Histoire

Les Royaumes méconnus (11) : Brunei, sa richesse, sa charia…

Le Negara Brunei Darussalam[1] est presque aussi méconnu que le Royaume du Bhoutan. Ces deux Etats sont pourtant fort dissemblables. Autant le pays himalayen est pauvre, autant le Brunei est prospère, très prospère. Le magazine Forbes l’a classé au 5ème rang des pays les plus riches de la planète. Quant à son souverain, Haji Sir Hassanal Bolkiah Muizzadin Waddaulah[2], 29ème sultan de Brunei, sa fortune est l’une des toutes premières au monde. Le même magazine Forbes l’estimait, en 2011, à 20 milliards de dollars. Avec 200 000 m² et 1800 pièces, Istana Nurul Iman, le palais royal, dont la construction fut achevée en 1984, est trois fois plus vaste que Buckingham Palace. Le sultan possède plus de 5000 voitures de luxe, dont l’une, recouverte de diamants, aurait coûté 4,3 milliards d’euros ! L’une de ses Rolls-Royce est couverte d’or à 24 carats. Les sujets du sultan semblent avoir pu profiter, eux aussi, de la richesse du pays : avec un PIB par habitant s’élevant à plus de 30 000 dollars, ils ont le niveau de vie le plus élevé d’Asie. Ils ignorent ce qu’est l’impôt sur le revenu ; l’éducation, la santé et les autres services sociaux sont grandement subventionnés par l’Etat. En 2011, le Fonds Monétaire International estimait que le Brunei était l’un des deux pays au monde (avec la Libye) à n’avoir aucune dette publique. C’est la découverte de gisements de pétrole, en 1929, qui a fait l’insolente prospérité de Brunei. En 1957, on commença à exploiter le pétrole en mer, au large du sultanat.

Avec seulement 5765 km², la superficie de ce pays de la démesure n’équivaut qu’aux deux tiers de la Corse. Il est cependant légèrement plus peuplé que l’Ile de Beauté : 415 000 habitants. Ce sultanat à l’histoire millénaire a une étrange forme. Cette nation est constituée de deux petites enclaves sur la côte nord de la 3ème plus grande île du monde, Bornéo[3]. Ces deux morceaux de territoires sont séparés par une bande de territoire malaisien large d’une dizaine de kilomètres, ainsi que par une vaste baie, la baie de Brunei. L’essentiel du territoire brunéien est couvert par la  forêt équatoriale, sillonnée par de nombreux cours d’eau. Au sud de la plus petite des deux enclaves, le Bukit Pagon est, du haut de ses 1850 mètres, le point culminant du pays.

La grande île de Bornéo est partagée entre trois pays. La plus grande partie, au sud, fait partie de l’Indonésie, tandis que le quart septentrional est formé par deux Etats, le Sarawak et le Sabah, qui font partie de la Fédération de Malaisie. Cette dernière comprend également les sultanats du sud de la péninsule malaise. C’est dans le nord du Sarawak qu’est enclavé le sultanat de Brunei, avec lequel il a une frontière longue de 381 kilomètres. Son littoral est long 161 kilomètres.

C’est ce tout petit pays qui a donné son nom à l’immense île sur laquelle il est situé. En effet, ce sont les navigateurs portugais qui, au XVIe siècle, donnèrent à ce vaste territoire le nom du principal sultanat qu’ils y trouvèrent : Brunei aurait été transcrit « Burne », ce qui aurait fini par donner « Borneo ». Ce sultanat existait dès le Xe siècle, puisque les archives chinoises mentionnent que l’empire du Milieu avait reçu une ambassade de ce pays en l’an 977. Sa situation géographique privilégiée lui avait permis de devenir un grand port de commerce ayant des relations tant avec le sous-continent indien qu’avec la Chine. Du XVe au XVIIe siècle, le sultanat était la grande puissance maritime de la région. Son territoire s’étendait sur la plus grande partie de Bornéo ainsi que sur le sud des Philippines. Le souverain qui incarna cet âge d’or fut le 6ème sultan, Bolkiah, qui régna de 1485 à 1528.  Sous son règne, en 1521, le pays reçut la visite du navigateur portugais Magellan, en route pour son tour du monde inachevé. C’est au cours du XIXe siècle que le sultanat amorça son déclin en perdant l’essentiel de son territoire. Il dut céder le Sarawak au rajah blanc James Brooke[4], puis le Sabah à la North Borneo Chartered Company, une compagnie coloniale qui avait reçu pour mission de Londres, en 1881, d’administrer le nord de Bornéo. En 1906 le sultanat de Brunei devint un protectorat britannique. Huit jours après l’attaque contre Pearl Harbor, les Japonais envahirent Brunei qui fut conquis en moins d’une semaine. Le sultan de l’époque, Ahmad Tajuddin[5], put conserver son trône durant toute la durée de l’occupation nippone. Ce n’est qu’en 1945 que les forces australiennes et étasuniennes l’en délogèrent. Après la libération, le pays fut placé sous une administration militaire britannique, composée essentiellement d’Australiens. En 1959, Brunei reçut sa première constitution et obtint son autonomie interne, laquelle autonomie devint complète après des accords signés à Londres en 1971. Le 1er janvier 1984, le pays accéda à l’indépendance, longtemps après la plupart des autres possessions coloniales du Royaume-Uni. Le sultanat de Brunei adhéra aussitôt à l’ASEAN[6] pour en devenir son 6ème  membre.

