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Kibeho, ses apparitions et ses massacres

Au milieu des collines verdoyantes du sud-ouest du Rwanda se trouve une petite localité nommée Kibeho.

C’est dans cette paisible bourgade rurale qu’à partir du 28 novembre 1981 la Vierge Marie serait apparue à plusieurs reprises à trois collégiennes nommées Alphonsine Mumureke[1], Nathalie Mukamazimpaka[2] et Marie-Claire Mukangango[3]. L’apparition se serait présentée sous le nom de Nyina wa Jambo (la Mère du Verbe) et aurait demandé que l’on prie ardemment afin qu’une terrible guerre soit évitée. Le 19 août 1982 les mêmes jeunes filles auraient eu une vision de violences, de rivières de sang, de corps démembrés et de destructions.

Ces visions de massacres devaient malheureusement devenir réalité dans le Rwanda des années 90. Le site même des apparitions ne fut pas épargné. En avril 1994, des civils ayant trouvé refuge à l’intérieur de l’église paroissiale de Kibeho furent massacrés par les miliciens interahamwe[4], qui allèrent jusqu’à ouvrir des brèches dans les murs de l’édifice afin d’y jeter des grenades et de tirer des rafales de kalachnikov sur les malheureux se trouvant à l’intérieur. Des milliers d’innocents furent ainsi massacrés à Kibeho et dans les environs durant ces terribles cent jours, d’avril à juillet 1994. Il en fut de même, comme on le sait, dans l’ensemble du pays. Dans un pays qui venait de perdre son président dans des circonstances autant suspectes que dramatiques, et alors que l’ennemi profitait de telles circonstances pour passer à l’offensive sur tous les fronts, des miliciens aveuglés par la haine, l’alcool et le chanvre se mirent à traquer les Tutsi ou tous ceux qu’ils prenaient pour des Tutsi ainsi que tous les opposants suspects de sympathies pour le FPR[5]. Parallèlement et loin des regards indiscrets de la presse et des diplomates étrangers, les rebelles passés à l’offensive se livraient à des massacres de masse au gré de leur avancée victorieuse. Ces horreurs durèrent cent jours, cent jours de folie, cent jours d’apocalypse à l’échelle de tout un pays, apocalypse semblant tout droit sortie des visions des jeunes filles de Kibeho.

Un an plus tard, alors que le FPR était désormais au pouvoir et que les tenants du régime déchu avaient trouvé refuge au Zaïre, tout n’était pas rentré dans l’ordre, au pays des Mille Collines. Des centaines de milliers de Hutu, craignant d’être massacrés par les vainqueurs tutsi, avaient fui et la plupart s’entassait dans d’immenses camps de réfugiés autour de Bukavu et de Goma, au Zaïre. D’autres, n’étant pas parvenus à gagner les pays voisins, avaient cru trouver une relative sécurité dans des camps de déplacés qui s’étaient spontanément formés autour des positions tenues par les casques bleus de l’ONU. Tel était le cas à Kibeho, où une centaine de milliers de déplacés hutu s’entassait sur une colline, autour d’une base de soldats australiens et zambiens. Une telle situation était intolérable pour le nouveau pouvoir du FPR. Il fallait en finir au plus vite. On accusait ces déplacés de tous les maux : il s’agissait de génocidaires, d’interahamwe, ils dissimulaient des armes dans ces camps et préparaient leur revanche, comme ceux des camps de réfugiés au Zaïre.

