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Hommage à André Clément (1930-2020) : entretien avec les chanoines Goupil

Le 28 mars 2020, le philosophe André Clément — frère du philosophe Marcel Clément et fondateur, avec ce dernier, des Facultés libres de philosophie et de psychologie (IPC) — rendait son âme à Dieu. L’Ordre de saint Remi pleurait alors le maître de ses deux fondateurs. À l’occasion du premier anniversaire de sa mort, le chanoine Frédéric Goupil a accepté de répondre aux questions de Vexilla Galliae :

D’abord, quel souvenir conservez-vous de votre maître ?

Celui d’un homme passionné… et passionnant, humble et vrai disciple du Seigneur comme de ses maîtres Aristote et saint Thomas, à savoir toujours « attentif, bienveillant et docile ». C’était un vrai philosophe chrétien, qui vivait quotidiennement la vertu d’admiration. Au séminaire de Gricigliano, il nous a indéniablement réconciliés avec la philosophie, dont nous n’avions eu que des contre-façons au lycée d’État…

Pourriez-vous nous expliquer en quoi André Clément fut votre maître « au sens fort du terme comme en son sens académique », selon votre expression ?

Maître académique, il a commencé par nous donner le B.A.-BA de ce que l’on attend d’un professeur : un bon schéma et une histoire de la philosophie, nous permettant de situer les philosophes dans le temps et par rapport à leurs confrères, tandis que la terminale nous faisait passer d’un texte du XXe siècle à un texte du XVIIIe sans rien expliquer, nous laissant dans la confusion et l’incompréhension. Et puis il ne pouvait aller que plus loin que les « profs de philo », puisqu’il jouissait de l’éclairage non seulement de la saine philosophie mais de la Révélation !

Notre cher professeur ne se contentait pas de nous faire une synthèse de sa matière : il savait quitter son cours — que nous avions de toute façon imprimé en partie sous les yeux — pour nous confier ses expériences et donner ainsi vie à ce qu’il enseignait. Plusieurs de nos confrères, le nez dans le guidon, ont cru qu’il radotait et perdait du temps hors-sujet, alors que l’expérience des sages est le plus riche enseignement que l’on puisse recevoir, et l’un des plus grands trésors que l’on puisse transmettre. Il donnait vie à son cours théorique (lui qui avait touché à tant de domaines dans sa vie), et beaucoup n’ont malheureusement pas compris la grâce qu’ils avaient de côtoyer cet homme exceptionnel, un peu comme cette carmélite de Lisieux se demandant ce que l’on pourrait bien dire de sainte Thérèse après sa mort… ce qui me fait penser à ce dicton : « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ». Il restera assurément dans l’Histoire, mais ce n’est que le Jugement général et la vue de toutes choses en la Sainte Trinité qui le révélera pleinement à tous. Mais mon frère étant entré au séminaire trois ans après moi, je rends grâces à Dieu qu’il ait bénéficié de son enseignement juste avant qu’il ne soit remplacé, ne revenant ensuite que pour les religieuses.

Comme un directeur spirituel, un maître « au sens fort du terme » n’a pas pour mission de nous dire ce qu’il croit bon pour nous, mais de transmettre aux autres ce qu’il a contemplé (aliis contemplata tradere, disent les Frères Prêcheurs), ce qu’il a reçu (tradidi quod accepi…), de nous inculquer les bons principes qu’il nous faudra ensuite utiliser tout seuls, de bien modeler notre « forma mentis ». Comme le Pr Lejeune, feu le doyen Clément savait, lui le puits de science, se mettre au niveau de chacun pour lui donner de comprendre : c’est là le vrai signe d’un sage, de même que celui d’un vrai noble sera de se comporter comme la Sainte Vierge, en parlant à une sainte Bernadette « comme si c’était quelqu’un d’important ». Cette suite du Christ dans les pas du maître nous faisait et fait toujours communier à son indéfectible admiration, qui doit être considérée avec la liberté comme une condition pour la sainteté à laquelle nous sommes tous appelés, tandis que les démons et leur monde de péchés ne font que transformer les hommes en êtres blasés de tout.

Je voudrais évoquer encore ses liens avec sa chère et charmante épouse, qui aura été sa digne compagne de vie comme d’œuvres, puisqu’elle était également sa secrétaire. À notre étonnement, nous les entendions se vouvoyer entre eux avec une fraîcheur digne d’un couple de jeunes fiancés : nous avions sous les yeux un modèle d’éternelle jeunesse et de tendre respect, permettant d’entretenir la flamme de l’amour conjugal. Je ne manque jamais de les donner en exemple à chacune des préparations au mariage que me demandent des fiancés. 

André Clément eut-il une influence sur votre entrée en religion ?

Non, car je l’ai rencontré en faisant ma visite préparatoire à l’entrée au séminaire de Gricigliano en Toscane : j’ai bénéficié d’une partie de la session qu’il donnait au cours de mon passage de trois jours, à l’Ascension 2002. Mais cela a été le cadeau d’entrée, le « bonus », et n’a fait que me confirmer dans le choix de ce séminaire, où j’ai eu la grâce de le rencontrer pendant toute ma formation. L’évêque de mon diocèse natal, auquel je disais la joie de l’avoir pour professeur, me répondit avec ironie : « Je suis heureux de savoir que vous êtes avec André Clément : vous ne risquez pas d’être révolutionnaire ». Merci donc cher Doyen pour nous avoir donné cette formation thomiste, et avoir été une balise sur notre chemin… et tout au long du chemin. Et merci aux supérieurs du Séminaire d’avoir donné aux futurs prêtres un tel professeur.

