Histoire

Il y a soixante ans, l’échec de l’expédition de Suez signalait la bascule des grandes puissances

Le 6 novembre 1956, l’échec de l’expédition de Suez signalait la bascule des grandes puissances

    Après la deuxième guerre mondiale, le mythe des « quatre grands » – États-Unis, France, Royaume-Uni et Union soviétique – dura une douzaine d’années. Revenant au pouvoir en 1958, le général de Gaulle essaya de le faire revivre, proposant à plusieurs reprises qu’on le réveillât afin de résoudre quelques crises internationales, comme celles du Viêt-Nam ou du conflit israélo-arabe. Bien en vain. Car depuis le 6 novembre 1956, deux puissances seulement dictaient leur loi au monde, l’une dans le brouillard, l’autre dans le crime, l’une et l’autre après avoir tenté d’effacer l’influence des deux anciennes.

   Ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, à minuit, les parachutistes anglais et français, qui venaient de se rendre maîtres du canal de Suez après avoir mis en fuite les troupes égyptiennes qui l’occupaient indûment, reçurent l’ordre de leurs gouvernements respectifs d’arrêter immédiatement l’opération qu’on leur avait confiée. Londres et Paris déféraient ainsi aux sommations reçues de Moscou et de Washington, pour une fois presque d’accord : les deux « géants » ne supportaient pas que des puissances européennes osassent encore jouer dans la cour des grands.

   Il faut reconnaître que cet oukase résultait d’un imbroglio diplomatique et d’un pataquès international comme rarement vu dans le passé.

   Dépité de s’être vu refuser une aide financière américaine pour construire le barrage d’Assouan parce qu’il avait critiqué la politique des États-Unis à l’égard d’Israël, puis d’avoir de même été repoussé par l’URSS en raison de son anticommunisme affiché, Gamal Abdel Nasser,  depuis quatre ans président de la jeune république d’Egypte, réagit en nationalisant le canal de Suez, alors que la majorité du capital de la compagnie qui l’exploitait dans un cadre neutre – « libre et ouvert, en temps de guerre comme en temps de paix, à tout navire de commerce ou de guerre, sans distinction de pavillon » – appartenait à des actionnaires anglais et français. Ainsi, sentant le ventre mou qu’était devenue l’Europe, le dictateur égyptien prenait-il aux moins puissants ce que les plus puissants lui avaient refusé. Ce que ni Londres ni Paris ne comprirent tout de suite. Ripostant, pour les uns en vieilles puissances coloniale, pour d’autres – mais bien minoritaires – en garantes du droit international, la France et le Royaume-Uni décidèrent une intervention militaire commune qui, en dépit des alliances déjà contractées entre les deux pays, ne comptait guère de précédents. Mais au lieu de déclarer franchement leurs intentions, les deux gouvernements, dirigés respectivement par Anthony Eden et par Guy Mollet, crurent habiles de finasser et d’associer à l’affaire, d’une part le problème algérien, d’autre part le conflit israélo arabe, le tout sur fond de diplomatie secrète.  Autrement dit, toutes les conditions étaient réunies pour se prendre les pieds dans le tapis, « d’Orient » diraient ensuite les humoristes.

   La France accusait déjà Nasser de soutenir les indépendantistes algériens, à telle enseigne que plusieurs journaux titraient : « Algérie 1956, capitale Suez ». Et cela faisait deux ans que son rapprochement avec Israël se concrétisait par d’importantes ventes d’armes et une coopération technique afférente.

   Ainsi, entre le 21 et le 24 octobre 1956 fut négocié à Sèvres un protocole complexe associant la France, le Royaume-Uni et Israël, dont la principale clause stipulait que : « L’État hébreu attaquera l’Égypte le 29 octobre 1956 dans la soirée et foncera vers le canal de Suez. Profitant de cette agression « surprise », Londres et Paris lanceront le lendemain un ultimatum aux deux belligérants pour qu’ils se retirent de la zone du canal. Si l’Égypte ne se plie pas aux injonctions, les troupes franco-britanniques entreront en action le 31 octobre. » Difficile de faire plus naïvement hypocrite.

   Israël exécute le plan à la perfection, envahissant le Sinaï et atteignant rapidement la zone du canal. Aussitôt la France et le Royaume-Uni intiment aux deux belligérants de se retirer à 15 kms du canal et, devant le refus de l’Egypte, déclenchent, conformément au calendrier prévu, l’opération « mousquetaire ». Sous commandement britannique, à la fois aérienne et terrestre, elle vise, notamment par des bombardements et l’envoi de troupes aéroportées (environ 25 000 hommes) à prendre le contrôle de la zone du canal à partir de Port-Saïd.  Incapable de faire face, l’armée égyptienne capitule rapidement.

    Sur le terrain militaire, la réussite du plan est totale. Sur le terrain diplomatique, le fiasco est intégral.

   En pleine opération de mise au pas de la Hongrie, L’URSS réagit très vite et très vivement, menaçant la France et le Royaume-Uni d’une attaque nucléaire. Les États-Unis préconisent pour leur part un contrôle du canal sous l’égide de l’ONU et l’envoi d’une force internationale pour s’interposer entre les belligérants. Ce sera la première intervention armée des « casques bleus ».

   Londres s’affole, la livre-sterling dégringole sur le marché des changes et Anthony Eden décide, unilatéralement, de retirer ses troupes. À Paris, la panique prend une autre forme : dans le cerveau embrumé de Guy Mollet, germe l’idée, déjà esquissée en juin 1940, d’une union de la France et du Royaume-Uni en une seule nation afin d’empêcher l’une d’abandonner l’autre au milieu du gué. Un nom lui est même trouvé : « la Frangleterre », aussitôt rangée dans la vaste salle des utopies de l’Histoire.

   Les conséquences de la reculade anglaise, que les Français se trouvent contraints de suivre, sont désastreuses pour les deux pays et pour leur image dans le monde : l’opération a fait 20 000 morts dans la population et l’armée égyptienne, surtout du fait des bombardements, et pour rien ; le canal de Suez, obstrué par les navires coulés, est inutilisable pendant plusieurs mois, perturbant gravement le ravitaillement pétrolier de l’Europe ; tous les États arabes, à l’exception du Liban, rompent leurs relations diplomatiques avec la France et la majorité d’entre eux avec le Royaume-Uni ; les missions catholiques sont fermement encouragées à quitter la région ; la crise tourne au triomphe de Nasser, sacré leader tiers-mondiste et héroïque pour avoir remporté la dernière guerre coloniale. Il faut reconnaître au dictateur une incontestable détermination pour refuser l’ultimatum franco-britannique quand rien ne l’assurait encore d’un soutien international.

    Dernier événement symbolique : le 22 décembre 1956, la statue de Ferdinand de Lesseps, qui se dressait à Port-Saïd à l’entrée du canal, est dynamitée par le « comité de résistance à l’agression française. »

    Une fois encore, la république française avait fourni la démonstration de son génie diplomatique, mais la monarchie anglaise n’avait pas fait mieux…

Daniel de Montplaisir

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