Histoire

Les Royaumes méconnus (5) : Une rencontre onirique avec Jayavarman VII

Le soleil, déclinant rapidement, irradiait le temple du Bayon d’une clarté blonde, filtrée par le feuillage des grands arbres des alentours. Cette lumière si particulière apportait un relief et une dimension supplémentaires aux gigantesques et impassibles visages de pierre, sculptés sur chacune des quatre faces de grandes tours, chacun d’eux regardant vers l’un des points cardinaux. Depuis un bon moment déjà, j’arpentais ce vaste temple, escaladant ses multiples escaliers, parcourant ses parvis, ses galeries et ses terrasses. Je me sentais tout petit sous le regard de ces innombrables figures figées, toutes identiques, toutes empreintes d’une même mystérieuse sérénité. Combien sont-elles exactement ? Nul ne semble le savoir. Certains affirment que, du temps de sa splendeur, le Bayon comptait 54 de ces tours aux quatre visages. Saisi par une émotion étrange, je m’assis sur le sol d’une terrasse, en face et tout près de l’un de ces visages composés d’énormes blocs de pierre. Au-dessus et tout autour de moi, tous semblaient m’observer, légèrement amusés.

Je restais un long moment ainsi à rêvasser et à méditer, ne me lassant pas d’essayer de déchiffrer l’énigmatique sourire du visage me faisant face. Peu à peu mon esprit remonta le temps. Et soudain, je me mis à penser à toi, ô grand roi. Toi dont on dit que ta physionomie servit de modèle aux artistes qui réalisèrent ces visages colossaux. Toi, Jayavarman, septième du nom, qui régnas sur un immense empire depuis ta capitale d’Angkor Thom. Toi dont la renommée a traversé les siècles. Toi qui fus certainement le plus grand souverain que les Khmers aient connu. Toi qui fis construire ce magnifique temple autour de l’an 1200 de notre ère. Cependant, ta passion pour l’architecture (d’autres que moi auraient sans doute écrit « ta folie pour l’architecture ») fut loin de se limiter au seul Bayon. Partout, tu sembles avoir laissé ta marque, que ce soit à Angkor ou ailleurs. Le temple-monastère de Ta Prohm, que je venais de visiter, avait été également bâti à ton initiative. Ce vaste complexe fait de galeries concentriques, limitées par des tours d’angles, résiste depuis des siècles au lent mais irrésistible assaut des racines qui torturent et déforment ses murs, enlacés fortement comme par d’énormes boas constrictors.

Certes, ta dévotion pour le Bouddhisme Mahayana[1], que tu fis adopter comme religion d’État, te conduisit à laisser ton empreinte indélébile dans la pierre, à Angkor et ailleurs. Mais ton œuvre ne se limita pas à l’expression de ta ferveur religieuse. Tu as tenu à développer ton empire de manière pacifique, en ayant à cœur le bien-être de tes sujets, dont « la souffrance était ta souffrance », pour reprendre tes propres termes à tout jamais gravés dans la pierre. Partout, tu fis construire des hôpitaux, dont tu prenais en charge le fonctionnement, en personnel, en médicaments et en nourriture; les soins y étaient donnés gratuitement. Sous ton impulsion, tout le pays fut parcouru de routes pavées qui assuraient les communications avec les provinces, depuis ta capitale, Angkor Thom. Tu développas un important système hydraulique qui, en permettant d’augmenter les surfaces irriguées, chassa le spectre de la famine et assura la prospérité de ton peuple. Tu régnas sur un territoire immense, s’étendant sur toute l’Asie du Sud-Est[2], depuis le littoral de la mer de Chine et de la péninsule malaise, jusqu’aux confins du royaume de Pagan[3]. Lorsqu’il le fallut, tu sus livrer la guerre. C’est ainsi que, avant de monter sur le trône, tu libéras ton peuple de l’occupation  cham[4], dont le royaume devint une province de ton empire.

Je ne pouvais m’empêcher de penser alors que l’apogée de ton long et splendide règne[5]  fut aussi, malheureusement, le chant du cygne d’une civilisation magnifique, que tu fis briller d’un éclat jamais retrouvé depuis. Tes successeurs ne furent pas à la hauteur de l’héritage que tu leur avais légué. Les querelles de succession, les guerres intestines, la montée en puissance de nouveaux royaumes aux marches de l’empire khmer, l’appel à l’étranger pour parvenir au pouvoir, tout cela contribua à l’irréversible déclin de ton cher Kampuchéa. Ta capitale fut dévastée par l’envahisseur; la forêt, peu à peu, gagna du terrain et les grands arbres y remplacèrent les habitants.

