Chretienté/christianophobie

Regard sur le monde

Lorsque le Christ regardait les foules qui se pressaient à sa rencontre, Il éprouvait de la pitié, constatant à quel point tant d’hommes étaient livrés à eux-mêmes, sans berger, étaient affamés, non point seulement de pain mais de parole vivante et consolatrice. Un chrétien, disciple du Maître, doit porter sur le monde, -y compris le plus radicalement opposé à ce qu’il est, un regard identique. Certes, les raisons de se décourager, de se détourner d’un spectacle pas toujours exaltant, ne manquent point. Pourtant il faut tenir bon et se redire chaque jour que les forces du mal n’afficheront qu’une victoire provisoire et qu’elles n’auront jamais le mot ultime.

                                   Il suffit parfois de quelques lectures, picorant sans relâche comme une poule besogneuse dans sa basse-cour, ou de quelques rencontres nourrissantes, pour que notre esprit sorte de sa torpeur et que notre âme échappe à la déréliction qui guette ceux qui attendent trop des hommes et de ce monde. Notre regard s’apaise alors et, sans atteindre jamais l’infinie compassion et attention du Christ, il est capable d’embrasser le panorama avec plus d’indulgence et moins de désespoir. Comme nous n’avons ni la grâce, ni la chance de vivre au siècle de saint Louis ou en compagnie de la floraison de sainteté du XVII° siècle, il nous faut trouver des consolations dans la foi et repérer, au sein de ce monde déboussolé et orgueilleux, les quelques pousses prometteuses pour un renouveau, une restauration de l’ordre de la vérité et de la beauté.

                                   Paul Valéry, en 1933, publia un ouvrage non point de poésie mais de réflexion sur la société européenne de son époque, Regards sur le monde actuel. Il y décelait tous les signes de la catastrophe à venir, tandis que l’insouciance du plus grand nombre et des cercles politiques menait notre pays à la ruine. Il souligne le fait que les peuples des nations d’Europe ont gâché la mission qui aurait pu être la leur dans le reste du monde, chaque empire succédant à un autre en s’écroulant après une courte période de gloire : Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon… Il écrit très justement : « Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. Leur nombre et leurs moyens n’étaient rien auprès des nôtres ; mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent. » Il ajoute ensuite, prophétiquement, cet apophtegme : « L’Europe sera punie de sa politique : elle sera privée de vins et de bière et de liqueurs. Et d’autres choses… » De porc et de cochonnaille sans doute, et puis de liberté religieuse, d’églises, de sacerdoce, de sacrements, de chemin du salut… La France et l’Europe, au temps, pas si lointain, de leur splendeur culturelle et spirituelle, aurait pu et dû évangéliser les infidèles au lieu de se contenter de les transpercer par le glaive ou de leur apporter le « progrès » scientifique et économique.

                                   Notre continent a manqué à son devoir et désormais, vidé de sa substance, rejetant son héritage, il sombre sous les coups répétés d’une invasion programmée. Lorsqu’il sera totalement enturbanné, il se cabrera peut-être mais le temps sera celui de la soumission. Seuls quelques êtres résisteront jusqu’au martyre car ils auront su porter sur le monde un regard juste au lieu de se laisser influencer et ballotter par l’opinion majoritaire. Opinion au sujet de laquelle Valéry remarque justement que « pas plus que l’homme d’action, l’opinion n’a le temps ni les moyens d’approfondir. » Le processus s’est précipité au cours des dernières décennies, depuis le second conflit mondial. Nous passons notre temps à regarder les grands événements, gavés comme des oies grasses par un déferlement d’images assommantes. Or, nous devrions plutôt porter notre regard sur les événements insensibles et continuels, ce qui se cache et pourtant laboure en profondeur. Ce sont ces derniers qui comptent et qui façonnent les mentalités, les cultures. Les ennemis de la foi, depuis le XVIII° siècle, l’ont bien compris. Ils travaillent de façon discrète et invisible, sans impatience, tissant peu à peu des lois qui, d’abord rejetées, finissent par être votées puis par devenir sacralisées et intouchables, comme des acquis irrémédiables de la raison et de la liberté éclairées.

