Histoire

Hommage aux Harkis : il faut dire la vérité, toute la vérité !

J’étais en train de terminer cet article lorsque je découvris l’article de Solange Strimon dans Vexilla Galliae. L’espace d’un instant, j’ai pensé m’arrêter là et renoncer à envoyer mon propre papier. Puis, je me suis dit que mon article et celui de Madame Strimon étaient en fait complémentaires et qu’ils ne se contredisaient aucunement. Enfin, alors que le sujet des « Harkis » a été si longtemps occulté, j’ai pensé que deux articles successifs contribueraient modestement à compenser le silence qui a si longtemps entouré cette question.

Dans le discours qu’il a prononcé le 25 septembre dernier aux Invalides, le Président de la République a eu raison de reconnaître les responsabilités des gouvernements de la France dans les drames vécus par les « Harkis » des deux côtés de la mer Méditerranée. Cette reconnaissance, bien que tardive, est la bienvenue.

Cependant, François Hollande n’a pas dit toute la vérité et il n’a pas désigné les responsables. Sans doute ne souhaitait-il pas se brouiller avec ses amis d’Alger ou rouvrir les antagonismes politiques franco-français du passé.

Il convient donc de rappeler ici quelques fait incontournables de ce douloureux passé.

Le terme « harki » vient de l’arabe haraka qui signifie « mouvement ». Bien avant la colonisation française, il a désigné les actions guerrières menées par des clans contre d’autres clans de cette vaste contrée qui ne s’appelait pas encore Algérie. Dans son acceptation actuelle, le terme recouvre diverses forces très différentes les unes des autres. Les « Harkis » proprement dits ne représentaient qu’environ 60 000 hommes sur un total de 263 000 Algériens musulmans engagés aux côtés de la France.  Le total des supplétifs, harkis compris, s’élevait à 153 000. Ce nombre comprenait diverses forces : les Moghaznis, les Groupes Mobiles de Sécurité (GMS), les Groupes d’Autodéfense (GAD) et les Unités Territoriales.  Il y avait aussi 60 000 Algériens musulmans au sein de l’armée régulière ainsi que 3000 anciens du FLN/ALN[1] ralliés à la France. Il faut aussi mentionner les 50 000 notables algériens soutenant la France. En ajoutant les familles de tous ces hommes, ce sont un million et demi d’êtres humains qui, à partir de mars 1962, se retrouvèrent en péril de mort. Rappelons qu’à l’époque l’Algérie ne comptait que 8 millions d’habitants. Rappelons aussi que ces chiffres prouvent qu’il y avait quatre fois plus d’Algériens musulmans combattant pour la France que contre elle ! Entre novembre 1954 et mars 1962, ce sont 4500 de ces supplétifs qui sont morts pour la France ; 600 autres ont été portés disparus.

Dès le mois d’avril 1962, après la signature des accords d’Évian, des Algériens musulmans ont été assassinés par les hommes du FLN/ALN ou par les ralliés de la vingt-cinquième heure qui tentaient de se faire bien voir des autorités de la future Algérie indépendante. Le nombre d’exécutions extra-judiciaires augmenta encore après l’indépendance, intervenue le 5 juillet. Ces massacres se poursuivirent jusqu’en octobre. Les estimations du nombre de victimes varient selon les sources mais les plus crédibles indiquent qu’entre 60 et 70 mille Algériens musulmans furent massacrés entre mars et octobre 1962. Ces chiffres incluent des femmes et des enfants, car ce sont des familles entières qui subirent les sanglantes représailles des nationalistes algériens[2]. En 1965, selon le Comité International de la Croix-Rouge, 13 500 Harkis (ou considérés comme tels) étaient encore emprisonnés en Algérie. La vengeance des nouvelles autorités s’est pendant plusieurs décennies étendue aux membres des familles de Harkis ou de partisans de l’ancienne puissance coloniale. Très longtemps, l’accès à l’enseignement supérieur était refusé aux enfants de ceux qui avaient été désignés comme « traîtres ». Ils ne pouvaient pas non plus obtenir d’emploi dans la fonction publique.

La responsabilité première dans cette tragédie est donc celle du Front de Libération National et du gouvernement algérien qui en était issu. Il a violé les engagements pris lors de la signature des accords d’Évian de mars 1962, en particulier du chapitre II, partie A, article 1 desdits accords qui spécifiait que « Nul ne pourra faire l’objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque en raison d’opinions émises à l’occasion des événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination, d’actes commis à l’occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu. Aucun Algérien ne pourra être contraint de quitter le territoire algérien ni empêché d’en sortir ».  La  directive 442 en date du 10 avril 1962 émise par le GPRA[3] incite clairement à la violation future des accords d’Évian au sujet des Harkis : « Si la révolution les a condamnés, il n’en reste pas moins que le peuple les frappe de son mépris et continuera à les haïr et les nier… Nous devons user de tact et agir avec souplesse afin de les gagner provisoirement… Leur jugement final aura lieu dans une Algérie libre et indépendante devant Dieu et devant le Peuple qui sera seul responsable de leur sort… Les égarés abandonnés doivent être surveillés dans leurs moindres gestes et inscrits sur une liste noire qu’il faudra conserver minutieusement ». 

