Chretienté/christianophobie

Homo Bulla

L’homo festivus nous était connu, admirablement campé par Philippe Muray. Nous entrons désormais d’ans l’ère de l’homo bulla, l’homme bulle de savon, qui, contrairement à son prédécesseur ne possède même plus la moindre parcelle de réalité. Le peintre Jan Lievens, né en 1607 à Leyde et mort à Amsterdam en 1674, a composé en 1645 un tableau intitulé Homo Bulla (Musée des Beaux-Arts de Besançon). Il met en scène un jeune garçon nu aux joues rouges et à la peau blanche, une sorte de putto sans ailes et aux traits caractéristiques de la jeunesse des Pays-Bas. Assis en pleine nature sur ce que sont peut-être ses vêtements, deux étoffes, l’une blanche, l’autre rouge, il est appliqué à faire des bulles de savon. L’une d’entre elles, déjà libre, est prête à s’écraser sur son pied gauche, tandis qu’il peine à en former une seconde, encore prisonnière de la paille qu’il tient solidement en main. A côté de lui sont répandus un crâne humain, un tibia, un morceau de mâchoire et un sablier. Le symbolisme est clair, sans cesse repris dans la littérature et dans les arts depuis les Adages d’Erasme : l’existence est fragile, il est vain de s’y attacher et de s’en griser car elle éclate comme une bulle de savon. Le temps s’écoule et, avant même de crier gare, il ne reste bientôt plus que quelques ossements pour rappeler ce qui a été, de façon si fugace. Lievens s’inspire sans doute d’une gravure de Hendrick Glotzius, au XVIe siècle représentant également un tel enfant occupé à faire des bulles de savon, avec la légende suivante : Quis evadet ? (Qui s’en échappe ?) Personne bien sûr. Une autre gravure, datée de 1603, œuvre de Jacques de Gheyn, montre un putto goguenard au visage de bouffon jouant de même sur un trône où est inscrit : « Homo Bulla » (L’homme n’est qu’une bulle). Cet enfant difforme est entouré par un roi et un paysan : « Mors sceptra ligonibus aequat » (La mort rend égaux le sceptre et la pioche). La liste serait longue ensuite pour dresser le catalogue de toutes les vanités comportant des bulles de savon. Là n’est pas notre propos. Il est de s’attacher à cette vérité, tant méditée par nos sages ancêtres, pourtant tout aussi pécheurs que nous mais plus soucieux des fins dernières et plus conscients de la futilité de l’existence terrestre.

                                   Le problème actuel est que l’homme ne se rend pas compte que sa vie n’est qu’un souffle passager, dépendant du geste créateur de Dieu, qu’il se croit plein d’un être qui surgirait de ses propres entrailles et qu’il pourrait à sa guise mesurer et peser. Ce n’est plus simplement l’existence qui est une bulle, c’est l’homme lui-même, aveuglé par des pouvoirs qu’il juge illimités. L’homme n’a plus besoin de contempler des vanités en peinture car il est devenu sa propre vanité. Ce n’est donc pas par hasard si la France se choisit aussi, pour la diriger, des hommes bulles, vides, vains, pleins d’eux-mêmes, pourris par des erreurs vieilles comme le monde et qui ont pris racine dans les esprits. Ainsi sommes-nous fiers de mettre sur le piédestal un praeses bulla (un président bulle) et laissons-nous guider notre conduite par des lois qui sont autant de bulles de savon. Nous avons oublié l’avertissement de saint Paul dans sa seconde épître aux Corinthiens : « Ce trésor, nous le portons dans des vases d’argile, pour que cette incomparable puissance soit de Dieu, et non de nous. » Nos rois, en dépit de toutes leurs faiblesses et de leur imperfection humaine, savaient cette vérité et que tout était bulle de savon, mais ils n’étaient pas eux-mêmes des hommes bulles de savon puisque tout habités par une grâce qui opérait bien souvent pour le meilleur. Saint François de Sales, dans la préface de son Introduction à la vie dévote, écrivait sagement à l’adresse de tous ceux qui devaient vivre dans le monde, si superficiel parfois : « Comme les mères-perles vivent emmi la mer sans prendre aucune goutte d’eau marine, et comme les pyraustes volent dedans les flammes sans brûler leurs ailes, ainsi peut une âme vigoureuse et constante vivre au monde sans recevoir aucune humeur mondaine, trouver des sources d’une douce piété au milieu des ondes amères du siècle, et voler entre les flammes des convoitises terrestres sans brûler les ailes des sacrés désirs de la vie dévote. » Les politiques, et tous ceux qui ont quelque pouvoir en ce monde, devraient relire ces lignes et les méditer, comme ils devraient faire leur suc d’un ouvrage comme celui du jésuite Graciàn, édité à Paris en 1684, L’Homme de Cour permettant à l’intelligence, au jugement et à la volonté de distinguer clairement les deux champs de leur exercice : la bonne conscience temporelle et la préparation au salut éternel. Comme le montre admirablement Marc Fumaroli dans Le sablier renversé. Des Modernes aux Anciens, cet homme de cour est un homme de goût qui pratique l’art de la prudence, d’où les armes qu’il déploie pour ne pas céder aux sirènes et aux embûches de la société humaine. Point de bulles de savon autour d’un tel homme : « Le raisonnement ne suffit pas pour se gouverner dans le monde ; il faut tenir le plus grand compte de ce que nous enseignent goût et dégoût, plaisir et déplaisir, sympathie et antipathie, vraie et fausse beauté. » précise Marc Fumaroli.

