Chretienté/christianophobie

Pèlerins de vie humaine

 

                                   Les plus âgés parmi nous ont encore eu le privilège d’étudier, durant leur  parcours scolaire, le Roman de la Rose de Jean de Meun. Nous sommes désormais à une    époque où le prix Nobel de littérature est accordé à Bob Dylan et où la seule poésie  proposée dans les écoles est, au mieux, celle des Surréalistes. Le Moyen Age est donc non     seulement lointain mais surtout oublié et ignoré, demeurant dans l’imaginaire un temps de ténèbres et de sang. L’Eglise elle-même semble être bien étrangère ou négligente à l’égard de son héritage médiéval, si riche et si varié dans tous les domaines. Il n’est donc pas étonnant  que nous ne lisions plus guère un des chefs-d’œuvre de cette époque, rédigé d’ailleurs en réponse religieuse au poème courtois de Jean de Meun, à savoir Le Livre du pèlerin de vie  humaine composé en 1331, puis refondu en 1355, par le moine cistercien de la puissante   abbaye de Chaalis, Guillaume de Deguileville. Pourtant, nous en retirerions bien des enseignements pour mener une existence plus en conformité avec les préceptes évangéliques. De plus, ce contemplatif fut la victime de terribles persécutions au sein de son  Ordre et sa poésie peut nous aider à traverser nos propres épreuves sans perdre l’espérance.

L’histoire contée dans ce très long poème comportant des milliers de vers est celle d’un pèlerin marchant vers la Jérusalem céleste, accompagné par la Grâce divine qui semble parfois disparaître, et mis en face de rencontres inopinées sur son chemin, des rencontres qui sont autant d’embûches possibles car ses interlocuteurs se nomment successivement : Gloutonnerie, Vénus, Paresse, Orgueil, Flatterie, Envie et ses filles Trahison et Détraction, Ire, Tribulation, Avarice, Nigromance, Hérésie, Astrologie… Même la Nef de Religion n’est pas un refuge sûr car il s’y trouve des esprits tordus et néfastes. Nous sommes en présence d’une odyssée allégorique, d’où son succès considérable jusqu’au XVIe siècle. Ensuite il tomba peu à peu dans l’oubli car ne correspondant plus au goût littéraire de la Renaissance et aux préoccupations majeures de l’homme qui commença à se détourner, malgré le profond sursaut du XVIIe siècle, des fins dernières et qui passa plus de temps à construire un bonheur éphémère sur terre.

                                   La Bibliothèque Nationale de France conserve un superbe manuscrit  enluminé de cet ouvrage ayant fait partie de la collection du duc Jean de Berry au XIVe  siècle. Les 136 miniatures en grisaille représentent avec humour et saveur les épisodes  principaux des diverses rencontres du pèlerin sur son chemin d’existence. Elles nous  permettent d’imaginer les combats multiples que notre liberté doit mener à tout moment tout  en se laissant guider par la grâce. Guillaume de Deguileville s’inspire bien sûr de la  théologie de son saint fondateur lorsque saint Bernard écrit dans son De gratia et libero    arbitrio : « Voici comme la grâce œuvre avec le libre arbitre : elle ne le prévient qu’au début  et l’accompagne pour le reste, le prévenant pour que, dès lors, ils coopèrent. » Nous sommes en effet libres de consentir ou non à notre salut. Alors il vaudrait la peine de suivre    les pas de notre pèlerin pour savoir comment il a été capable de résister aux pièges de tous les Vices.

                                   L’ouvrage est en partie autobiographique car le moine Guillaume signale qu’il a été victime d’Envie, de Médisance, de Détraction et de leurs comparses. Les conséquences furent lourdes avec la perte de l’honneur et même, sans aucun doute, l’excommunication   pendant un certain temps. Il aurait été mêlé à une action juridique interne à l’Ordre qui se serait retournée contre lui. La nature des accusations n’est pas exactement connue mais   l’auteur décrit longuement les méfaits de la magie noire et de l’hétérodoxie chez ces   adversaires qui l’avaient peut-être mis au banc des accusés pour des raisons identiques. Il dut  quitter l’Ordre provisoirement avant d’être réhabilité. Peut-être s’agit-il aussi de l’agression de Vénus, donc de la luxure, le moine étant soupçonné d’inclinations coupables entraînées   par la convoitise. L’essentiel n’est pas de connaître le détail, qui demeurera toujours obscur   mais de constater que Guillaume de Deguileville fut capable, au sein des pires épreuves, de garder le cap et de se préparer à une bonne mort en échappant aux griffes insidieuses de tous    ses ennemis physiques et spirituels. Il nous introduit dans la vision de la Jérusalem céleste, ce qui est bien consolant lorsqu’on se sent de plus en plus exilé au sein de notre patrie  terrestre défigurée par l’esprit du monde. Décrivant l’assemblée des saints et des martyrs en  cette ville divine, il termine en disant :

            « Voilà pourquoi j’eus le désir

              De me rendre en cette cité

              Dont je veux être pèlerin-

             Puissé-je un jour y parvenir !

            Car je ne voyais, dans mon songe,

            Aucun autre lieu de repos. »

            Pourtant, avant de l’atteindre, il finit par trouver refuge, après avoir déjoué bien des stratagèmes, dans la Nef de Religion. Il crut être à l’abri mais il n’en fut rien. Il y est attaqué par Trahison, Envie et Détraction tandis que Charité et Miséricorde se retrouvent liées et impuissantes à l’aider :

            « Je fus piétiné par les chiens,

            Mordu, blessé et maltraité,

            Mais ne m’en tirai pas ainsi :

            Envie s’en vint tout droit sur moi

            Et de ses lances me frappa

            Et me les planta dans le corps.

             Et Scylla n’était pas en reste,

            Elle poussait ses chiens à mieux mordre.

            Je fus longtemps dans cet état,

            Jusqu’à ce que finalement

            Vînt Trahison qui apporta

            Une massue et s’approcha,

            Puis elle me frappa sur la tête

            Et répandit mon sang à terre,

            Et me brisa jambe et bras :

            Tant me frappa et m’éreinta,

            Qu’encore aujourd’hui je le sens

            Et le sentirai à jamais. »

            Tout rapprochement avec des événements contemporains ne serait guère fortuit. Comme   quoi rien ne change dans la nef de l’Eglise, ce qui est plutôt consolant dans les moments les  plus désespérés. Sachant que la Grâce est une compagne fidèle, nous pouvons sans crainte  emprunter le chemin et nous préparer à notre tour à entrer un jour dans la Cité éternelle.

 

                                                           P.Jean-François Thomas s.j.

                                                           S.Matthias

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