                        Là encore, l’exemple du Maître est irremplaçable. Il porta toujours son regard sur ce qui était invisible à nos regards humains butés ou distraits. Il ne s’attacha pas aux grands événements de l’empire romain, ou même à ceux, plus réduits, du peuple d’Israël sous domination. Comme Fils de dieu, Il aurait pu développer une doctrine politique, telle que l’attendaient les scribes et les chefs du peuple. Il regardait les cœurs et les âmes, y lisant les événements peu glorieux de nos vies cahotantes et fragiles. Il était venu pour les délivrer et non point pour libérer les Juifs du joug romain ou pour instaurer une monarchie qui, dans le passé, avait sombré dans l’infidélité. Il se penchait sur des personnes et non point sur des idées.

                        Qu’est-ce donc que l’histoire de France, sinon des personnes, seules ou regroupées, construisant pan après pan, cette belle citadelle que fut notre royaume ? Il paraît que l’enseignement de l’histoire dans les écoles ne s’intéresse plus guère à ces personnalités qui ont façonné notre pays par leurs actions, par leur sens du devoir et du sacrifice : les Capétiens, sainte Jeanne d’Arc, Louis XI, Henri IV, le cardinal de Richelieu, et aussi bien sûr, malgré leurs égarements, Napoléon I et Napoléon III, pour en demeurer au XIX° siècle. Chacun, à sa mesure, fut un symbole de l’identité et de l’unité nationale. Ce n’est point notre république moribonde qui peut avoir la prétention d’être revêtue d’une telle gloire et d’une telle légitimité.

                        Si nous retrouvons le sens juste du regard que nous devons porter sur le monde, nous pourrons nous redresser et retrouver notre fierté endolorie et assoupie. La terre de France fut composée de « nations », -pour reprendre la formulation des siècles de monarchie, et ces nations  étaient composées de personnes qui, chacune, partageant une culture identique et une foi indéracinable, devait se mettre au service du bien commun sous le regard de Dieu. Nous n’en sommes plus là, mais rien n’est perdu, tout peut être reconstruit, à condition de nous intéresser davantage à ce qui est caché et invisible plutôt qu’aux événements extraordinaires et médiatisés. Malgré l’apparent désert spirituel, la France demeure le pays qui a généré ces derniers temps le plus grand nombre de communautés attachées à la Tradition de l’Eglise, qui a suscité la plus éclatante résurgence de la foi.

                        Voilà une invitation à ne pas perdre haleine, à ne pas s’arrêter en chemin en croyant que l’effort est vain. Il faut tenir bon, sans raidissement, avec humilité dans notre faiblesse. Dans ses  Dialogues des Carmélites, Bernanos met ces mots dans la bouche de la Mère Prieure s’adressant à la jeune Blanche de La Force : « Mon enfant, quoi qu’il advienne, ne sortez pas de la simplicité. A lire nos bons livres, on pourrait croire que Dieu éprouve les saints comme un forgeron une barre de fer pour en éprouver la force. Il arrive pourtant aussi qu’un tanneur éprouve entre ses paumes une peau de daim pour en apprécier la souplesse. Oh ! Ma fille, soyez toujours cette chose douce et maniable dans Ses mains ! ».

                        Alexandre Soljenitsyne, dans son célèbre Discours de Harvard tant décrié par la presse occidentale, préconisait la voie vers le haut pour faire renaître notre âme. Il ajoutait, dans L’Erreur de l’Occident : « J’estime que ce XX° siècle opulent et matérialiste ne nous a que trop longtemps maintenus, les uns par la faim, les autres par l’aisance, dans un état de semi-bestialité ». Il est temps de quitter cet état, sous le regard du Christ qui nous connaît mieux que nous ne nous connaissions nous-mêmes. Notre propre regard sur le monde changera et nous pourrons de nouveau instaurer sur cette terre un royaume qui sera un âge d’or.

 

                                                           P.Jean-François Thomas s.j.

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