Chretienté/christianophobie

Les morts de la foi et les épices de la vie

Depuis que le christianisme est né, comme achèvement de la Révélation, il n’a pas manqué de traverser bien des crises internes et d’être en proie à nombre de persécutions et d’attaques. Pourtant il vit, de façon mystérieuse, sans rapport avec ce que la logique humaine aurait pu prévoir. De façon régulière, des « spécialistes » se penchent au chevet de celui qu’ils considèrent comme un moribond en hochant la tête et en partageant leur diagnostic à grand renfort de cymbales : le patient est à toute dernière extrémité, il va rendre l’âme et sera remplacé par une autre religion, plus tolérante, plus mondialiste, moins moralisatrice et moins exigeante. D’ailleurs, au sein-même de l’Eglise s’élèvent des voix qui ne sont pas chagrines à la pensée que le christianisme ne serait au plus qu’une religion parmi d’autres, choisie par ses adhérents dans une sorte de supermarché spirituel, un congrès des religions mondiales.

                                   La fête de tous les saints et la commémoration de tous les fidèles défunts sont pour les croyants l’occasion de réfléchir sur la communion des saints qui fait vivre l’Eglise et sur la résurrection promise, sur les voies du salut. Il s’agit donc de tourner le regard vers la vie et non point vers la mort. Dans l’Evangile selon saint Matthieu, le Christ institue Pierre en déclarant : « Et moi, je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. » (XVI.18) Saint Jean Chrysostome commentera ainsi cette promesse dans une de ses homélies : « Voici les murs, voici l’enceinte, voici les fortifications, voici la rade, voici le havre ! Que ces murailles soient bien indestructibles, on peut le déduire de ce qui suit : le Seigneur Christ n’a pas dit seulement que les hommes qui s’attaqueront à ces murs ne l’emporteraient pas, mais il a dit que même les portes de la méchanceté, les portes de l’enfer, ne le pourront pas. Le Seigneur n’a certes pas dit qu’elles ne s’attaqueraient pas à elle, il a dit qu’elles ne l’emporteront pas. Elles s’attaqueront bien à l’Eglise, mais ne pourront pas remporter la victoire. » Cette déclaration devrait suffire à faire taire les craintes des fidèles, tout en déchaînant les passions ou le scepticisme des ennemis. Malgré tout, sourd une angoisse qui traverse les siècles, qui habite chaque génération, se souvenant de cette autre parole du Christ : « Seulement, quand le Fils de l’homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Luc XVIII.7) Le Malin et ses légions ne peuvent rien contre l’Eglise, mais l’homme, dans sa liberté, peut repousser le Fils de Dieu jusqu’à l’apostasie. Le danger n’est pas simplement celui du danger extérieur, il peut naître à l’intérieur des remparts et dans l’intimité de l’âme de chacun.

                                   Il faut alors contempler ce que Gilbert K.Chesterton appelle joliment « les épices de la vie » tout en précisant qu’elles remplacent « les épices de la mort ». Le christianisme abandonne les embaumements et l’asservissement aux morts et libère, en proposant d’assaisonner la vie, non point par des amusements stériles, mais par la joie ordinaire et quotidienne d’être en vie et de savoir que chacun reçoit cette vie, jour après jour, d’en haut. Notre auteur écrit justement dans son petit essai Le Sel de la vie : « (…) Je suis de plus en plus convaincu que ni dans vos épices personnelles, ni dans les miens, ni dans la moutarde, ni dans la musique, ni dans toute autre distraction de la vie, ne réside le secret que nous cherchons tous, le secret de trouver plaisir à la vie. Je suis parfaitement convaincu que tout notre monde finira dans le désespoir à moins qu’on ne trouve quelque moyen de rendre l’esprit lui-même, la pensée ordinaire que nous avons dans les moments ordinaires, plus sains et plus heureux qu’ils ne semblent l’être en ce moment, à en juger par la plupart des romans et des poèmes modernes. Il faut savoir être heureux dans ces moments paisibles où l’on se souvient que l’on est vivant, non pas dans ces moments bruyants où on l’oublie. A moins de pouvoir à nouveau apprendre à jouir de la vie, nous ne jouirons pas longtemps des épices de la vie. »

