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Souvenirs de Lesbos

Il est des lieux qu’il me semble connaître sans y avoir jamais mis les pieds. C’est le cas de Lesbos. Beaucoup de « souvenirs » me lient à Lesbos, cette île du nord-est de la mer Egée, si proche, pour son malheur, des côtes turques. Ce n’est en effet qu’en 1912 que la patrie de Sappho[1], la  poétesse grecque de l’Antiquité, fut libérée des Ottomans, qui la dominaient depuis 1462. C’est aussi du littoral du grand pays voisin qu’affluent, depuis des mois, des dizaines de milliers de migrants et réfugiés venus de Syrie, d’Afghanistan, du Pakistan et d’ailleurs. Rappelons que cette île montagneuse de 1632 km² seulement a une population de moins de cent mille habitants. Les autorités locales sont dépassées par un tel afflux, d’autant que la mère patrie grecque est elle-même plongée dans un profond marasme économique.

Mes « souvenirs » de Lesbos remontent à mon premier séjour au Soudan, à la fin des années 80. J’eus l’occasion de fréquenter, à l’époque, la dynamique communauté grecque qui y était établie depuis des générations et qui contribuait grandement à la chancelante économie soudanaise. Le pays, depuis la fin de la dictature du maréchal Nimeiri, ne parvenait pas à sortir de l’instabilité politique et la seconde guerre du Sud s’aggravait de jour en jour, avec son cortège d’horreurs et de famines. Je fus surpris d’apprendre que ces Grecs étaient pour la plupart originaires de la même île : Lesbos. C’était en particulier le cas de la famille Pagoulatos, propriétaire du plus ancien hôtel de Khartoum, l’Acropole. Cet établissement, fondé en 1952, était l’un des lieux de rencontres favoris des expatriés occidentaux de la capitale soudanaise : diplomates, humanitaires, hommes d’affaire. C’était aussi l’endroit où se retrouvaient les Grecs endimanchés lors des fêtes orthodoxes ou des mariages. Durant les fins de semaine, son restaurant était bondé et l’on parvenait même à y contourner discrètement l’implacable charia, imposée par Nimeri[2] en septembre 1983. Cette imposition avait d’ailleurs été l’une des causes principales du déclenchement du second conflit au sud qui devait aboutir à l’indépendance de la République du Soudan du Sud en 2011, après des années de guerres et des millions de morts. En mai 1988, des terroristes palestiniens firent exploser une bombe à l’hôtel Acropole, faisant 8 morts et 21 blessés. Depuis le traité de paix entre l’Égypte et Israël, le Soudan servait de base arrière à différents groupes palestiniens. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls. Carlos dit le « chacal » y avait également trouvé refuge, jusqu’à ce qu’il soit livré à la DST par Omar Hassan el-Béchir[3], en 1994. De 1992 à 1996, Oussama Ben-Laden séjourna lui aussi à Khartoum.

Quand je pense aux Lesbiens du Soudan, le nom de Dimitri me vient immédiatement à l’esprit. J’ai rencontré Dimitri à Wau, au Sud-Soudan, en 1989. À l’époque, la ville était tenue par l’armée soudanaise, mais la SPLA[4] l’encerclait. Profitant d’un cessez-le-feu, j’étais parvenu à Wau à la tête d’un convoi de camions chargés de vivres, pour le compte du Programme Alimentaire Mondial. Très vite, je fis la connaissance de Dimitri. Ce gros homme jovial, encore jeune, était incontournable pour les humanitaires opérant à Wau. Dimitri savait en effet comment procurer aux ONG ou aux agences de l’ONU tout ce qui était introuvable dans cette ville assiégée. Dimitri, natif de la ville, connaissait tout le monde. Il était l’homme indispensable, même pour les militaires. Dans le sud, la charia n’avait pas été imposée par Khartoum. Mais cette tolérance était toute théorique puisque dans cette vaste région enclavée et en guerre, il était quasiment impossible de trouver de l’alcool. Sauf pour Dimitri. Tous les mois, il organisait un convoi de camions entre Wau et la frontière zaïroise. Pour cela, il lui fallait obtenir la bienveillance tant de l’armée soudanaise que de la SPLA. Cela ne semblait pas constituer un problème pour Dimitri. Ses camions revenaient à Wau chargés de bière « Skol » qui provenait de la brasserie d’Isiro, au Zaïre. Dans les jours qui suivaient, la bière zaïroise coulait à flots, à Wau. Je m’amusais souvent de voir des officiers de l’armée de Khartoum ou des commerçants nordistes, vêtus de djellabas immaculées, attablés dans les bars de Wau et sirotant leurs grosses bouteilles de Skol. Il ne semblaient éprouver aucune gêne à s’offrir un plaisir qui leur était pourtant rigoureusement interdit dans le nord du pays. Trois semaines après l’arrivée du convoi mensuel de Dimitri, la bière commençait à se faire rare et les prix montaient. Chacun rendait alors visite à Dimitri afin de lui demander quand il prévoyait d’envoyer ses camions vers la frontière zaïroise. Nul doute que la soif des expatriés et celles des Soudanais venus du nord contribua à considérablement enrichir Dimitri à l’époque.

