Chretienté/christianophobie

En temps de misère…

La grisaille est le propre de l’hiver. Elle l’est aussi, le plus souvent, de   l’histoire des hommes. Le regard se porte aux quatre coins de l’horizon pour découvrir  tant d’occasions de découragement, de lassitude. Notre pays, depuis longtemps déjà, vit   dans cette atmosphère délétère où rien ne provoque l’enthousiasme et où l’apathie collective n’est secouée que par des scandales réels ou fictifs. Nous savons que nous n’avons guère notre mot à dire et que les décisions qui changent notre existence sont  prises sans que nous soyons concernés. D’où le sentiment de dégoût et de rejet qui nous guette.

Le peintre Eugène Delacroix note dans ses Ecrits à bâtons rompus, au début du Second Empire en 1854 : « Soirée aux Tuileries. J’en suis revenu plus chagrin que de l’enterrement du pauvre Visconti. La figure de tous ces coquins et de toutes ces coquines, ces âmes de valets sous ces enveloppes brodées, lèvent le cœur. » Et plus loin : « Les républiques les plus célèbres sont les aristocratiques. Un noble, comme un plébéien, pourvu qu’il ait du sens, comprendra l’intérêt du pays (…) ; un noble (…) n’est quelque chose que par la tradition et par l’esprit conservateur qui lui rend plus chère encore une patrie à la tête de laquelle le placent ces institutions qu’il a mission de défendre. » Quelle serait aujourd’hui sa réaction en fréquentant les cercles de  pouvoir désormais éparpillés et souvent bien cachés ? Son malaise serait encore plus profond. Il aurait bien du mal à ne rencontrer aucune noblesse chez la plupart des princes qui gouvernent avec arrogance tout en profitant de notre naïveté et de notre argent. A   quoi se raccrocher pour ne pas désespérer dans la grisaille du temps ?

André Suarès, dans son testament cité par son ami Georges Rouault, confesse : « Quelle que soit la forme de mon espérance ou de ma foi, j’aime Jésus, je suis fidèle à toute la beauté chrétienne. Elle est la source de la bonté humaine. Où elle n’est pas, la barbarie est toujours proche, avec ses gardes du corps, légats de l’enfer, l’orgueil et la cruauté. A moins d’une âme chrétienne, on n’est pas tout à fait de France, ni vraiment homme en effet. Comme tous les enfants de Dieu, je cherche le sein du Père et j’attends le Paraclet. » Cet écrivain était toujours demeuré dans le narthex de l’Eglise, sans franchir le dernier pas, mais il était habité par la beauté évangélique qui, pendant des siècles, a pétri la France malgré ses indignités. Cette richesse ne peut pas nous être enlevée, et tous les coquins du monde se ligueraient-ils contre elle, ils ne seraient jamais victorieux. La médiocrité se nourrit de notre sang et risque de nous laisser exsangues si nous nous laissons contaminer par le   découragement.

 Toujours le mal a essayé de cacher le soleil, et il y a souvent réussi. Les terres que nous appelons saintes, ne l’ont été, parfois, que grâce à quelques âmes solitaires ignorées ou persécutées, rarement dans la lumière comme un saint Louis de       France ou un saint François d’Assise. Lorsque René Schwob, entre les deux guerres, pérégrine en Palestine, il découvre à quel point les hommes de Dieu sont indignes de leur présence en ces lieux sacrés. Dans Solitude de Jésus-Christ, il rapporte, à propos  des religieux de tout poil qui y habitent : « (…) Ils ont réduit cette terre – étendue au bord de la mer orientale, aux confins des grands déserts d’Asie comme une hostie  souffrante et piétinée, mais tout de même irréductible dans les sourires de sa secrète  joie – ils en ont fait la justification de leur cupidité. Ils s’y sont incrustés avec des cœurs sans amour. » L’essentiel, même s’il n’est plus visible, subsiste et demeure bien vivant, cette « secrète joie » que rien ni personne ne peut vaincre ou effacer. La grisaille peut nous entourer et essayer de nous étouffer, elle sera impuissante. Tout dépend de la direction de notre regard et cela dépend de notre volonté. Nous pouvons l’attacher uniquement au spectacle des crapuleries politiques, sociales ou religieuses, ou bien décider, sans aveuglement, de le fixer sur la beauté immortelle et sur la charité qui sauve. Les rumeurs mondaines se fracassent devant la porte étroite, celle que nous devons emprunter si nous désirons atteindre ce qui est sans misère et sans grisaille. René Schwob écrit encore, alors qu’il médite sur la déréliction de Jésus à Jérusalem : « Il n’y a pas moyen d’être chrétien à moins d’un tel effort vers un effacement total. Et la vie chrétienne n’est point seulement d’abstention aux turpitudes et aux grandeurs du  monde. Il lui faut encore se ruer vers cette abjection dont Jésus ne s’est jamais séparé ; dont, de sa naissance à sa mort, Il a voulu montrer aux hommes que l’on ne peut pas  sans Le trahir éviter le dur chemin. »

Le dur chemin n’est-il pas, en bien des circonstances, de refuser la désespérance ? Notre Maître aurait pu, humainement, en de maintes occasions, porter sur les hommes un regard désabusé et lassé. Bien au contraire, Il n’a montré que pitié et           compassion, y compris face à ses ennemis les plus acharnés. Il continue d’espérer notre  espérance, connaissant mieux que nous la misère de ce monde et l’épaisseur de la grisaille d’un hiver sans fin. Nous voudrions brûler les étapes, comptant sur une transformation totale de nous-mêmes et du monde parce que le Christ nous a touchés et qu’Il s’est incarné. Il n’en est rien. Notre Maître n’a jamais rien promis de tel. Et tout semble continuer comme avant, avec une pesanteur identique et tout autant de  malversations. Charles Péguy, dans son Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle  souligne cet apparent paradoxe. Malgré le salut, le monde n’a pas sensiblement changé, et le cœur de l’homme non plus : « La face du monde pour ainsi dire n’a point été superficiellement, publiquement, sensiblement modifiée (…). Après comme avant il y a eu des malheurs effroyables, réellement effroyables, des infortunes extrêmes, des  suprêmes détresses, des pestes plus que d’Athènes, des guerres effroyables, des haines effroyables, des impuretés effrayantes ; et l’homme a détesté l’homme, effroyablement,    et l’homme a massacré l’homme. » Il précise que l’événement du christianisme est une opération intérieure et moléculaire car l’homme doit demeurer sur la pointe extrême, tranchante, de sa liberté et gagner ainsi ce qui lui est offert et promis, grâce à son effort. Comme rien n’est automatique, comme la miséricorde n’est pas un produit bradé, le changement est très lent et il n’est pas gagné d’avance. Mais il est désormais possible

Alors ne soyons pas sceptiques ou apeurés, perdus dans la grisaille quotidienne, même si toute l’actualité nous invite à secouer la tête de désespoir.

En temps de misère, il faut garder au cœur sa réserve d’huile qui permet de nourrir la flamme de la lampe, vacillante certes, mais tenant bon.

 

                                                                                             P.Jean-François Thomas s.j.

                                                                                             Saint Jean de Matha

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