                                   Nous tirerions grand profit à nous inspirer de ce qui a permis à nos pères d’échapper à l’éclatement des bulles de savon, alors même qu’ils passaient tout en nous laissant un héritage qui n’est pas affadi par l’esprit du monde. Le roi est mort, vive le roi ! Une chaîne continue et ininterrompue a relié ensemble des générations pendant des siècles, jusqu’à ce que la révolution détruise cette transmission. A ce moment précis, l’homme est devenu homo bulla. Jean de Salisbury rapporte dans son Metalogicon (L.III) au XIIe siècle, cette célèbre citation de son maître Bernard de Chartres : « Nous sommes des nains assis sur les épaules de géants. Si nous voyons plus clair et plus loin qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre taille, c’est parce que nous sommes élevés par eux. »

                                   Simon Renard de Saint-André, dans sa Vanité peinte en 1650 (Musée des Beaux-Arts de Lyon) fait flotter des bulles de savon au-dessus d’un crâne couronné de lauriers fanés. D’où proviennent ces bulles, nul ne le sait, peut-être directement de cette tête de mort appartenant à un homme qui a gâché sa vie à courir après des mirages. Le peintre nous avertit de ne pas nous laisser prendre au piège et de demeurer assis sur les épaules de nos ancêtres. Lorsqu’il se trouve aujourd’hui des hommes politiques osant affirmer qu’il n’existe pas de culture française, nous ne devrions pas être étonnés car ils sont le pur produit de l’éclatement des bulles de savon. Ce qu’ils proposent est du même type : du vide et de l’éphémère. Jacob Cats écrivait en 1625, dans Houwelijk : « Prête attention à l’enfant qui fait des bulles,

                        Et vois combien il est ébahi

                        Que tant de mousse et de bave soufflée

                        Ne dure qu’un temps. »

                                   Les réveils seront douloureux lorsque ceux qui auront perdu leur temps à faire des bulles, à se prendre pour une bulle, seront extirpés de leur torpeur par la violence de la réalité qui, elle, ne perd pas une seconde. Il y aura des pleurs et des grincements de dents, avant même d’atteindre la profondeur des enfers. Les lamentations seront à cet instant inutile. Le glas de la fête perpétuelle retentira et fera frissonner de terreur.

                                   Ne suivons pas les faiseurs de bulles et tous ceux qui leur ressemblent. Ils éclateront aussi vite que leurs œuvres. Résistons, juchés sur les épaules solides de nos pères.

 

                                                           P.Jean-François Thomas s.j.

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