Idées

Lettre d’un émigré. Plus que des spécialistes, nous voulons des gentilshommes !

Un mal moderne consiste à croire que les spécialistes, ou les technocrates, seraient les élus désignés pour régler tels ou tels problèmes[1]. Ils ne sont malheureusement que de pauvres aides pour l’essentiel des choses du gouvernement, qui ne peut viser qu’au bien et à l’accomplissement de la Foi. Il est entendu que tout dépend en manière de gouvernement du principe – de la fin – non des moyens, sur lequel doit reposer le monde humain – ou plutôt, il serait plus exact de dire sur lequel repose le mode humain, puisque la réalité est la réalité, dont la négation ou l’acceptation, choix laissé au libre-arbitre de l’homme, conditionne la sainteté ou la malfaisance d’un gouvernement. Si ce principe est détaché de Dieu, de toute transcendance, dans une relativité effrénée, dont le principe est de ne pas avoir de principes, alors oui, les spécialistes et technocrates auront un rôle de premier plan, puisque dans ce monde moderne sans fin, tout n’est que moyen dont il faut tirer le plus d’efficacité.Nous restons des hommes pourtant, et la suppression illusoire, vaine et surtout au fond impossible de la fin revient à laisser ce domaine à l’arbitraire diabolique des masses humaines. C’est la victoire du quantitatif sur le qualitatif, plus de fin recherchée ni poursuivie dans le divin, il ne reste plus que les désirs, envies et superficialités matérielles amputées de leur part spirituelle. Plus rien n’est respecté, la matière est séparée de Dieu – dans la folie humaine simplement, puisque nous sommes bien incapables de changer la réalité, le diable sait simplement user de notre talent à pouvoir nier la réalité et nous persuader du mensonge – et elle ne devient que l’objet de tous les abus dans la poursuite hystérique de la mort et de la démesure. À commencer par les hommes, qui ne deviennent plus que des moyens à vocation machiniste : plus chacun se mécanise, plus il est possible de produire en quantité, gagner de l’argent, s’enrichir – dans l’appauvrissement complet et concomitant de toute humanité. Là, les experts, les spécialistes et les technocrates deviennent les rois : on leur donne des non-fins : faire de l’argent avec les ressources naturelles et humaines, répartir l’argent volé aux travailleurs, augmenter la productivité, l’efficacité, la cohérence interne obéissant au diktat d’une logique sans principes et sans fins, dont les postulats changent au gré de l’arbitraire démesuré des diablotins en herbe, logique qui ne tourne que sur elle-même en broyant les âmes et les personnalités dans ce tourbillonnement instable.

Le phénomène est patent dans les sciences et les lettres, dans la recherche universitaire en particulier qui expérimente une surspécialisation à tous crins. Que ce soit en mathématiques, en philosophie ou dans n’importe quelle discipline, la quantité prône sur la qualité, plus rien de nouveau – ou plutôt plus rien de vivace – ne germe, mais seulement des développements et des rajouts infinis et inutiles dans une unique voie étriquée, le plus souvent allant dans la mauvaise direction, aux ornières immenses qui cantonnent à l’unidimensionnel plat et empêchent à la fois de sortir de la droite, mais aussi du plan et encore plus de l’espace, sans jamais effleurer, même de loin, les sphères divines qui se trouvent partout en même temps. Le scientifique piégé dans le diktat du relativisme principiel qui engendre des anti-dogmes anthropologiques, quantitatifs et politiques, confinent dans la stérilité humaine absolue. Le compartimentement extrême interdit de sortir de sa case – autrefois, au contraire nous avions des conditions précises, comme chevalier, paysan, négociant, etc., mais une liberté certaine à faire le bien, qui est infini – au risque de l’exil, au mieux, quand bien même l’idée de regarder autre chose, ou de regarder la même chose d’une autre façon viendrait à l’esprit, dans cette atmosphère qui décourage toute vivacité divine, de peur que l’erreur acceptée comme vérité, l’inversement diabolique considéré comme bien et la négation de la réalité considérée comme fait, ne se révèlent à la face du monde. Heureusement, la nature humaine lui permet toujours de retrouver la réalité charnelle, à commencer dans sa naissance, dans les vicissitudes de la chair, réalité charnelle qui est le premier pas, le premier guide vers la pratique harmonieuse des arts et des sciences dirigés vers Dieu. Malheureusement, l’abus invétéré de méthodes sans jamais de fin use néanmoins l’âme, l’habitue au laxisme indolent, le décourageant à toute remise en cause, à tout questionnement, amollit dans un confort d’esclave qui lui cache même sa propre souffrance et sa propre détresse. Les sciences, comme les techniques, ou les spécialités, ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont indifférentes puisque des moyens. Seule la façon dont nous nous y consacrons en fait des vertus ou des dangers. Voyons ainsi la plainte du Roi Meiji à la fin du dix-neuvième siècle, sentant le vent de la mode monté et oublieux du bien et de la Foi :

