Editoriaux

Vers une nouvelle guerre de Crimée ?

Chers amis,

Comme vous, j’ai été le témoin, ces dernières semaines, de ce qu’il convient d’appeler l’imbroglio ukrainien. En effet, nous assistons à une partie d’échecs où les néophytes ne comprennent plus rien, et où nos médias et nos politiques ne nous disent pas tout.

Regardons les événements en vrac  ; des émeutes éclatent à Kiev contre le gouvernement. Les émeutiers sont nationalistes et pro-européens. On parle de massacres organisés par le gouvernement. Mais on dénombre autant de morts de part et d’autre. On montre des images de prêtres bénissant les combattants. Ce sont des orthodoxes. Certains sont du patriarcat de Moscou. D’autres sont des dissidents du patriarcat de Kiev. D’autres encore sont des gréco-catholiques uniates. Selon leur obédience ils n’ont pas le même camp. Dans un pays où la population est si religieuse, ce n’est pas anodin. L’Europe soutient les dissidents. Elle accuse la Russie de préparer un coup de force. Mais elle ne bronche pas quand les dissidents, parvenus au pouvoir, violent les accords signés. Elle ne réagit pas plus quand ils interdisent le russe dans les actes administratifs. Pourtant, le tiers des Ukrainiens sont russophones. On ne l’a pas dit. Les médias russes parlent de centaines de milliers de réfugiés russes-ukrainiens en Russie. On n’en dit pas un mot ici. On accuse la Russie d’être un fauteur de guerre. Mais on continue de lui livrer des armes. La Russie est devenue notre ennemi. Mais nous collaborons avec la Russie dans le domaine énergétique. Nous collaborons également avec elle contre le terrorisme dans le Caucase. Nous feignons d’ignorer que la Russie a envahi le sol d’un Etat souverain, et nous négocions comme s’il s’agissait d’une situation de paix. Personne n’a encore dit que la Russie nous alimente en gaz et peut couper le robinet. Enfin la Crimée demande son rattachement à la Russie. Le parlement régional a voté positivement. Mais l’Europe dit non, tout comme Kiev. Et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Il n’existe plus ici. Quant à savoir si les Russes ne pilotent pas un peu le mouvement rattachiste en Crimée ? Silence radio.

Maintenant que nous avons jeté sur la table ces éléments, y comprenons-nous quelque chose  ? Autant le dire, le bazar règne. Il règne car tous les enjeux n’ont pas été présentés aux Français et aux Européens.

Remettons les choses dans l’ordre, donnons leur de l’ampleur géographique et historique.

L’Ukraine est le berceau historique et géographique de l’antique Russie. Des liens étroits existent entre Moscou et Kiev depuis le Moyen Age. On ne peut faire fi de cette histoire qui explique en partie que l’Ukraine, encore aujourd’hui, réalise la plupart de ses échanges économiques avec son voisin russe. En outre, les populations russophones sont concentrées dans l’est du pays et la Crimée, de telle sorte que ces régions pourraient faire sécession, et ont le cœur plus proche de Moscou que de Kiev. Loin d’être des démocrates, les nouveaux maîtres du pays n’ont que faire des minorités russes et ils ont bien l’intention de les mettre au pas pour réaliser leur rêve d’une Ukraine européenne. N’entendez pas par là une Ukraine membre de l’UE, mais une Ukraine alignée sur les standards politiques de l’Ouest. L’Europe voit d’un très bon œil cette évolution et se moque bien du mépris des nouveaux dirigeants pour les libertés des minorités. Par ce biais, l’UE avance ses pions, fait progresser sa zone d’influence à l’est et taille des croupières à la Russie, s’alignant en cela sur la diplomatie américaine d’encerclement de l’ennemi moscovite.

Mais la Russie, elle aussi, a une logique stratégique dans laquelle l’Ukraine est une pièce maîtresse, notamment en lui donnant l’accès à la Mer Noire et à la Méditerranée. Pour accéder aux mers chaudes, la Russie fit la guerre jadis. Pour conserver cette route, elle la fera de nouveau si nécessaire. En outre, l’Ukraine est sur le chemin de ses juteuses exportations de gaz vers l’Ouest. Certes, les routes se sont diversifiées, le gaz russe passe désormais aussi par la Baltique, mais l’Ukraine demeure majeure. De plus, face à l’encerclement américain, la Russie considère comme vital de préserver un tampon de sécurité autour de ses frontières, ce qui explique son implication en Biélorussie et en Ukraine, mais aussi dans le Sud-Caucase. Maintenir Kiev dans la zone d’influence de Moscou est stratégiquement vital.