                                   Au lieu et en place de passer son temps à désespérer, à se plaindre, de nos propres misères, de celles du monde, de celles, -non moindres, de l’Eglise, il serait préférable de suivre ce conseil, de retrouver le goût de la vie, simple et ordinaire, d’oublier ce goût d’amertume qui parfois nous envahit au spectacle de tant de turpitudes, énormes ou médiocres, dans notre âme propre et au cœur du monde. Nos ambitions sont trop limitées et donc nous n’éprouvons que désolation et consternation face aux épreuves et aux problèmes qui nous dépassent. En fait, nous ne savons pas épicer notre vie. Nous n’y mettons pas d ‘épice spirituelle. Notre vision, de notre propre histoire et de l’histoire, se rétrécit, et tous nos jugements, nos analyses, nos réactions, nos attitudes demeurent terre à terre, sans prendre d’envol. Nous nous contentons du gémissement alors qu’il faut attendre avec enthousiasme l’explosion et la trompette du Jugement dernier !

                                   Combien de fois, au cours de l’histoire, il sembla que tout allait être jeté aux chiens, que les hommes ne pourraient pas recouvrer la santé de l’âme et du corps, que tout était promis définitivement aux abîmes… La Foi catholique manqua bien disparaître lors des hérésies arienne et albigeoise, dans les secousses sceptiques de l’humanisme de la Renaissance et les attaques frontales de Voltaire et de Darwin, dans les révolutions et les totalitarismes politiques de toutes les couleurs, par la main noire des sociétés secrètes. Elle est mise à mal aujourd’hui par des maux semblables et par des moyens à la force décuplée, à une époque où menace même le transhumanisme. Pourtant, tous les canidés qui se sont attaqués à Elle se sont cassés les dents ou bien ont tout simplement crevé. Le temps, création divine, est du côté de la Foi. Cette dernière survit également à ses propres abcès, à sa propre dégénérescence, et elle refleurit alors qu’on la croyait morte. Chesterton écrit à ce sujet, dans un autre essai L’Homme qu’on appelle le Christ : « Non seulement la foi est souvent morte ; mais elle est souvent morte de vieillesse. Il ne suffit pas qu’on l’ait tuée plus d’une fois ; elle est aussi morte de sa belle mort, au sens d’arriver à une fin naturelle et nécessaire. Il est évident qu’elle a survécu aux persécutions les plus sauvages comme aux plus universelles, depuis l’attaque de la furie dioclétienne jusqu’au choc de la Révolution française. Mais elle est douée d’une ténacité plus étrange et même plus fatidique ; elle a survécu, non seulement à la guerre, mais à la paix. Elle n’a pas seulement connu la mort à plusieurs reprises, mais la dégénérescence, et le déclin ; elle a survécu à sa propre faiblesse, et même à ses capitulations. » Le Christ, parlant de la ruine de Jérusalem, de son second avènement, du jugement, n’a-t-Il pas annoncé à ses disciples : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » (Matthieu XXIV.35) Ce sont les constructions et les institutions humaines qui passent, y compris les plus prestigieuses, celles qui ne devaient jamais faiblir, comme l’empire romain, l’empire du milieu, les royaumes les plus glorieux, les dictatures les plus pesantes. Mille ans ne sont qu’un jour, cela ne fait pas de différence. La Foi, elle, ne cesse de se flétrir pour donner de nouveaux bourgeons à un moment où nul ne l’attend plus.

                                   Peut-être sommes-nous à un tel tournant de l’histoire de l’Eglise. Pas de mort définitive de la Foi tant que se trouvera encore une seule âme capable de vivre de ce sel spirituel. Les ennemis peuvent la guetter à l’infini pour lui tendre des pièges. Ils espéreront la voir tomber dans leurs filets, trébucher, s’égarer. Elle pourra certes connaître de telles épreuves, mais toujours pour se relever, repartir d’un bon pas. Elle ne disparaîtra jamais. Les ennemis ne se lasseront pas et poursuivront leur œuvre de vilenie. Ils seront dans cet état lorsque les surprendra l’Ange du Jugement soufflant dans la trompette d’épouvante et de gloire.

                                               P.Jean-François Thomas s.j.

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