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L’hommage du grand pianiste Miguel Angel Estrella à son ami journaliste et écrivain Jean Lacouture

Fin octobre 2016, une soirée pas comme les autres au Grand Théâtre de Bordeaux, trois heures d’intimité avec deux personnalités marquantes du XXème Siècle. Deux génies, qui avec humilité et avec passion, ont su imposer au monde un modèle de justice et de vérité. D’un côté, Jean Lacouture découvrit l’injustice qui frappait les peuples colonisés lorsqu’il s’engagea pour suivre Leclerc en Indochine. Du Cambodge à l’Algérie, en passant par le Vietnam, le Maroc ou l’Egypte, Jean Lacouture a fait le choix du journalisme pour mettre son talent au service de tous ceux qui résistaient à l’oppression de la colonisation.

De l’autre côté, comme dirait ce même Jean Lacouture à propos de son ami, voire de son frère adoptif : ” Un personnage comme celui de Miguel Angel Estrella, il faudrait plusieurs romanciers pour l’inventer, à la fois un Garcia Marquez, un Malraux et un Asturias. “. Assurément c’est le destin hors norme qui se profile à l’horizon pour Miguel Angel Estrella. C’est l’inimaginable voyage d’étude de cet enfant pauvre à Paris, où le miracle se produit : la rencontre avec la plus grande musicienne de l’époque, Nadia Boulanger qui a bouleversé sa vie.

De retour en Argentine en 1976, pianiste déjà accompli, il fait la rencontre de la femme de sa vie, Martha, mezzo-soprano, qui avant de mourir, à trente ans, lui donne deux enfants musiciens, Javier et Paula…Et les activités de Miguel Angel Estrella en faveur des milieux déshérités du Tiers et du Quart Monde déplaisent aux dictatures d’Amérique Latine. Miguel tente de fuir en 1977 le régime argentin à cause des persécutions dont il fait l’objet de la part de la junte militaire. Il est alors enlevé par les militaires uruguayens à Montevideo et détenu en Uruguay. Il sera libéré en 1980, suite aux pressions internationales (en particulier Yehudi Menuhin, Nadia Boulanger et Henri Dutilleux), et il se réfugiera en France. Il est le fondateur, en 1982, du mouvement humanitaire Musique Espérance qui deviendra dix ans plus tard la Fédération Internationale de Musique Espérance (FIME).

En 1979, Miguel sera le fondateur, avec le soutien de l’Unesco et de la Fime, de L’Orchestre pour la Paix, composé de jeunes musiciens du Moyen-Orient (Israéliens et Arabes) unis par la musique. En 2003, le Gouvernement argentin le nomme Ambassadeur d’Argentine auprès de l’Unesco. Il a reçu en mars 2013 une distinction d’honneur du Sénat argentin pour sa défense des droits de l’homme.

Après ce bref rappel historique la soirée hommage commença avec la présentation du programme par les journalistes Jean-Claude Guillebaud et Yves Harte, où se mêlèrent souvenirs et émotions.

Puis vint le film ” Jean Lacouture, un homme au cœur de l’Histoire du XXème, réalisé par Gilbert Balavoine. Un document incontournable pour qui veut comprendre et ressentir la vision du grand journaliste. Aux travers de nombreux entretiens, Nicole et Gilbert Balavoine ont approché l’homme à Paris et Roussillon pendant plusieurs années. Ce film est un merveilleux portrait du journaliste et biographe, une approche de l’homme, ses passions, ses indignations, ses doutes et son goût inextinguible des autres. Jean Lacouture est surtout connu pour son œuvre de biographe : Hô Chi Minh, Nasser, Blum, De Gaulle, Mauriac, Mendès-France, Mitterrand, Montesquieu, Montaigne, Malraux, Germaine Tillion, Champollion…Jean Lacouture, né à Bordeaux en 1921, et décédé en 2015.

Jean Lacouture nous a laissé un livre entretien d’une rare beauté, d’une justesse de ton incomparable sur son cher ami Miguel ” Musique pour Espérance ” paru en 1983 aux Editions Cana, Jean Offredo.

Alors ce soir une intense émotion coule dans les veines de ce pianiste hors classe, hors du monde, inclassable parmi les plus grands pianistes d’aujourd’hui. En regardant ce film en direct, au milieu des spectateurs, Miguel Angel Estrella s’apprête à donner en témoignage à son ami, le meilleur de lui-même, caresser, effleurer, chatoyer, les touches son grande piano de concert.

Il faut vous dire au passage, qu’un récital de Miguel Angel Estrella est unique en son genre, loin des ” récitals rigoristes et coincés “, c’est un état de grâce qu’il vous promet. Après deux œuvres de Wolfgang Amadeus Mozart : le Rondo en ré majeur et la Fantaisie K 475, tout en délicatesse et intériorité, arrive l’œuvre unique et monumentale de Frantz Liszt : La Sonate en Si mineur, qui est sans doute l’œuvre la plus accomplie de la production pianistique du célèbre compositeur. Elle est dans la lignée des Poèmes Symphoniques. Elle a l’ampleur et la grandeur orchestrale, ainsi qu’une grande liberté de forme pour cadrer au maximum à la pensée musicale de l’auteur. Avec cette œuvre, Liszt atteint le sommet dramatique de son œuvre pour piano.

” Cette sonate est à la fois tout en ombres et lumières, et d’une grande difficulté ” me confie Miguel. Pour la jouer, il faut donc toute la force de son esprit. Une sonate au-delà de toute expression, noble, profonde et sublime, cette sonate en si mineur, sous la forme d’un seul et gigantesque mouvement de 30 minutes est faite pour lui, Estrella est l’homme d’un seul amour, son piano, et d’une seule aventure, la musique pour se dépasser. Il bouleverse la façon de jouer du piano. Ce génie de la générosité, de la liberté, avec son piano veut-il reproduire la vie toute entière ?

Son cœur bat d’un rythme régulier, sa respiration se fait de plus en plus profonde, son visage se détend, c’est Miguel Angel Estrella, il est en état de prière, où toute les difficultés techniques s’effacent, sa concentration est à la fois intense et relâchée. Cet homme qui lorsqu’il était en prison sous la torture, a imploré Jésus, est en ce moment en train de le remercier. Alors, tour à tour, dans un climat méditatif, mystérieux, volontaire, révolté, teinté parfois de mépris, le deuxième thème se veut révolté, brusque, sarcastique, railleur. Après un silence, ces deux thèmes engagent une lutte… Cette partition d’une originalité stupéfiante, d’une construction audacieuse et d’une inspiration stupéfiante est un chef-d’œuvre absolu. Nadia Boulanger n’avait-elle pressentie en lui l’âme d’un grand poète ? Avec Miguel Angel Estrella, c’est une musique au-delà de l’espérance.

Eric Muth

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