroc, existe une autre ville, espagnole depuis encore plus longtemps que Ceuta. Il s’agit de Melilla, conquise en 1497, dans la foulée de la Reconquista, qui s’était achevée cinq ans plus tôt.  Cette enclave de 13,4 km² peuplée de 85 000 habitants constitue, comme Ceuta, une ville autonome au sein du Royaume d’Espagne. Tant Ceuta que Melilla sont des territoires revendiqués par le Royaume du Maroc. Depuis des années, la tension est vive sur les frontières de ces enclaves, des milliers de migrants tentant régulièrement de prendre d’assaut les hautes barrières métalliques les entourant. Ces barbelés constituent en effet les seules frontières terrestres de l’Union Européenne sur le continent africain. Pénétrer à Ceuta ou à Melilla,  c’est donc mettre pied sur le sol européen.

En 1884, l’Espagne a pris possession du Rio del Oro, aujourd’hui connu sous le nom de Sahara Occidental, vaste territoire grand comme la moitié de la France (266 000 km²). Puis, en 1912, l’établissement par la France d’un protectorat sur le Maroc a permis à l’Espagne d’étendre son influence dans la région.  Par la convention franco-espagnole de Madrid du 27 novembre 1912,  la France permit en effet à l’Espagne d’établir son propre protectorat sur deux zones disjointes, l’une au nord du Maroc, l’autre au sud. La partie septentrionale de 21 000 km² était constituée du Rif et du Habt (péninsule Tingitane), à l’exclusion d’une  enclave destinée à devenir la future Zone internationale de Tanger, qui exista de 1923 à 1956. La partie méridionale de 26 000 km² s’étendait sur la zone dite de Tarfaya, située entre l’oued Drâa et le Sahara espagnol. En 1956, un mois après la reconnaissance de l’indépendance par la France, ces deux territoires furent restitués par l’Espagne au royaume chérifien. Depuis 1934, l’Espagne contrôlait en outre l’enclave d’Ifni au sud-ouest du Maroc, sur la côte atlantique. En 1969, après une longue tension entre les deux pays, cette enclave de 1 502 km² fut finalement rétrocédée au Maroc.

Au début des années 70, l’Espagne conservait donc encore le Sahara espagnol. Depuis plus de quarante ans, ce territoire constitue un épineux contentieux international, dans lequel tous les voisins se sont trouvés impliqués. Aujourd’hui encore, il est la principale pomme de discorde entre les deux frères ennemis du Maghreb, le Maroc et l’Algérie.  Dans les années 60, grande époque des « mouvements de libération » en Afrique comme ailleurs, le Front POLISARIO[1] vit le jour,  créé avec l’appui bienveillant de l’Algérie nouvellement indépendante. Il réclama l’indépendance de ce territoire espagnol. Depuis l’indépendance du Maroc en 1956, Rabat l’a toujours revendiqué. Mohamed V et son fils et successeur Hassan II rêvaient de reconstituer l’ancien empire marocain précolonial. Ils contestaient même l’existence de la Mauritanie, devenue indépendante en 1960. Selon Rabat, ce pays, tout comme le Sahara Occidental, faisait partie du royaume chérifien historique. Quant à l’Espagne, encore sous la dictature franquiste, elle semblait se satisfaire du statu quo, qu’elle aurait souhaité voir se perpétuer. On ne songea pas à demander leur avis aux 70 000 habitants (selon le dernier recensement espagnol) de ce territoire désertique mais riche en phosphates.