Au début d’avril 1995, les autorités FPR annoncèrent leur décision de fermer le camp de déplacés de Kibeho et d’arrêter les génocidaires qui y avaient trouvé refuge, tout en assurant que les déplacés n’ayant rien à se reprocher pourraient regagner leurs zones d’origine. Les militaires australiens et zambiens de l’ONU, cantonnés dans le camp, surveilleraient l’opération et l’Union Européenne annonça sa décision d’envoyer 25 « monitors[6] ». Le 18 avril, l’APR[7] encercla le camp et en ferma toutes les routes d’accès, à l’exception d’un chemin sur lequel des barrages filtrants furent installés. Des soldats tirèrent en l’air, causant la panique parmi les déplacés et provoquant une bousculade meurtrière qui fit de nombreux morts. Le 19, l’APR se remit à tirer. Les soldats brûlèrent un grand nombre de huttes et tuèrent des déplacés à l’intérieur du camp tandis que des miliciens tutsi, à l’extérieur, massacrèrent à l’aide d’armes à feu et de machettes ceux qui tentaient de fuir. Les dizaines de milliers de déplacés encore dans le camp convergèrent alors vers le sommet de la colline et la base onusienne. Durant la matinée du 22 avril, alors qu’une pluie torrentielle s’abattait sur le secteur, les soldats de l’APR ouvrirent le feu sur la foule qui avait trouvé refuge dans l’enceinte de l’hôpital du camp, causant une nouvelle bousculade. Deux heures durant, les militaires mitraillèrent les déplacés qui tentaient de s’enfuir. Durant l’après-midi du même jour, l’APR commença à faire usage de mortiers, tout en continuant à tirer jusqu’à la tombée de la nuit. Le caporal australien Paul Jordan devait raconter : « Nous regardions, sans pouvoir rien faire, ces gens être pourchassés et abattus ». La foule paniquée se bousculait pour atteindre le poste militaire onusien, qui était entouré de barbelés  coupants. Les casques bleus durent assister à l’horrible spectacle de vagues d’hommes, de femmes et d’enfants fuyant les tirs et courant pour atteindre le poste onusien, finissant déchiquetés sur le barbelé acéré. Beaucoup sont morts sur cette barrière censée protéger les militaires de l’ONU, sous les yeux des casques bleus impuissants. Le sol boueux était couvert de corps, les blessés et les agonisants mêlés aux morts. De nuit, des milliers de cadavres furent chargés sur des camions. Ils furent ensuite sommairement enterrés dans la forêt de Nyungwe. Le lendemain, des témoins purent voir une trainée de sang sur la route empruntée par ces véhicules.  Après avoir été assurés qu’on les laisserait retourner chez eux, les survivants furent contraints de monter dans des camions de l’APR et amenés au camp militaire de Huye. Là, ils ont été liquidés à l’abri des regards. Les hommes de l’APR mirent 24 heures pour achever leur sinistre besogne, utilisant des cordes pour étrangler, des marteaux pour fracasser et des sacs en plastique pour étouffer tous ces malheureux.

Ce qui s’est passé à Kibeho durant ces terribles journées de 1995 ne peut qu’être comparé, pour la magnitude du massacre, à ce qui allait se passer à Srebrenica trois mois plus tard. À Kibeho, les Australiens estimèrent qu’au moins 4000 personnes furent tuées. Mais le bilan pourrait être beaucoup plus lourd. Certaines sources évoquent le chiffre de 8000 morts. De son côté, l’APR a fait état d’un bilan de 338 tués parmi les déplacés ! Pour rappel, à Srebrenica, 8000 hommes et adolescents bosniaques furent sommairement assassinés. La tuerie perpétrée par les hommes du général Mladic fit la Une des grands médias, à l’époque, alors que celle de Kibeho continue à être occultée jusqu’à aujourd’hui. Karadzic vient d’être condamné à 40 ans de prison par le TPIY[8] et Mladic est en train d’être jugé. Les responsables du massacre de Kibeho n’ont jamais été inquiétés et ils ont tous fait de belles carrières, au sein de l’APR, mais pas seulement. Celui qui organisa les réunions préparatoires, le colonel Jack Nziza, est toujours en charge des opérations spéciales du DMI[9] rwandais. L’opération elle-même fut coordonnée par le colonel Fred Ibingira. Le commandant militaire pour la préfecture de Gikongoro (dans laquelle se trouve Kibeho) était le général Patrick Nyamvumba, actuel chef d’état-major de l’armée rwandaise. Il fut même, de 2009 à 2013, commandant des forces onusiennes au Darfour !  

