Chretienté/christianophobie

Réalité et transcendance

Plus que jamais notre âme a besoin de nourriture spirituelle solide, alors que nous avons pris l’habitude d’être nourris de bouillie, de sucreries insipides, ceci au sein même de l’Eglise. Si nous regardons en arrière, nous découvrons, dès les premiers siècles, des générations de chrétiens forgées au fer rouge par les persécutions, par les disputes théologiques pour sauvegarder la pureté du dogme, par les batailles au cœur de sociétés hostiles ou décadentes. Nous avons perdu ce feu intérieur, nous laissant aller sur la pente de la facilité, de l’habitude, des plaisirs, préférant nos privilèges, nos revendications et nos opinions à l’étonnante simplicité de la Vérité.

Heureusement, subsistent toujours au cœur du monde des flammèches qui permettent de ne pas sombrer dans les ténèbres. Ceux qui contemplent portent à bout de bras notre époque grisâtre. Les moines et les moniales fidèles à la Tradition mènent la marche silencieuse, rejoints, dans le siècle, par une poignée d’artistes soucieux du beau, de poètes habités par une inspiration venant d’en-haut, d’âmes simples totalement abandonnées en Dieu, de souffrants cloués sur leur lit de douleur mais enveloppés de paix… Tous ces êtres savent regarder. La moindre réalité de l’univers les conduit à la communion avec le Créateur. Telle fut la démarche incessante d’un Paul Claudel, dont nous célébrons cette année le cent cinquantième anniversaire de la naissance. Il déroula le tapis de l’univers pour aboutir à ce qu’il nommait la co-naissance avec tous les éléments de la Création, puis avec Celui qui est l’origine de tout. La prodigalité de la Providence est infinie. A chaque être de découvrir cette richesse, à condition d’y prêter attention, de la contempler. De cette façon, l’homme se sanctifie et les blessures de sa nature se cicatrisent avant d’être guéries totalement par la grâce dont nous héritons par le salut donné par le Christ. Toute réalité créée par Dieu peut nous conduire jusqu’à Lui, non point pour adorer les choses créées, -ce qui serait panthéisme, mais pour rendre grâces, pour manifester notre amour. Dès lors, rien n’est obstacle à cette profession de foi. L’Apôtre s’écriait : « Je jubile dans mes tribulations » (Epître aux Romains, V.3) Toute la réalité doit être embrassée, et pas simplement celle qui présente des aspects agréables et joyeux selon les critères de ce monde.

Paul Claudel, interrogé sur ce qui le séparait de Paul Valéry, relate, dans ses Mémoires improvisés : « La différence, c’est qu’il (Valéry) ne prend pas les êtres et les choses au sérieux. Il se figurait qu’il était devant un spectacle qui n’a pas beaucoup de sens, tandis que moi je suis persuadé qu’il a un sens comme celui du Sphinx : « Devine ou je te dévore. ». Celui qui contemple n’a pas la tête dans les nuages, il ne rêve pas debout et les yeux ouverts, il ne se berce pas d’illusions. Bien au contraire, il a engagé son vaisseau sur les flots de la Création et il part à la conquête de la présence divine qui est est partout. Ce n’est pas par hasard si Claudel, dès sa conversion, s’est plongé dans la lecture incessante et minutieuse de saint Thomas d’Aquin, par excellence le philosophe et le théologien de la réalité. Comme l’écrivait Robert d’Harcourt dans La lumière que fait la présence de Dieu en 1956, « toute beauté est une preuve, une démonstration, et une voie. Toute beauté est une apologétique. » Celui qui essaie de saisir le frémissement du divin dans les choses créées ne reste pas longtemps le regard fixé sur l’immanence. Il prend son élan pour remonter à la source. La découverte de la Transcendance fait naître une exubérance d’ordre non seulement poétique mais aussi mystique. Ce que recherche celui qui contemple est la substance des choses. Comme le dit justement Claudel, « dans cet univers tout n’est pas illusion -certains seraient portés à le croire- mais tout est allusion. »