« Le Tennô Meiji a octroyé en l’an 12 de Meiji les paroles suivantes dans les Grands Principes de l’Enseignement : « Le nœud  de l’enseignement tel qu’il se trouve tout au long des classiques d’édification de notre pays depuis les anciens temps consiste dans le service pour accomplir le plus parfaitement possible la voie humaine dans l’éclairement des vertus de bonté, probité, fidélité et piété filiale, et par le raffinement dans les arts et les savoirs. Ceci dit, nous voyons ces derniers temps trop de personnes qui dans une fièvre d’excellence monomaniaque dans les arts et les savoirs [et oublieux du reste], sous prétexte de contribuer au fleurissement civilisationnel, enfreignent les bonnes habitudes et flétrissent les bonnes mœurs. S’il faut reconnaître que ces même personnes participèrent dans les débuts de la restauration à mettre en lumière certaines habitudes décadentes du passé, et contribuèrent à répandre le savoir et servirent avec brio la prospérité de la restauration, en ne prenant que le meilleur des savoirs occidentaux, dans un accent de clairvoyance d’un moment, Nous ne pouvons cacher Notre inquiétude pour l’avenir face à la déviance qui existe dans cet engouement excessif pour les sciences, qui tend à faire passer au second plan les vertus de bonté, probité, fidélité et piété filiale, en s’obsédant uniquement de la compétition avec les mœurs, les valeurs et les forces occidentales. Il n’existe pas d’éducation dans notre pays qui ne doive se fonder sur le sens original de l’éducation, c’est-à-dire s’efforcer par tous les moyens de faire connaître à tous la grande vérité des liens de Roi à Sujet et de Père à Enfants. » »[2]

Le gouvernement des hommes obéit à la même règle, et il ne sert à rien s’il n’est pas dirigé vers le bien, ce que les hommes appellent Dieu en général, et que nous avons la grâce de voir incarner en Jésus-Christ pour notre Salut.

Notre époque en toute chose a besoin de revenir aux bons principes, en toute chose – tâche extrêmement difficile, car une fois pris dans un débat stérile prenant à notre insu des principes mauvais, nous ne pouvons jamais faire du bien, et cela est terrible. Là est le drame et la vertu des principes, du bon sens comme on disait autrefois : si le sens est bon, nous partons en toute chose sans efforts dès le départ sur de bonnes bases. Si le sens est mauvais, c’est l’inverse, et le drame est que l’effort nécessaire pour s’extirper de cette mauvaise voie est extrême, puisque cet arrière-plan est toujours indistinct, à notre insu et nous imprégnant comme un poison pris chaque jour.