Ce qui s’est passé à Kibeho n’est malheureusement pas un cas isolé. De 1994 à 1998 de nombreux massacres de masse, à l’encontre de civils hutu, ont été commis un peu partout au Rwanda. Nombre de témoignages en font état, certains venant même d’officiers de l’APR qui y ont participé.  Le TPIR[10] avait, en 1994-1995, conduit une enquête clandestine au Rwanda concernant les massacres commis par l’APR. Cette enquête fut interrompue et aucun responsable ne fut jamais inquiété. En 2003, la procureure Carla del Ponte, jugée trop indépendante, fut même relevée de ses fonctions, à la suite de pressions orchestrées par Paul Kagame, l’homme fort de Kigali. Mais depuis, le contenu de certains documents de cette enquête a « fuité », ainsi que ceux d’autres documents confidentiels des Nations Unies, révélant l’ampleur des tueries. Lesquelles tueries précédèrent celles commises par l’APR en territoire zaïrois, lors de l’attaque des camps de réfugiés en septembre-octobre 1996 et, ensuite, durant l’épouvantable traque des survivants fuyant dans la grande forêt, jusqu’aux frontières de Centrafrique et du Congo-Brazzaville. 

En 2001, l’Église Catholique a reconnu l’authenticité des apparitions mariales de Kibeho. Le site est devenu un lieu de pèlerinage[11]. Chaque année, les pèlerins affluent, venant de tout le pays mais aussi des pays voisins. Je ne me suis pas encore rendu à Kibeho. Sans doute devrai-je encore attendre quelques années avant d’envisager de retourner au Rwanda. C’est avec émotion que je participerais à un pèlerinage dans un tel lieu, dans un Rwanda apaisé et réconcilié avec lui-même, définitivement débarrassé de Kagame et de sa clique de meurtriers de masse.

Hervé Cheuzeville


[1] Alphonsine naquit en 1965 à Cyizihira, diocèse de Kibungo. En 2004 elle est devenue religieuse au monastère Sainte Claire d’Abidjan et a pris le nom d’Alphonsine de la Croix Glorieuse.

[2] Nathalie naquit en 1964 à Munini, diocèse de Gikongoro. À la demande de la Vierge Marie, elle s’est engagée à vivre sur le lieu des apparitions. Mis à part un bref exil au Zaïre de 1994 à 1996, Nathalie a consacré sa vie à l’accueil et au service des pèlerins à Kibeho, où elle se trouve toujours.

[3] Marie Claire naquit en 1961 à Rusekera, diocèse de Gikongoro. Elle a exercé le métier d’institutrice et s’est mariée religieusement en 1987 à Kigali. Son mari travaillait comme journaliste, d’abord à l’Office Rwandais d’information puis au bureau du Premier Ministre. En 1994, Marie-Claire et son mari ont été déplacés à Byumba dans le nord du pays, où elle et d’autres innocents ont été massacrés par les soldats du FPR alors qu’elle tentait de retrouver son époux qui avait été emmené par les militaires vers une destination inconnue.

[4] Milice hutu extrémiste, responsable de l’essentiel des massacres de Tutsi et d’opposants, entre avril et juillet 1994.

[5] Front Patriotique Rwandais, mouvement rebelle à dominante tutsi, issu de l’armée ougandaise, qui mena la lutte contre les autorités de Kigali d’octobre 1990 à juillet 1994 et qui est au pouvoir depuis lors.

[6] Superviseurs de terrain.

[7] Armée Patriotique Rwandaise, branche armée du FPR.

[8] Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie.

[9] Directorate of Military Intelligence, services secrets de l’APR.

[10] Tribunal Pénal International pour le Rwanda, basé à Arusha (Tanzanie).

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