Chretienté/christianophobieLes chroniques du père Jean-François ThomasTribunes

Le nihilisme à l’eau de rose

L’air du temps est au nihilisme. Non pas celui, ciselé et enluminé, d’un Nietzsche ou d’un Cioran, d’un être torturé ou désabusé, mais celui d’un homme à l’estomac plein et à la mine satisfaite. Contrairement à l’idée reçue, le véritable nihiliste n’est pas celui qui ne croit en rien, mais plutôt celui qui met les petits riens au-dessus des grands principes qui, pour lui, sont vides de sens ou bien néfastes. Le nihiliste « traditionnel » sait apprécier les plaisirs et les beautés de la vie, même s’il a tendance à considérer que, tout étant fugace, il est difficile d’attacher un prix à une chose ou un être en particulier, d’où la dérive du nihilisme en relativisme. La forme moderne du nihilisme est bien pire car elle veut détruire tout ce qui se fait ou est pour rien. Plus une société, par ses lois, ses décrets, ses intimidations, décide pour tous de ce qui doit avoir du goût et de ce qui ne doit pas en avoir, – à cause de principes moraux retournés et pervers-, plus ce qui est gratuit, pour rien, est remis en cause, étranglé, interdit. Tout ce qui n’est pas visiblement utile est aussitôt soupçonné de complot contre l’état, la république et le grand ordre mondial. Certes, les poètes ont toujours été regardés de travers ou avec mépris par les gens sérieux, ceux qui font des affaires et qui sont dans le commerce, mais ils pouvaient vivre, souvent chichement, et publier. Aujourd’hui, la poésie a pratiquement disparue et plus personne ne la lit, sauf en cachette et de façon honteuse, car comment pourrait-elle trouver sa place dans un monde où la technique ne cesse de pousser au changement, à la vitesse, à l’utilitaire.

Le nihiliste contemporain ne porte pas les cheveux longs et des chemises à fleurs. Il s’habille chez les couturiers et les chausseurs à la mode, traficote en bourse, consacre des heures à ses affaires, consulte l’heure en Rolex, parcourt le monde sous forme de destinations afin de compléter son catalogue et son album photos informatisé. Il méprise ce qui est pour rien, regardant de haut ceux qui donnent de leur temps sans espoir de rétribution, ceux qui perdent du temps à contempler un tableau, à admirer une cathédrale, à plus forte raison à prier dans cette cathédrale, et encore plus à assister à un office religieux, et encore davantage à aimer le faste de la véritable liturgie. Il ne s’arrêtera jamais au soleil dans un parc pour regarder les écureuils, écouter les oiseaux, lever le nez vers les nuages afin d’y découvrir les monstres imaginaires de l’enfance. Il ne comprend pas que le plaisir ne soit pas tarifé et que ce qui ne s’achète pas durera plus longtemps que ce qui est vendu ou obtenu par la force ou l’impatience. Il a évacué de son vocabulaire et de sa pratique tout ce qui est rêverie, baguenaudage, méditation, démonstration. Il ne lui viendrait jamais à l’idée de ne pas tout programmer : carrière, aventures sexuelles (plutôt que sentimentales), achats, mariage peut-être un jour afin de s’installer, enfant (au singulier et à condition de pouvoir l’obtenir sur catalogue et sans défaut). Le rien lui fait peur et le plonge dans une angoisse existentielle. Le fait même de savoir que des riens existent autour de lui, invisibles, le terrifie car il les sent prêts à mordre et à remettre en cause son organisation de citoyen micronien modèle. Contrairement à son cousin du XIXe siècle, il ne lui viendrait pas à l’idée de considérer le monde comme absurde, tout au moins pas celui dont il se sert et dont il jouit. Il ne rejette que ce qu’il juge inutile et dangereux pour l’harmonie globaliste qui lui a été prêchée depuis si longtemps qu’elle est devenue sa musique favorite.

