Editoriaux

L’Etat Islamique, à la conquête du Moyen-Orient

Début juin, Mossoul, deuxième ville d’Irak, était prise par les djihadistes sunnites de l’Etat islamique en Irak et au Levant. Cette victoire est la suite logique de la progression de l’EIIL au Proche-Orient, avec la participation à la rébellion anti-Assad en Syrie en 2013, et la prise de Falloujah, ville à l’ouest de Bagdad, en janvier. Ce mouvement est aussi responsable du massacre de la cathédrale de Bagdad, qui vit une cinquantaine de morts lors de la Toussaint 2010. L’EIIL est né en 2006 de la branche irakienne d’Al-Qaïda. Aujourd’hui, l’EIIL n’est plus soumis à Al-Qaïda. Le “représentant officiel” de Al-Qaïda en Syrie est le Front al-Nosra, et al-Zaouahiri (successeur de Ben Laden à la tête d’Al-Qaïda) considère que l’EIIL est trop sectaire. En effet, l’Etat islamique en Irak et au Levant se considère comme un Etat à part entière. Il refuse toute allégeance, et préfère se concentrer sur les ennemis régionaux (chiites irakiens et iraniens, alaouites syriens…) en priorité. Cependant, l’EIIL se déclare aussi en guerre contre l’Occident.

Comme son nom l’indique, l’Etat islamique en Irak et au Levant ne veut pas se contenter d’être une simple organisation terroriste, comme ses prédécesseurs et concurrents. Son objectif est de réaliser une véritable entité étatique, un califat. Pour rappel, le calife est un souverain à la fois temporel et spirituel, successeur de Mahomet. Le monde musulman a connu plusieurs dynasties de califes : les Omeyyades, les Abbassides… Le dernier califat, le califat ottoman, fut aboli en 1924 par Atatürk[1]. Lorsque le chef de l’EIIL, Abou Bakr al-Baghdadi, prend le titre de calife, et renomme son mouvement “Etat Islamique”, il cherche à s’inscrire dans cette lignée. Il espère ainsi obtenir l’allégeance de tous les musulmans sunnites, où qu’ils se trouvent : le calife est (en théorie) le dirigeant de l’oumma, la communauté des croyants. Le ralliement d’autres groupes islamistes à l’EIIL est donc probable. Cette revendication montre aussi que l’EIIL est assez sûr de sa puissance pour imposer son autorité à ceux qui refuseraient ce califat, sur un territoire qui recouvre l’Irak et la Syrie.  

Mais comment en est-on arrivé là ?

En 2003, l’intervention de la coalition menée par les Etats-Unis de Bush Jr., sans mandat de l’ONU, renverse le régime de Saddam Hussein, dirigeant sunnite mais baasiste[2]. Le pouvoir revient donc de facto aux chiites, majoritaires (60%). Le Premier Ministre al-Maliki, en poste depuis 2006, est membre du Dawa, une milice chiite anti-Saddam devenue l’un des principaux partis politiques irakiens[3]. Chiite conservateur, il a mené une politique assez dure envers les sunnites, qui l’accusent de marginaliser leur communauté, et de tolérer les violences des milices chiites. Résultat : la radicalisation des sunnites, et l’attrait qu’exerce l’EIIL sur certains, du fait de sa radicalité et de son dynamisme. Ainsi, l’Etat islamique en Irak et au Levant est bien implanté dans le nord et l’ouest de l’Irak, zones majoritairement sunnites.  

En Syrie, l’EIIL a profité de la contestation anti-Assad (suite au “Printemps arabe”, émouvante expression consacrée par nos médias) pour s’imposer. La bienveillance des Occidentaux envers la rébellion et leur hostilité de principe à Bachar al-Assad (soutenu par la Russie et l’Iran) ont permis aux islamistes de tous poils (Front islamique, EIIL, Front al-Nosra…) de s’imposer. La faction modérée (Armée syrienne libre) ne constitue pas la principale part de cette rébellion. L’Etat islamique en Irak et au Levant a aussi sans doute bénéficié, en partie, de l’aide que les pétromonarchies du Golf (Arabie Saoudite, Qatar…), sunnites, ont accordée aux organisations de leurs coreligionnaires.

