Tribunes

  Des animaux et des rois

  

                                          Sur cette terre, la relation de l’homme avec l’animal a été abîmée par le péché originel. Dans l’état paradisiaque, tous les êtres vivent en harmonie et ne se dévorent pas entre eux. De nos jours, à mesure que le respect pour la vie humaine diminue, s’accroît une conception de la vie animale qui est faussée, à tel point que la défense des animaux prend le pas sur celle des hommes.

                                          Pourtant, déjà, même si elles sont discrètes sur le sujet, les Saintes Ecritures nous donnent un aperçu de ce que doit être la place de l’animal dans notre existence humaine. Généralement, la question lancinante qui revient sans cesse y compris chez les plus affirmés des chrétiens est le souci de savoir s’ils retrouveront en paradis leurs animaux de compagnie. Le sort des autres bêtes, grosses ou petites, celui du requin blanc qui dévore un surfeur ou du moustique qui inocule la malaria, ne préoccupe guère leur esprit. Pourtant, toutes sont créatures de Dieu et nous savons que le Créateur ne désire rien détruire de sa Création qui est bonne et sainte à l’origine. Nous serions prêts à réserver des places au paradis pour les animaux qui nous plaisent, comme d’ailleurs pour les hommes qui sont nos amis, tandis que nous envisageons sans crise de conscience le néant pour les animaux qui nous répugnent ou que nous mangeons, et l’enfer bien sûr pour nos ennemis.

                                          Les animaux de l’arche de Noé, l’ânesse de Balaam, les montures royales de David et de Salomon, l’âne de la Fuite en Egypte et celui de l’Entrée à Jérusalem sont-ils donc condamnés à ne retourner qu’à la poussière, eux qui ont servi et glorifié Dieu ? Et le lion de saint Jérôme, le corbeau de saint Antoine, le loup, les oiseaux et les poissons de saint François d’Assise, le chien de saint Roch, et tant d’autres compagnons de saints, sont-ils voués au néant ? Nous savons qu’il y a un paradis pour les hommes justes. Retrouver les animaux domestiques, fidèles, fait partie de la justice, et donc Dieu y veillera sans doute. L’Église n’a jamais donné de réponse définitive à ce sujet, car elle est toujours prudente. Mais le simple bon sens, à la lumière de la Révélation, peut découvrir par lui-même que la nouvelle Création serait bien incomplète si elle ne s’intéressait qu’aux anges et aux hommes. La Création restaurée serait donc moins riche que celle qui a été défigurée par le péché ?