L’année 1975 fut une année capitale. La Cour Internationale de Justice, saisie par Rabat, reconnut les liens historiques entre les populations du Sahara Occidental et du Maroc. C’est la longue agonie du vieux dictateur espagnol, en octobre et novembre 1975, qui fit monter les enchères entre les différents protagonistes. Le 6 novembre, Hassan II, après avoir chauffé à blanc le sentiment national de ses sujets vis-à-vis de l’ « Alsace-Lorraine » marocaine, lança sa « marche verte » vers la frontière du Sahara Occidental. Des dizaines de milliers de Marocains brandissant le drapeau national et le portrait de leur souverain parvinrent à franchir la frontière internationale et à pénétrer dans le territoire. Pour calmer le jeu, le gouvernement espagnol proposa l’ouverture de négociations. Le 14 novembre suivant, après la mort de Franco, des accords furent signés à Madrid entre l’Espagne, le Maroc et… la Mauritanie. Ces accords prévoyaient un rapide retrait de l’administration et de l’armée espagnole et un partage du Sahara Occidental entre le Maroc et la Mauritanie : les deux tiers nord deviendraient marocains tandis que la Mauritanie annexerait le tiers sud, qui comprenait le port de Dakhla. Le président mauritanien, Mokhtar Ould Daddah, vit en cet arrangement l’occasion, non seulement d’agrandir son territoire à peu de frais (croyait-il) mais aussi de mettre fin aux revendications marocaines sur son propre pays. Cet accord devait pourtant lui coûter très cher  et il finit par lui faire perdre le pouvoir.

Le Front Polisario engagea aussitôt la lutte armée contre les nouveaux occupants. Il attendit le retrait du dernier soldat espagnol pour proclamer à Bir Lahlou, le 27 février 1976, la République Arabe Sahraouie Démocratique. Le nouvel État fut reconnu par l’Algérie et par un nombre croissant de pays africains et du camp « socialiste ». L’année 1976 fut marquée par de très violents combats entre l’armée marocaine et le Front Polisario, en particulier lors de la sanglante bataille d’Amgala.

Pendant ce temps, la tension entre le Maroc et l’Algérie allait croissant, les deux pays massant des troupes des deux côtés de leur frontière commune, qui fut fermée. Le Front Polisario décida de concentrer ses attaques contre le maillon faible, la Mauritanie. Il parvint même à lancer une audacieuse attaque sur Nouakchott, la capitale. Les exportations de phosphate du pays déclinèrent, du fait des attaques répétées contre le chemin de fer qui reliait les mines au port de Nouadhibou. Parallèlement, le pays dut augmenter considérablement le budget de son armée qui, jusqu’en 1975, était de taille réduite et sous équipée. La Mauritanie, pays fragile, fut rapidement déstabilisée et ruinée économiquement. Les militaires montèrent en puissance et finirent par renverser le président Ould Daddah en 1978.  Depuis, ils ne se sont jamais vraiment éloignés du pouvoir. Le nouveau régime décida de renoncer au Sahara Occidental et il s’en retira en 1979, après avoir négocié avec le Front Polisario. La nature ayant horreur du vide, le Maroc s’empressa d’envahir l’ancienne zone mauritanienne et la totalité de l’ancienne colonie espagnole devint marocaine. Une guerre faite d’attaques sanglantes contre les positions marocaines continua durant de longues années. Les forces sahraouies étaient très mobiles et elles avaient pour elles une excellente connaissance du terrain. De plus, lorsqu’elles étaient poursuivies, elles pouvaient facilement se mettre à l’abri en territoire algérien, où elles disposaient de bases arrière. Dans les années 80, le gouvernement marocain se mit à édifier une série de murs défensifs qui lui permirent de garder le contrôle du Sahara « utile », là où se trouvaient les villes et les mines de phosphate. Depuis, le royaume chérifien exerce un contrôle effectif sur environ 80 % du territoire, tandis que le Polisario impose son autorité sur les 20 % restants ainsi que sur les camps de réfugiés, situés autour de la ville de Tindouf, dans le Sahara algérien. En 1985, la majorité des États membres de l’Organisation de l’Unité Africaine décida d’admettre la République Arabe Sahraouie Démocratique en son sein. En réaction, le Maroc claqua la porte de l’organisation continentale.   