À quelle école de pensée appartenait André Clément ? Eut-il une influence sur votre « entrée en Légitimité », pour reprendre les mots du Frère Maximilien-Marie du Sacré-Cœur ? Sur la fondation de l’Ordre de saint Remi ? Et sur votre charisme propre, particulièrement tourné vers le salut de la France ?

Le doyen Clément appartenait au courant du réalisme modéré, qui est celui du Docteur angélique. C’était un disciple assumé de Charles De Koninck en Nouvelle-France, et grand ami des Compagnons du devoir. Nos conversations n’ont pas vraiment eu l’occasion de traiter de la Légitimité : à l’I.P.C., c’est le prince Jean d’Orléans qui fut connu comme élève. Le Doyen donnait les bons principes philosophiques permettant ensuite de construire notre propre réponse à notre vocation. Il aurait pu écrire pour la Légitimité tout le traité de philosophie politique, qui peut être compris et assimilé par toute âme de bonne volonté, même ignorante de la Révélation : l’on rejoint ici la formation que souhaite donner à ses membres l’U.C.L.F. qui suit le principe du séminaire : la philosophie est servante de la théologie, et la philosophie politique aristotélo-thomiste conduit naturellement à ce que l’on appelle la doctrine sociale de l’Église, ainsi qu’à l’adhésion aux justes et riches Lois fondamentales du Royaume qui ont pour sommet la doctrine de la royauté du Christ, sur la France comme sur l’univers entier (cf. encyclique Quas primas de Pie XI en 1925) : « Vive le Christ, qui aime les Francs » fit ajouter Clovis à la Loi salique.

Concernant notre fondation, il a été un soutien discret mais toujours fidèle. Son seul appui est la preuve que nous n’avons rien d’un parti politique (quelle idée saugrenue !) comme veulent le faire croire nos détracteurs. « Réussissez ! » avait été le mot d’ordre reçu du Père Finet lorsqu’il fut confronté au grand recadrage de sa vie sur une mission spéciale : la fondation de l’Institut de Philosophie Comparée… avec son propre frère, malgré l’opposition de l’épiscopat français et sans doute de beaucoup d’autres ; que son fils François-Xavier, également notre professeur, soit ensuite devenu directeur diocésain de l’Éducation catholique est symboliquement une belle preuve de la fécondité de son action en France, lui qui entretenait la vertu de piété envers sa chère patrie et était sensible aux bourgeons de renouveau de la France catholique. « Réussissez ! » nous donnait-il comme même programme en 2017 : notre accueil par Mgr Rey, qu’il connaissait bien, puis notre reconnaissance l’année suivante, ont été l’accomplissement du programme donné : il fut l’un des premiers à l’apprendre et à s’en réjouir. Comme lui, nous désirons participer, à notre petite place, à la grande œuvre de restauration de la Chrétienté, qui est pluridisciplinaire : intellectuelle, culturelle, cultuelle, spirituelle, matérielle, terrienne… C’est là la vertu de magnanimité : ne pas avoir peur de vouloir faire de grandes choses, avec l’aide de la divine grâce.

André Clément nous a visités plusieurs fois en Provence, sans avoir aucunement à prendre part dans les querelles « cléricales » puisqu’il était fidèle à tous ceux auxquels il avait donné son amitié. Face aux calomnies de clercs, la lettre qu’il écrivit à Mgr Rey — l’une de ses dernières interventions avant son rappel à Dieu — sur notre probité et sur le fait qu’il répondait entièrement de nous est digne de lui : il n’était pas un homme de parti mais un serviteur de la vérité et un ami fidèle.

Pour conclure, quelles lectures conseilleriez-vous à ceux qui voudraient mieux connaître André Clément ?

Les livres de son frère Marcel (1921-2005), L’amour de la sagesse et La Révélation de la Sagesse — à la rédaction desquels le doyen Clément a contribué dans la discrétion — sont un trésor à donner à tout grand adolescent ou jeune adulte.

J’aurais voulu lire et conseiller l’opuscule qu’il eût aimé écrire sur la signification philosophique du vêtement, mais il n’eut pas le temps de s’y atteler.

La Somme de théologie de l’Aquinate était son grand livre de prédilection, chef d’œuvre dont aucune traduction française ne lui convenait. Il nous recommandait, telle une ordonnance de bon médecin pour la santé mentale : « Lisez chaque jour un article de la Somme ! ». C’est elle qu’il voudrait que l’on retienne. Et c’est en s’y replongeant qu’on le retrouvera, mais avec une lecture « dans le texte » !

Je vous partage enfin sa grande consigne : « Faites-vous un trésor des définitions » : selon la pratique d’Aristote et de saint Thomas, apprenons à comprendre la Création par l’étude de l’essence de chaque chose, en cette triste époque où la Contre-Nature veut renverser en toutes choses l’ordre — naturel comme surnaturel — voulu par le Créateur, et qui seul peut faire notre bonheur ici-bas comme Là-haut. Je me réjouis de savoir qu’en rejoignant Dieu — je lui souhaite de tout mon cœur —, il s’est entendu dire : « Bon et fidèle serviteur, que souhaites-tu comme récompense ? » et a pu répondre comme son Maître Thomas : « Rien d’autre que Vous, Seigneur » ; il connaît désormais en Dieu la définition de chacune des créatures, lui pour qui l’on ne pouvait connaître ici-bas la différence spécifique (partie de la définition, avec le genre) d’un animal ; eh bien il les connaît maintenant, s’en réjouit et n’en aime que davantage le bon Dieu par un surplus de joie accidentelle !

Propos recueillis par F. V.

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