Jusqu’à l’an passé, le richissime sultan était surtout connu pour ses frasques dispendieuses, ses palais et autres voitures de luxe. Malheureusement, le 30 avril 2014, Hassanal Bolkiah, fit une annonce glaçante : “Avec foi et gratitude envers Allah le tout puissant, je déclare que demain, jeudi 1er  mai 2014, verra l’application de la phase une de la loi de la charia, qui sera suivie par les autres phases“. Cette première phase prévoit des amendes et des peines de prison pour des offenses allant de la conduite indécente à l’absence aux prières du vendredi et aux grossesses hors mariage. Les punitions prévues pour la seconde phase, en vigueur depuis la fin de l’année dernière, sont plus redoutables : les voleurs risquent désormais le fouet et l’amputation. La troisième phase est annoncée pour la fin de cette année et c’est sans doute la plus sinistre : l’adultère et l’homosexualité seront alors punis de mort, par lapidation. « <Certaines théories prétendent que la loi d’Allah est cruelle et injuste mais Allah Lui-même a dit qu’en vérité Sa loi est juste », a commenté le sultan en réponse aux critiques qui n’ont pas manqué, tant sur les réseaux sociaux à l’intérieur du sultanat que dans la communauté internationale. Les Malais, qui sont l’ethnie majoritaire, sont des musulmans conservateurs. L’introduction progressive de la charia n’est pas pour les effrayer. Par contre, l’inquiétude est grande au sein de la minorité non-musulmane, c’est-à-dire  les 15 % de Chinois et les 30 000 travailleurs Philippins catholiques. Les chrétiens, toutes appartenances confondues, représentent environ 13 % de la population. Les directeurs et les professeurs travaillant dans des écoles privées risquent désormais jusqu’à cinq années de réclusion et une amende pouvant atteindre 20 000 dollars s’ils enseignent ou parlent à un enfant musulman de religions différentes de l’islam. Or, les écoles chrétiennes sont fréquentées également par des élèves musulmans. L’Église catholique a officiellement demandé que les dispositions de la charia ne s’appliquent qu’aux seuls citoyens musulmans, comme le veut la tradition. Cependant, même si cela était le cas, le danger est que la loi islamique risque de s’étendre aux non musulmans dès lors qu’ils seraient complices d’un délit commis par un musulman. L’Eglise de Rome est présente dans le petit sultanat sous la forme d’un vicariat apostolique ayant à sa tête Mgr Cornelius Sim. Il compte trois églises paroissiales, trois prêtres et un total de 20 000 fidèles.

Pourquoi cette dérive islamiste d’un sultan qui, jusque-là, était surtout connu pour ses frasques de riche playboy, pour son goût pour l’alcool et, surtout, pour les jolies femmes, qu’il faisait venir du monde entier pour agrémenter ses soirées ? Il convient d’abord de souligner trois aspects. L’islam conservateur forme depuis un millénaire le fondement de la société brunéienne. Ensuite, le rôle du sultan a toujours été double : il est à la fois le chef de l’Etat et le chef de la religion de Brunei.  Enfin, depuis l’indépendance, le régime a pour fondement idéologique la notion de « MIB » (Malayu Islam Beraja), c’est-à-dire de « Monarchie Malaise Musulmane ».

L’une des raisons qui expliquerait cette évolution encore plus islamiste est que le sultan avance en âge. A 69 ans, Hassanal Bolkiah semble désireux de changer son image détestable de débauché. Nombre de scandales ont d’ailleurs émaillé son règne, l’impliquant personnellement ainsi que des membres de sa famille. En 1997, une ancienne Miss USA et quelques autres reines de beauté ont même tenté – en vain – de traîner le sultan en justice, l’accusant de les avoir fait venir au Brunei afin de les transformer en « esclaves sexuelles ». Pour corriger cette image peu reluisante, le souverain a effectué plusieurs pèlerinages à La Mecque. Avant d’imposer la charia, il avait déjà rendu obligatoire l’instruction religieuse islamique dans les programmes scolaires du pays. Il a expliqué que le renforcement de la religion dans la société était un « coupe-feu fort et efficace », face à la mondialisation et à l’invasion de l’internet.