En 1991, un cessez-le-feu entra en vigueur sous l’égide de l’ONU qui envoya des casques bleus dans le cadre d’une opération baptisée « MINURSO ». Les différentes médiations effectuées par des envoyés spéciaux du Secrétaire Général des Nations Unies ont toutes échoué, chacun des deux camps restant campé sur ses positions : le Polisario s’en tient à un référendum d’autodétermination et à l’indépendance, tandis que le Maroc se déclare prêt à octroyer à « sa » province saharienne un statut d’autonomie interne. Un référendum semble bien difficile à organiser. Qui pourrait y participer ? Les 70 000 habitants recensés par les Espagnols ainsi que leurs descendants ? Le Polisario conteste ce chiffre et exige que tous les réfugiés des camps de la région de Tindouf puissent voter. Mais le Maroc affirme que nombre de ces réfugiés sont en fait des Sahariens originaires de Mauritanie, du Mali ou d’Algérie, et il souhaiterait aussi que les habitants actuels du Sahara Occidental puissent participer à un tel référendum, ce qui inclurait ceux venus du Maroc depuis 1975 ainsi que leurs descendants. Le territoire disputé est en grande partie désertique et sa population, essentiellement nomade, a toujours fait fi des frontières. Dans un tel contexte, déterminer de manière impartiale que tel habitant est authentiquement Sahraoui et que tel autre est Marocain, Mauritanien, Malien ou Algérien semble être un défi quasi insurmontable.

Du côté du mouvement rebelle, cependant, on note une certaine fatigue, après 42 ans de lutte.  Plusieurs dirigeants historiques du mouvement ont fait défection et ont rejoint le Maroc, où ils ont été bien accueillis par l’actuel souverain, Mohamed VI. Des centaines de Sahraouis ont aussi quitté les camps de Tindouf pour rentrer au pays, en zone contrôlée par le royaume chérifien. Le mouvement indépendantiste a été critiqué pour son manque de respect des droits de l’Homme. On a cité le cas de prisonniers de guerre marocains, détenus en toute illégalité en territoire algérien pendant des décennies. La répression de toute vue dissidente au sein du Polisario a également été évoquée. Le Front semble ne pas avoir su évoluer avec son temps en demeurant un mouvement monolithique, à l’instar des mouvements de libération d’obédience marxiste-léniniste des années 60.

La fin de la rivalité Est-Ouest aurait dû permettre un règlement rapide de cette question héritée de la guerre froide. L’Algérie indépendante a bénéficié de la part du lion au Sahara, le pouvoir colonial l’ayant en effet avantagée aux dépends de la Tunisie et du Maroc qui n’étaient que des protectorats. Cependant, ces frontières héritées du colonialisme sont considérées comme intangibles. Il conviendrait de trouver un moyen de consulter la population du Sahara Occidental sur son destin et de permettre aux véritables réfugiés Sahraouis de quitter les camps d’Algérie et de rentrer chez eux. Il y a urgence : AQMI et les autres groupes armés islamo-narcotrafiquants ont su tirer parti de la confusion régnant dans ces confins désertiques pour recruter dans les camps de réfugiés sahraouis et déstabiliser tous les États de la région. 

Au Sahara Occidental comme en Israël-Palestine, deux revendications « légitimes » et inconciliables s’affrontent. Dans les deux cas, des populations civiles ont dû abandonner leurs terres ancestrales pour aller s’entasser dans des camps. Malheureusement, la question du Sahara Occidental ne semble pas bénéficier d’autant d’attention internationale que celle de Palestine. Mais le Maroc de Mohamed VI semble bien décidé à la contourner et à confirmer son grand retour sur le continent africain. Son admission au sein de l’Union Africaine semble désormais imminente.

Hervé Cheuzeville



[1] Acronyme espagnol signifiant « Front Pour la Libération de la Saghiat el Hamra et du Rio del Oro ».

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