On le voit, cette question est au cœur d’un épineux jeu d’échec.

Nous y avons notre part, et loin d’être des agneaux, nous nous sommes copieusement immiscés dans les affaires internes ukrainiennes, sans trouver cela anormal, et en reprochant à la Russie de le faire avec les moyens qui sont les siens.

Est-ce de la Realpolitik ? Je crains surtout que ce soit de la politique de gribouille. L’Europe a les mots de la puissance, mais elle n’en a pas les moyens, de telle sorte que nous nous trouvons pour le moins ridicules. Nous avons, durant des années, désarmés les Etats sans armer l’Europe. Nous avons lâchement détricotés nos armées nationales en nous reposant sur les forces du voisin, lui-même en faisant autant, et sans jamais penser à la défense européenne. Nous voici désormais tout nus. Nous avions remisé le « hard power » pour les soi-disant vertus diplomatiques du « soft-power », fait de pressions financières et commerciales. Mais dans le schéma actuel nous sommes dépendants des Russes autant qu’ils le sont de nous, et ainsi liés, notre « soft power » peut se rhabiller. Pardonnez-moi l’expression… Pendant que Moscou envoie des chars, nous envoyons des plaintes… Bien sûr, je ne souhaite pas une guerre. Mais je crois que la Russie est encore trop fragile pour se payer elle aussi le luxe d’une guerre. Si nous avions gardé nos forces militaires, loin d’avoir à en user, la seule menace qu’elles représenteraient aurait fait reculer la Russie, et nous serions vainqueurs dans ce jeu de dupes.

Mais voyons plus large encore, et regardons bien que dans cette histoire, la Russie, loin d’être le vilain canard, marche main dans la main avec la Chine. Cette alliance objective lui a déjà servi pour nous faire reculer en Syrie. Cela pourrait bien marcher une seconde fois.

Il en sortira une solution mi-figue, mi-raisin, où le Président Poutine laissera le pouvoir nationaliste pro-européen à la tête de l’Ukraine, et où les Européens concéderont à la Russie la souveraineté de fait, à défaut de droit, en Crimée.

En voulez-vous des preuves ? Nous crions au scandale mais nous maintenons nos livraisons de matériel militaire à la Russie. Des navires russes de la Baltique ont rejoint Sébastopol la semaine passée. Ils ont pu, pendant une dizaine de jours, traverser les eaux territoriales des principales nations européennes sans heurt, sans difficulté et sans que personne n’en parle. Le Président ukrainien veut libérer la Crimée par tous les moyens et considère que la Russie a déclaré la guerre à son pays, mais il ne mène aucune action militaire pour défendre son pays. Les Russes, enfin, ne tirent pas un coup de feu.

Avec vous, chers amis, j’aimerais croire que cette folie puisse nous servir de leçon. Il faut que nous armions pour peser dans le monde. Les armées nationales ne sont plus à notre portée ? Eh bien ! Ne serait-il pas temps de songer à une coordination européenne des stratégies de défense, des programmes d’armement et de recherche, afin de créer des économies d’échelles nous permettant d’entretenir une plus vaste force militaire à un moindre coût et ce dans le cadre d’une défense continentale ?

Enfin, rêvons encore un peu ; l’Ukraine n’est ni à l’ouest, ni à l’est, elle est le trait d’union entre les deux mondes. Eh bien ! Au lieu de tirer Kiev vers nous, utilisons ce pont pour réaliser la pacification et l’unité de l’Europe sur tout le continent, incluant la Russie au lieu de l’en exclure.

Quelques dents grinceront à Washington, mais si nous voulons des peuples d’Europe protégés des menaces extérieures, si nous voulons des patries européennes préservées au sein d’un espace de prospérité, nous ne pouvons pas faire l’économie de cette unité continentale.

Peut-être n’est-il pas trop tard.

Charles

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