Le secret de l’invisible se cache parfois sous une forme hermétique, mais il finit par se révéler à celui qui le scrute patiemment. Tous ne sont pas capables ou désireux de comprendre. Jean Cocteau notait justement à propos de Baudelaire – qui continue d’être déformé et incompris : « Dans Baudelaire, ses contemporains ne voyaient que grimaces. Derrière ces grimaces, le regard voyageait lentement jusqu’à nous comme la lumière des étoiles. » (Secrets de beauté, in Fontaine, 1945). Le vrai poète est proche du moine (et du chat qui est l’animal contemplatif par excellence et pourtant qui ne perd pas le Nord et abat sa patte leste sur les oiseaux confiants et imprudents). Pas de sensation et de sommeil au rabais chez de tels êtres, à l’inverse de ce que nous expérimentons à cause de notre manque d’enthousiasme et d’une absence de don entier de notre être. Il n’existe pas de demi-mesure chez celui qui s’enthousiasme pour le réel. Il ne s’agit pas de trouver du nouveau, de travailler pour un utopique progrès, de changer les choses, mais d’accepter le fini avec générosité afin d’aboutir à ce qui est inépuisable.

Celui qui contemple décèle les correspondances entre le visible et l’invisible. Le cas de Claudel est éminent car chaque détail est occasion pour lui d’établir un parallèle avec ce qui ne se voit pas mais qui est révélé. Par exemple, le ver luisant est « un ermite du gazon qui allume tous les jours sa lanterne pour lire dans son bréviaire minuscule ». Il décrit aussi l’étoile, « celle toute petite comme une piqûre, que l’on distingue la première, et celle grosse comme une goutte d’un élixir sublime qui triomphe au bandeau de l’aurore… Tout cela l’enfant voudrait le posséder, il voudrait le prendre entre ses doigts (…) Une miette de Dieu, qu’on me la donne ! Rien qu’un éclat pour moi de cette lumière qui a créé le monde ! » Une miette de Dieu… Qui ne rêverait de la contempler ! Elle est pourtant à notre portée, à notre porte, sur notre table admirablement servie par le Créateur, mais nous la balayons d’un revers distrait de la main , et elle tombe à terre, négligée, piétinée ou léchée par les chiens. Lorsque Claudel médite sur La mystique des pierres précieuses, il poursuit la tradition scripturaire, prenant le relais du prophète Isaïe et de l’apôtre saint Jean. Isaïe reçoit la vision de la Nouvelle Jérusalem dont le Très Haut restaurera les murailles : « Malheureuse, battue de la tempête, sans consolation,

voici que je coucherai tes pierres dans l’antimoine,

et que je te fonderai sur des saphirs ;

je ferai tes créneaux de rubis,

tes portes d’escarboucles,

et toute ton enceinte de pierres précieuses. » (LIV.11-12)

Et saint Jean à Patmos décrira la Jérusalem céleste comme étant fondée sur des pierres précieuses au nombre de douze, tandis que les portes sont des perles et que les rues sont d’or pur (Apocalypse XXI.19-21) Ces gemmes provenant des entrailles de la terre sont le symbole de la gloire divine inscrite dans les éléments de la Création. Claudel est lyrique : « Il a fallu la presse cosmique, l’action qui est passion d’un monde en révolte contre sa propre inertie…le vomissement du feu intérieur…l’écrasement millénaire de ces couches qui se compénètrent, tout le mystère, toute l’usine métamorphique, pour aboutir à ce brillant, à ce cristal sacré. »

Ainsi, tout a un rôle providentiel, à sa place dans l’ordre des choses, mais des ponts sont jetés entre le minéral, le végétal, et l’animal qui, lui, a un rôle puisqu’il remplit, grâce à son instinct, la tâche qui lui  fut dévolue par Dieu. Quant à l’homme, puisqu’il est doté d’un esprit, il doit coordonner tous les autres facteurs, ayant reçu en héritage toute la Création. Ce que le poëte souligne sans se lasser est que rien n’est véritablement inerte mais a soif, selon son état, à être davantage, pour mieux correspondre au plan divin.

Les veines de chaque homme charrient une encre poétique, une lave contemplative qui n’attendent que notre volonté et notre effort pour jaillir et transformer notre rapport au réel en le liant à la Transcendance. Ce n’est point en s’abrutissant de jeux vidéo, d’internet, de télévision, de spectacles stupides, de divertissements superficiels que nous pourrons faire fructifier ce qui est déjà en nous, à l’état léthargique. Apprendre le silence, s’asseoir pour écouter et contempler, prier dans le secret de son cœur seront les premiers pas pour découvrir et goûter les miettes de Dieu.

 

P.Jean-François Thomas s.j.

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