Durant ces mois tragiques de 1962, d’autres massacres furent commis par le FLN et ses partisans. La population d’origine européenne ne fut pas épargnée, malgré les engagements pris à Évian. Des milliers de « Pieds Noirs », hommes femmes et enfants furent eux aussi assassinés. Citons en particulier la terrible journée du 5 juillet à Oran, où plusieurs milliers d’Européens furent enlevés, lynchés, torturés, tués, mutilés. L’armée française, présente en ville, a laissé plusieurs heures s’écouler avant d’intervenir pour tenter de sauver ou de sécuriser la population européenne d’Oran. Sur ces tragiques évènements aussi, la République a jeté un voile pudique. À tel point que, plus d’un demi-siècle après les faits, on ne connait toujours pas avec exactitude le nombre des victimes ! Mais il est certain que ces horreurs, commises par des hommes de l’ALN, sur fond de rivalités internes au sein du mouvement nationaliste algérien, jouèrent un grand rôle dans l’exode éperdu des Pieds Noirs vers la métropole.

La responsabilité des autorités françaises de l’époque est accablante mais elle est secondaire par rapport à celle du FLN et des autorités algériennes postindépendance. Soucieux de l’avenir, le Général de Gaulle a voulu appliquer les accords d’Évian et établir des relations de confiance entre son gouvernement et les nouvelles autorités algériennes. Une intervention militaire pour sauver les Harkis démobilisés et désarmés, en mars et juillet 1962, aurait risqué de remettre en cause ces accords et de compromettre les futures relations entre les deux pays. De même, un « rapatriement » massif des anciens supplétifs musulmans vers la France aurait pu être considéré comme un geste hostile par les dirigeants du FLN. Il est donc possible de reprocher à de Gaulle et aux autorités de l’époque d’avoir voulu croire au respect par les nationalistes algériens de la parole donnée à Évian. Mais croire en cette parole les arrangeait bien : cela leur évitait d’avoir à envisager l’arrivée en métropole d’un million ou plus de Musulmans.

Lors de conseils des ministres, la question des supplétifs fut discutée et la décision fut prise, non seulement de les abandonner à leur triste sort, mais aussi de donner l’ordre aux forces françaises de ne pas intervenir et de ne rien faire pour les exfiltrer et les envoyer en France métropolitaine. Pire, les éventuels contrevenants militaires qui, par fidélité à la parole donnée, auraient été tentés de désobéir, furent menacés de sanctions. Au conseil des ministres du 25 juillet 1962, peu après l’indépendance, le Général de Gaulle fut on ne peut plus clair : « On ne peut pas accepter de replier tous les musulmans qui viendraient à déclarer qu’ils ne s’entendront pas avec leur gouvernement ! Le terme de rapatriés ne s’applique évidemment pas aux musulmans : ils ne retournent pas dans la terre de leurs pères. Dans leur cas, il ne saurait s’agir que de réfugiés ! Mais on ne peut les recevoir en France comme tels que s’ils couraient un danger ! »

Le nombre de Harkis accueillis en France représente une petite fraction du nombre total de supplétifs musulmans de l’armée française. En tout, en incluant les membres de leurs familles, ce sont 91 000 personnes qui arrivèrent en France entre 1962 et 1968. La plupart fut logée dans des camps de transit, souvent d’anciens baraquements militaires, principalement dans le sud de la France. Certains étaient situés dans la périphérie de zones urbaines tandis que d’autres, appelés « hameaux forestiers », se trouvaient dans des zones rurales reculées. Ce « transit » dura longtemps, puisque vingt ans après l’indépendance de l’Algérie il existait encore 23 de ces hameaux forestiers. Les conditions de vie y étaient précaires, la discipline qui y régnait était de type militaire et les travaux qui étaient imposés, pénibles. De plus, peu d’actions furent mises en œuvre pour faciliter l’intégration de ces populations au sein de la société française. Elles furent au contraire marginalisées. Marginalisées par les autorités et par la population française qui n’avait été aucunement sensibilisée au sort des Harkis, mais aussi par les immigrés algériens qui, durant la même période, affluèrent en France. Ces derniers les considéraient comme des traîtres et ils ne les ont jamais intégrés à la communauté algérienne de France. Dans les écoles de la République, les enfants de Harkis ont même souvent été victimes d’humiliations, de moqueries et de mauvais traitements de la part de leurs petits camarades fils d’immigrés.

Aujourd’hui, les Harkis survivants sont tous des personnes âgées. Mais, avec leurs enfants et leurs petits-enfants, ils forment cependant une communauté importante, estimée à environ un demi-million de personnes. Leur poids électoral, tout comme celui des « Pieds Noirs » et de leurs descendants, n’est donc pas négligeable. La cérémonie des Invalides est donc venue à point nommé et les politiciens de tous bords vont sans doute tout promettre aux « Harkis » et à leurs familles, en cette période de pré-campagne électorale. Mais cet empressement soudain ne saurait en aucun cas réparer un demi-siècle de d’abandon et de mépris.

Hervé Cheuzeville


[1] L’ALN (Armée de Libération Nationale) était la branche armée du FLN (Front de Libération National).

[2] La photo illustrant cet article montre un tapis se trouvant dans le local des Anciens Combattants de Bastia. Il a été tissé en 1961 par l’épouse du caporal harki Touisi Tounsi et offert à celle du sergent-chef Pierre Cagé, chef d’un détachement mixte opérationnel. Le caporal Tounsi et sa famille furent massacrés en 1962, après le départ du sergent-chef Cagé.

[3] Gouvernement Provisoire de la République Algérienne.

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