Le sultan a sans doute aussi voulu protéger son pouvoir de monarque absolu. Celui-ci n’a guère rencontré d’opposition depuis son accession au trône voici près d’un demi-siècle, grâce à l’Etat-providence qu’il est parvenu à construire avec les revenus que les hydrocarbures lui procurent. La majorité de la population active est employée dans le secteur public. Un tel système a ses limites et, depuis quelques années, le chômage des jeunes a augmenté. La jeunesse désœuvrée est de plus en plus tentée par d’autres activités. C’est ainsi que, depuis quelques années, la consommation de méthamphétamine s’est considérablement développée, que des graffitis sur les murs sont devenus fréquents et que le vol a fait son apparition. Pire, peut-être (du moins aux yeux du souverain), les jeunes ont profité des réseaux sociaux pour exprimer des vues dissidentes que l’on ne risque pas de trouver dans les autres médias. Le sultan pense certainement être en mesure d’endiguer de tels fléaux grâce à la charia.

Une autre raison pourrait être de nature économique. Le pays devrait pouvoir compter sur ses revenus pétroliers et gaziers jusqu’en 2040. En prévision de la fin de l’ère des pétrodollars, le sultan souhaiterait dès à présent à diversifier l’économie du pays. Il aimerait, en particulier, attirer les investissements islamiques dans le secteur bancaire et dans les services. La Malaisie voisine est devenue, ces dernières années, une plaque tournante de l’économie islamique qui connaît un véritable boom dans le monde entier. Le souverain de Brunei pense donc qu’avec la charia, son pays pourrait en attirer une part substantielle. Il rêve sans doute de transformer sa petite nation en « Singapour islamique ». Lequel pourrait certainement devenir attractif pour des investisseurs venus des riches monarchies du golfe Persique.

Quoiqu’il en soit, avec l’introduction de la charia, le sultan ne s’est pas fait que des amis. Une campagne mondiale de boycott des palaces appartenant à Hassanal Bolkiah aux Etats-Unis et en Europe a été lancée par certains grands noms du show business. Car si, en France, on feint de s’émouvoir du rachat du Printemps ou du club de football parisien par l’émir du Qatar, les acquisitions du sultan brunéien ne semblent gère avoir attiré l’attention, bien que, en 2014 la France ait placé le Brunei sur sa liste noire des paradis fiscaux. Dans les années 1990, le monarque avait ainsi racheté à Paris le Plaza Athénée et l’hôtel Meurice. Ces deux palaces sont à présent menacés par le boycott. Depuis 1998, Hassanal Bolkiah est également le propriétaire d’un hôtel particulier place Vendôme.

Je m’en voudrais de terminer ce chapitre sans mentionner au moins un aspect positif du règne du sultan. Les revenus que le pays tire des hydrocarbures lui ont permis de ne pas se livrer, comme ses voisins, à la déforestation. Bornéo a perdu en quelques décennies la plus grande partie de sa couverture forestière, au grand dam des populations autochtones et des organisations de protection de l’environnement. Or, les trois quarts du territoire brunéien sont encore occupés par la grande forêt. Contrairement à la Malaisie et, surtout, à l’Indonésie, Brunei n’exporte pas de bois. C’est pourquoi le gouvernement encourage, depuis 2007, le développement d’un tourisme vert. Des réserves ont été créées, tant pour protéger la faune que la flore. Des espèces en voie de disparition dans le reste de l’île continuent à abonder à Brunei : singes nasiques, calaos, gibbons, serpents verts, sans oublier les 3000 espèces de papillons recensées dans ce petit pays !

A l’heure où l’on commence enfin à se préoccuper du sort tragique des chrétiens d’Orient, j’espère que la prospérité du Negara Brunei Darussalam et la richesse ostentatoire de son monarque absolu ne feront pas oublier les violations des droits de l’Homme (et de la femme) dans ce pays où il existe aussi une petite communauté chrétienne qui doit à présent faire face aux rigueurs de la charia.  

Hervé Cheuzeville



[1] « Sultanat de Brunei havre de paix ».

[2] Né en 1946, sultan depuis le 4 octobre 1967.

[3] 736 000 km².

[4] Aventurier britannique né en 1803 à Bandel (Inde). Ayant restauré le sultan de Brunei sur son trône, il fut en retour nommé par ce souverain rajah de Sarawak en 1842. James Brooke y régna jusqu’à sa mort en 1868.

[5] 27ème sultan de Brunei, né en 1913, il régna de 1924 à sa mort en 1950.

[6] Association des Nations d’Asie du Sud-Est, groupement régional qui comprenait, avant l’adhésion de Brunei, la Thaïlande, la Malaisie, Singapour, l’Indonésie et les Philippines. Dans les années 90, le Laos, le Cambodge, le Viêt Nam et la Birmanie ont également rejoint l’ASEAN. 

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