À propos d’un article de votre serviteur concernant les retraites, j’avais aperçu un commentaire prônant la nécessité de confier ce problème aux spécialistes. Je me suis trouvé affligé de voir que je n’avais pas été compris du tout[3]. Partir du principe que le système de redistribution globale est bon dans son principe conduit à vouloir confier le problème à des spécialistes, puisque tout devient une question de comment bien répartir l’argent. C’est là pourtant que le bât blesse ! Ce système de retraite tue le lien intergénérationnel, et le quantitativise – la charité n’est pas la solidarité inhumaine qui ne s’occupe que d’argent, mais bien autre chose, et souvent non-quantitavisable, ce qui énerve tant nos modernes – en plus d’être inopérant en pratique pour le bien et par trop efficace dans la déconstruction des liens, ce qui le rend foncièrement diabolique. Pour marcher droit, il faut avoir le courage de prendre la voie bonne, c’est-à-dire sortir de la voie commune quand il le faut. Pour restaurer la vitalité divine, le bien en somme, il faut viser la racine du mal, ses causes, et non pas ses conséquences.

« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »

Voici en un mot notre prière : Que les spécialistes sortent de leur rôle restreint et deviennent gentilshommes, c’est-à-dire des chevaliers libres servant Dieu et la Foi, et alors ils pourraient aussi s’occuper des fins. Tout homme est entier, et n’a vocation à ne s’occuper que des fins ou que des moyens. Nous sommes chacun de nous un tout, une âme et un corps, entier, dans la pratique et le principe incarné.

Qu’est-ce qu’un gentilhomme en effet ? Ni une condition, ni une classe, simplement n’importe qui servant le bien et la vérité, dans l’humilité nécessaire qui sait pertinemment qu’il ne sait pas, mais que du moins il sait aussi qu’il peut, dans sa pratique, dans sa volonté et dans sa vie, s’il est bien exigent envers lui-même, se diriger vers le bien et la vérité ou plutôt vivre en son sein – même si jamais elle n’est atteinte – ce qu’un catholique nommera Dieu (ou plutôt Trinité puisque nous vivons en Jésus-Christ) et Foi. Il n’est pas parfait et il le sait, mais il reconnaît ses fautes, se repent et se convertit dans chaque instant. Que les gentilshommes s’occupent des principes et des pratiques, dans une discussion qui n’a pas de fin, puisque l’homme limité ne saurait saisir l’infini divin, ce que la pauvre modernité croit désespérément faire dans sa mécanisation et sa rationalisation.

Il y a le fabriquant de l’arme et celui qui tire. Je ne confierai jamais les rênes au fabriquant, aussi talentueux artisan qu’il puisse être, puisque de toute façon c’est celui qui tire qui décide pour quoi il tire.

Les rênes doivent revenir au lieutenant de Dieu sur terre, le Roi Très Chrétien, notre bon Roy Louis.

Paul de Beaulias

[1] Le désenchantement de Marcel Gauchet est en cela symptomatique du mal du temps qui pose comme idéal un système purement technocratique et administratif, où toute marge de poésie, d’enchantement, bref, d’humanité devient impossible et, pire que cela, est vue comme un mal ou d’un ringard à mourir… La morgue face aux primitifs ferait bien rire ces derniers, s’ils avaient l’envie et l’occasion de lire cet ouvrage et de se tordre de rire devant l’invraisemblance moderne, tellement effroyablement inhumaine qu’elle en devient drôle pour celui qui ne peut concevoir cette fin de la divinité dans le monde. Les primitifs ne sont pas ceux que l’on croit…

[2] Collectif, Le vrai sens du kokutai (国体の本義), Ministère de l’éducation, Tôkyô, 1937.

[3] Mon propos était aussi de dire que la solidarité n’est rien d’autre qu’une charité sans âme, et devient son inverse, dans la corrosion de tous les liens. Cette raréfaction des liens donne la possibilité et fait le jeu des tendances mortifères de notre société tant dans la suppression des bébés que l’euthanasie promise : tout le monde devenant plus isolé et déshumanisé, il devient facile de supprimer et à supprimer.

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