Je devais rencontrer d’autres Grecs de Lesbos, ailleurs en Afrique. Je me souviens en particulier de ceux de Beni et de Bunia, dans l’est du Zaïre devenu République Démocratique du Congo. Je garde un grand souvenir des brochettes dégustées au Club Hellénique de Beni et du fromage de Bunia, dont la production avait été lancée par les Grecs. Comme leurs compatriotes du Soudan, ces commerçants ont développé le commerce dans ces contrées qui, elles aussi, devaient être ravagées par la guerre. À mes derniers passages à Beni et à Bunia, la plupart des Grecs étaient partis. Seuls quelques métis  continuaient à maintenir une certaine influence hellénique.

Les frères Pagoulatos, eux, sont restés à Khartoum, envers et contre tout, et l’Acropole existe encore, malgré l’apparition de palaces appartenant à de grandes chaînes internationales. Je n’ai jamais revu Dimitri. J’ai eu une pensée pour lui en l’an 2000, lorsque j’eus l’occasion de me rendre à Isiro, dans le nord-est du Congo-Zaïre, où je découvris la brasserie Skol, abandonnée depuis des années, à cause des invasions et des guerres. Qu’est devenu Dimitri ? A-t-il survécu aux guerres, celle qui aboutit à l’indépendance du Sud en 2011 et celle qui déchire actuellement la jeune République du Soudan du Sud ?  J’espère qu’il est parvenu à profiter d’une retraite bien méritée dans l’île de ses ancêtres où son expérience serait certainement utile dans les circonstances actuelles.

Lesbos, patrie de poètes, creuset de la civilisation et terre d’émigration est aujourd’hui devenue une  île symbole des drames de l’immigration. Le Pape François en a foulé le sol, ce samedi 16 avril, afin de tenter de réveiller les consciences. Je serais heureux d’avoir l’occasion de découvrir cette île incomparable, un jour prochain. Peut-être qu’au détour d’une ruelle de Mytilène[5] y rencontrerais-je Dimitri. Nous évoquerions alors ensemble les souvenirs de Wau, tout en partageant une ou deux bières grecques…

Hervé Cheuzeville

[1] L’auteur de  l’ « Ode à Aphrodite » serait née vers 630 av. J.‑C. à Mytilène, la capitale de l’île, et morte vers 580 av. J.‑C. Son contemporain le poète Alcée était lui aussi originaire de Lesbos.

[2] Gaafar Nimeiri (1930-2009) arriva au pouvoir par un coup d’État militaire en 1969 et renversé à la suite d’une révolution populaire en 1985.

[3] Le général Omar Hassan el-Béchir (né en 1944), actuel président de la République du Soudan, est arrivé au pouvoir lors du coup d’État du 30 juin 1989.

[4] Sudanese Peoples’ Liberation Army (Armée de Libération des Peuples du Soudan), mouvement rebelle essentiellement sudiste qui lutta à partir de 1983 et qui provoqua la sécession du Sud.

[5] Chef-lieu de l’île de Lesbos.

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