Quelles seront les conséquences de cette nouvelle donne au cœur du Moyen-Orient pour les différents acteurs régionaux ?

Pour les Kurdes, d’abord, il s’agit là de circonstances favorables à l’indépendance. Cette ethnie est répartie entre le Nord-Est de l’Irak, l’Ouest de l’Iran, le Sud-Ouest de la Turquie et une partie du Nord-Est de la Syrie. Le délitement du pouvoir central irakien ouvre une voie vers l’indépendance du Kurdistan. Dans cette optique, le président du Kurdistan Massoud Barzani a demandé le 2 juillet la tenue d’un référendum sur l’indépendance. De plus, les peshmerga (forces armées kurdes) sont devenus l’un des piliers de la résistance à l’EIIL, après la déroute de l’armée irakienne. Par exemple, les peshmerga ont assuré la protection des habitants (avec leur aide) de la ville chrétienne assyrienne de Bartala, à 20 km de Mossoul.

Les monarchies du Golfe, et notamment l’Arabie Saoudite, se retrouvent piégées par leur ancien “allié”. L’aide que les pétromonarchies ont accordée aux rebelles syriens, pour des raisons religieuses (ces pays et les rebelles sont sunnites) et géopolitiques (ces pays sont en opposition avec l’Iran, allié de la Syrie) se retournent contre elles. En effet, la prétention de al-Baghdadi au califat le met en concurrence directe avec les Séoud, dont le royaume comprend deux villes saintes de l’Islam (La Mecque et Médine). Si les Séoud ne peuvent prétendre au titre de calife pour des raisons généalogiques, ces possessions les mettent en position de force au sein de l’islam ; position revendiquée par l’EIIL.

L’une des conséquences les plus inattendues de cette situation serait le rapprochement entre les Etats-Unis et l’Iran. Dans la lutte contre les djihadistes sunnites, l’Iran chiite, soutien indéfectible du Premier Ministre irakien al-Maliki[4], serait un allié de poids pour son (ancien ?) ennemi intime américain. Le fait que l’administration Obama soit moins sectaire que les néo-conservateurs de Bush rend cette hypothèse plus plausible. Toutefois, une alliance et une coopération au grand jour entre ces deux pays n’est pas pour tout de suite.

Enfin, comme d’habitude hélas dans cette région, les chrétiens sont victimes de ces affrontements. Sans puissance régionale pour les protéger (contrairement aux chiites et sunnites), alors que les responsables occidentaux se cachent derrière le politiquement correct et les bons sentiments humanitaires, la situation des chrétiens dans le nord de l’Irak est désastreuse. A Mossoul, les chrétiens seraient soumis au régime juridique de la dhimma. La statue de la Vierge sur l’église de l’Immaculée y a été détruite, comme l’intérieur de l’évêché de Mossou. Cinq chrétiens chaldéens, dont 2 religieuses, seraient retenus en otages depuis le 29 juin. Les villes chrétiennes comme Qaraqosh sont désertées, on compte des milliers de réfugiés, pour la plupart dans des villes du Kurdistan comme Erbil.[5]

On le voit, l’aveuglement idéologique des pays occidentaux, d’abord avec l’intervention américaine en Irak contre le régime (certes critiquable) de Saddam, puis avec le soutien aux “rebelles” en Syrie, a eu les plus funestes conséquences.

François Etendard


1 : C’est la succession de Mahomet (et donc le califat) qui a causé le début de la séparation entre chiites et sunnites. Il y a bien d’autres divergences entre ces deux branches,historiques, théologiques, politiques, etc…

2 : Le parti Baas est un mouvement nationaliste panarabe, socialiste et laïque. Son but est la mise en place d’un Etat laïque et social regroupant tous les peuples arabes.
 
3 : La Coalition de l’Etat de Droit, formée autour du Dawa, a remporté 25% des voix aux dernières législatives de 2010.

4 : L’Iran aurait fourni du matériel militaire à l’Irak pour l’aider à lutter contre l’EIIL.
 
5 : Pour plus d’informations, consulter les sites des associations Fraternité en Irak (http://fraternite-en-irak.org/) et SOS Chrétiens d’Orient (http://www.soschretiensdorient.fr/).

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