                                          Aussi est-il intéressant de nous pencher brièvement sur la relation millénaire de nos rois avec les animaux. De nombreux et passionnants ouvrages ont été écrits sur le sujet. Laissons de côté les chevaux et les chiens qui furent, de tout temps, les compagnons de guerre et de chasse des souverains, certains bénéficiant de grands privilèges et de la familiarité, de l’affection royales. Charlemagne est un des premiers à réintroduire l’usage antique romain, -puisqu’il est le successeur de ces empereurs, de collectionner des bêtes sauvages. En 799, le calife de Bagdad, Haroun al-Rashid, lui fait cadeau d’un éléphant blanc nommé Abûl Abbas. L’empereur emmène l’animal avec lui, de palais en palais, y compris au cours de campagnes militaires.  Peu après l’émir de Kairoan lui fait cadeau d’un lion et d’un ours.  Dans ses villas, les jardins abritent des paons, oiseaux nobles très rares, des faisans et d’autres oiseaux peu ordinaires. La dynastie capétienne va étendre l’usage et créer l’ancêtre des ménageries, même si, à l’époque, les animaux suivent les rois dans leurs déplacements dans les diverses résidences royales. Les souverains achètent ou reçoivent en cadeaux d’ambassades des animaux exotiques qui leur deviennent familiers. Il est rapporté que saint Louis affectionnait un porc-épic, un lion et un éléphant, Philippe le Bel un ours blanc, des léopards et des lions, tandis que Charles IV ajoute aux fauves d’usage un perroquet et un chameau. Lorsque nous allons au château de Vincennes, imaginons ces animaux vivant dans des cages au milieu des seigneurs et des valets. Ce sont les Valois, et le premier d’entre eux, Philippe VI, qui vont inventer les ménageries, la première étant installée au Louvre. Ce ne sont plus de simples cages mais des maisons, ceci au milieu de jardins somptueux ornés de volières. La ménagerie des rois de France est réputée dans toute l’Europe et les autres souverains font le voyage à Paris pour l’admirer. Isabeau de Bavière va habiller somptueusement et parer de bijoux son singe et son écureuil. Louis XI, dès son enfance, s’attache à une lionne qui vit dans une pièce voisine de sa chambre, en presque totale liberté. Ce roi va d’ailleurs faire venir de toutes les contrées des animaux rares et pas simplement des fauves, même s’il chasse souvent avec un léopard. A la Renaissance, les châteaux de la Loire hébergent à leur tour les animaux favoris des souverains. Surgit aussi la mode, dès le XVème siècle, des oiseaux chanteurs souvent logés avec magnificence dans les appartements royaux. Plus tard, François Ier éprouvera une véritable passion pour les animaux rares qu’il installe au hasard de ses pérégrinations dans les domaines de la couronne. Il installe parfois au pied de son lit un lion ou un ours et fait débarquer en France le premier rhinocéros destiné au pape. Henri IV sera également fasciné par les fauves et autres animaux venus des pays lointains, avec une préférence pour les singes, en gardant souvent un sur son épaule. Le nom de trois d’entre eux a été conservé : Bertrand, Robert et Frère Jean, preuve que l’habitude de donner des noms chrétiens aux animaux ne date pas d’aujourd’hui. Louis XIII donnera lui sa préférence à une chèvre savante qui le suivra partout. Et puis, comme pour tout le reste, le règne de Louis XIV introduit une révolution, à savoir la création de la Ménagerie royale de Versailles qui survivra jusqu’à la révolution. C’est le premier Jardin zoologique où les animaux sont classifiés en sept cours différentes, vastes espaces où ils sont en liberté dans un milieu reconstitué et végétal. Il envoie des pourvoyeurs d’animaux rares dans le monde entier. Des spectacles et des combats avec les animaux sont organisés, ainsi que des dissections pour faire progresser la connaissance de l’anatomie. Sous Louis XV a lieu le tour des cours d’Europe par Clara, un rhinocéros femelle de trois tonnes qui attire les foules. La cour désertant Versailles sous le règne de Louis XVI, la Ménagerie est mal en point. Sous la révolution, les animaux seront relâchés dans la nature ou bien tués et mangés. La magnifique Ménagerie disparaît à jamais, comme tant d’autres merveilles. En 1826, sous le règne de notre dernier roi Charles X, a lieu le phénomène de la « girafomania », à la suite du don d’une girafe au souverain par le Pacha d’Egypte. Zarafa mourra en 1845, adulée par les foules qui l’avaient accueillie sur le sol français, puisqu’elle avait fait le voyage de Marseille à Paris à pied. Ainsi se referme la magnifique histoire de la relation des rois avec les bêtes.

                                          Une telle familiarité devrait nous faire réfléchir sur le sort que nous réservons aux animaux, soit en les humanisant de façon absurde qui ne respecte pas leur nature propre, soit en les détruisant sans aucun souci de leur juste place dans l’ordre de la Création. André Suarès livre dans Valeurs II : « En tout crime et tout drame humain, il y a une bête sacrifiée, ou plus dévorée, que la violence fait jaillir de l’homme, que ce soit la victime ou le boucher. » L’homme engraisse l’animal le plus souvent pour le dévorer, tout en le caressant. Où donc est alors la présence si douce de l’âne gris et du bœuf aux yeux humides de la tradition de la Nativité, et celle des moutons qui viennent adorer l’Enfant avec leurs bergers ? Ce n’est pas un hasard si le Christ a voulu être l’Agneau immolé. L’amour sage et équilibré des animaux est une reconnaissance de la marque de Dieu en toutes choses et dans tous les êtres. L’amour des bêtes ne peut remplacer celui des hommes, et celui des hommes ne peut faire négliger celui des bêtes. Nous sommes tous, chacun à notre rang et selon notre nature, ordonnés à la beauté et à l’harmonie d’une Création qui a été remise entre nos mains, hélas irresponsables.

 

  

                                                                                    P.Jean-François Thomas s.j.

                                                                                    22 novembre 2018

                                                                                    Sainte Cécile

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.