Une de ses maximes écrites en lettres d’or sur les frontons de ses résidences, principales et secondaires, est ce succulent lieu commun : « On n’a rien pour rien ». Il serine ce refrain à qui veut bien l’entendre, en pure perte d’ailleurs, car écouter fait partie de ces riens qui ne sont plus nécessaires. Plus besoin d’oreilles pour prêter attention, d’yeux pour regarder, de mémoire pour se souvenir puisque tout est commercial et n’existe que si cela se vend ou s’achète. Loin de ce nihiliste l’idée de militer pour une cause quelconque puisque d’autres lui dictent ce qui est bien, ce qui est le Bien estampillé et officiel: le féminisme, l’anti-racisme, la théorie des genres, l’éclatement des frontières et des cultures, le mondialisme, la consécration des lobbies et des sociétés secrètes, l’idolâtrie du bougisme etc. Un homme qui n’a plus à décider de rien, dont tous les besoins sont satisfaits par la collectivité, dont tous les gestes et toutes les paroles sont enregistrés par la technologie de pointe, est le candidat idéal pour ce nihilisme d’un nouveau genre, celui des invertébrés, un nihilisme à l’eau rose. Ce nihiliste nouvelle manière n’éprouve donc aucune gêne à suivre les ordres et le troupeau car il n’est point anarchiste. Il lance les ballons dans le ciel, dépose les peluches et les fleurs, applaudit à heure fixe et marche muselé lorsque le signal lui est donné. Il s’incline sans mot dire, en harmonie et en symbiose avec tous les autres. Il ramasse les pierres pour le lynchage des désobéissants lorsque retentit la sirène. Il n’est pas capable de comprendre des objections et des oppositions. Ces dernières renforcent au contraire son aveuglement car le mot même de résistance lui fait horreur et lui rappelle les « heures les plus sombres de notre histoire ». Il lui préfère la répétition, entre les balises fixées par ceux qui sont les défenseurs de la démocratie et des « valeurs de la république ». Comme il lui est enseigné qu’il faut oublier l’oubli et que l’histoire commence avec l’avènement de Marianne guidant les peuples, il n’a plus besoin que les choses soient vraiment: l’artificiel, le virtuel, la chimère, le fantôme, l’esprit frappeur lui suffisent. Sa réalité est une sorte d’occultisme socialisant hérité des grandes figures du XIXe siècle, à commencer par Victor Hugo. Il a atteint le stade où la seule question légitime qui subsiste est la suivante: est-il possible de ne pas tout interdire, sauf ce qui correspond aux critères du bien étatique? Il est partisan de toutes les interdictions, de toutes les prohibitions, de toutes les pénalisations, de toutes les répressions, de toutes les condamnations. Dans le même temps, il ricane et s’offusque en parlant de la censure des temps passés, des crimes de l’Inquisition, des œillères de ses aïeux. Dans ce domaine, son modèle est le nihiliste américain, celui qui se scandalise de la prohibition de l’alcool pendant des années et qui, aujourd’hui, met en place une prohibition autrement plus perverse en réécrivant l’histoire du pays, voulant y gommer tout ce qui fait tache. Il se réjouit du déboulonnage des statues et de la chirurgie esthétique imposée à la littérature et à la liberté d’expression en général. Il est le Piotr Stepanovitch Verkhovensky des Possédés de Dostoïevsky :

« Chacun appartient à tous, et tous appartiennent à chacun. […] Seul le nécessaire est nécessaire ».

Déjà en 1887, Nietzsche constatait que « la démocratisation de l’Europe engendrera un type d’hommes préparés à l’esclavage au sens le plus raffiné du mot. » Il prévoyait la marche totalitaire favorisant « l’apparition d’hommes tous pareils et pareillement médiocres, d’hommes grégaires, utiles — laborieux, diversement utiles et adroits. […] Je veux dire ceci : que la démocratisation de l’Europe est en même temps, et sans qu’on le veuille, une école de tyrans. » Cette école est maintenant masquée.

Le nihiliste à l’eau de rose appartient ainsi à une nouvelle religion, celle du cœur, des bons sentiments, toute cette pseudo culture cordicole particulièrement florissante depuis les années Mitterrand : les chanteurs engagés et Enfoirés, Restos du cœur, Touche pas à mon pote, SOS-Racisme, Je suis Charlie et aussi tout le reste selon les ordres et les diktats, je marche en blanc, je pleure devant les héros du virus, du feu, de l’eau, de la terre, je trie mes déchets pour sauver la terre mère etc, etc. En fait, ce nihilisme est extrêmement moral, mais d’une morale qui a évacué tous les principes de la morale naturelle et d’une morale transcendante. Céline avait bien perçu qu’un jour le «  tourment esthétique » ne serait même plus « murmurable » car inacceptable et censuré. Philippe Muray, dans son journal, Ultima necat, en plein régime socialiste triomphant en 1986, note qu’« il n’y a plus que la pleurarde confiture du nihilisme rose ». Nous sommes dans une ère — puisque le phénomène est désormais quasiment mondial —, où des Kmers roses tartuffiés déversent à profusion le sirop de la pleurnicherie, de la culpabilisation. Ce sont les mêmes qui vouent la doctrine de l’Église aux gémonies. Or, les anciens sacristains étaient moins coincés que ces grenouilles qui ont déserté les bénitiers.

Le nihiliste gnan gnan est un terroriste, celui du Bien selon ses critères. Il n’est pas innocent car il procède de manière similaire au Malin. Lorsque Notre Seigneur est tenté au désert par Satan, ce dernier lui demande simplement de faire une bonne action: transformer des pierres en pain, ceci sans doute pour le distribuer ensuite aux pauvres. Quoi de plus louable? Or, le Christ le repousse et ne cède pas à ce chantage du faux bien car Il est venu pour être le Pain véritable et pour nourrir aussi avec sa Parole. Même s’Il comparera Dieu à une poule prenant soin de ses poussins alors qu’Il pleure devant Jérusalem ingrate qui sera détruite, Il n’est pas un papa-poule et ne reconnaît pas ce clergé d’un nouveau genre comme ses disciples. Les valeurs chrétiennes ne sont pas seulement devenues folles. Une étape supplémentaire a été franchie dans l’absurdité et dans la dégoulinance sentimentale. L’homme sans Dieu ne peut qu’être asservi par ses idoles et il se construit une morale flottante au gré de la dérive des idées et des continents.

P. Jean-François Thomas, s.j.

Saint Pie X
3 septembre 2020

Une réflexion sur “Le nihilisme à l’eau de rose

  • PELLIER Dominique

    Nous constatons ce fait qui est, en somme, générationnel. Le politiquement correct où, pour ne blesser personne ou les personnes concernées, on invente des mots, des périphrases : non-voyant, mal-entendant et j’en passe. A qui il ne faut rien faire ni rien dire sous peine de se voir accusé de harcèlement de toute sorte. Mais leur monde est gris, uniforme, désespérément uniforme, triste. Et je rigole, car un jour, je l’espère ils s’en rendront compte et encore plus je l’attend, ils s’en effraieront. Ou pas !!!! Mais la joie est en Christ et en Christ seul!

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