Comble d’une désespérante ironie, c’est l’expansion coloniale de puissances européennes qui sauva ton pays d’une disparition complète, en empêchant les voisins siamois et annamites de poursuivre leur lent grignotage qui, petit à petit, réduisait l’antique empire khmer en une peau de chagrin dérisoire. En effet, les frontières dessinées par les colonialistes français préservèrent un petit territoire khmer de 181 000 km², coincé entre Siam et Cochinchine. Mais ce protectorat, même s’il permit de dégager les ruines d’Angkor et de les faire connaître au monde entier, ne fut qu’un bref sursis de 90 années (1863-1953). Ton peuple, ô grand roi, n’eut qu’une petite décennie pour se réjouir de son indépendance retrouvée. Ton lointain successeur, Norodom Sihanouk[6] , n’a pas su protéger le Royaume du Cambodge des périls qui s’amoncelaient au-delà de ses frontières. Le pays fut entraîné malgré lui dans la tourmente d’un conflit qui n’aurait jamais dû le concerner. Coincé entre le marteau et l’enclume, le souverain khmer laissa l’armée du Nord-Viêt Nam et les combattants communistes du Sud-Viêt Nam s’installer dans les provinces orientales du pays, d’où ils lançaient leurs attaques contre le régime de Saigon, soutenu à bout de bras par un immense empire situé sur un continent dont tu n’aurais jamais soupçonné l’existence, ô Jayavarman!   

Les conséquences de cette complicité avec l’une des parties engagées dans le conflit vietnamien furent épouvantables pour ton pays. 600 000 Khmers perdirent la vie sous les tapis de bombes larguées depuis le ciel par de gigantesques vaisseaux volants portant le nom barbare de « B52 ». En 1970, Norodom Sihanouk fut chassé du pouvoir par un quarteron de généraux à la solde de Washington et la guerre gagna tout le pays. L’ancien roi, réfugié en Chine, s’allia alors aux pires ennemis de la monarchie : une petite faction de Cambodgiens déterminés qui, après avoir étudié dans les universités françaises, conçut le rêve fou de faire du passé table rase pour construire une société nouvelle qui permettrait de retrouver la gloire d’antan. Ces gens, que Sihanouk avait jadis surnommés, par dérision, « Khmers Rouges », devinrent, grâce à l’appui de la Chine et, au début, du Nord-Viêt Nam, une force importante qui, insidieusement, prit le contrôle des zones rurales. Le retrait US de 1973 permit de renforcer leur emprise et de renverser le régime corrompu de la junte militaire, totalement discréditée. C’est le 17 avril 1975, quelques jours après le nouvel an khmer, que ces combattants fanatisés, vêtus de pyjamas noirs, entrèrent triomphalement dans Phnom Penh, la capitale.

Ce que ces « Khmers Rouges » firent, ô Jayavarman, dépasse en horreur et en imbécillité tout ce que le pire des tyrans qui marquèrent la longue histoire de ton empire aurait pu accomplir. Toi qui avais réalisé tant d’œuvres gigantesques grâce à ton intelligence et à la force de ta volonté, comment pourrais-tu seulement imaginer qu’une petite clique d’idéologues pervertis puisse transformer le doux peuple khmer en un immense troupeau d’esclaves soumis, affamés et terrorisés ? Comment ces bourreaux qui se cachaient sous une appellation mystérieuse, l’ « Angkar[7]  », ont-ils pu croire qu’ils parviendraient à égaler la gloire d’Angkor par de tels moyens ? En vidant les villes ? En éliminant tout ce que le pays comptait de gens instruits, qualifiés ? En abolissant l’argent et la propriété privée ? En supprimant impitoyablement la religion ancestrale de ton peuple et en massacrant les moines ? En interdisant toute forme d’éducation au profit d’un endoctrinement primaire et abrutissant, fait de slogans simplistes et répétitifs ? En exaltant la haine du voisin viêt et des Cambodgiens qui ne seraient pas des Khmers de souche ? En transformant le pays en un vaste camp de travail où les habitants n’étaient plus que des bêtes de somme contraintes à accomplir des tâches absurdes et éreintantes, malgré leur extrême faiblesse engendrée par la faim et les maladies ? Des maladies que l’on ne savait plus soigner, faute d’hôpitaux, faute de médecins et faute de médicaments. En transformant les enfants khmers, déjà affaiblis et chétifs, en soldats robotisés ? Une vieille prédiction remontant à ton époque, ô grand roi, affirmait que le sang s’arrêterait de couler à flots dans le pays lorsque que son niveau arriverait au ventre de l’éléphant.  Un tel niveau fut certainement atteint durant les quatre terribles années que dura le monstrueux règne du « frère aîné n°1 », Saloth Sar alias Pol Pot[8], et de ses comparses. Tant de gens périrent, sournoisement éliminés au fond de sombres forêts, à coup de marteaux, à coup de crosses de fusils, à coup de bêches. Tant d’autres succombèrent à la malnutrition et à l’épuisement orchestrés par leurs bourreaux. Combien perdirent la vie, de 1975 à 1979 ? Nul ne le sait avec certitude. Sans doute plus d’un million, sur une population totale qui était estimée à 6 ou 7 millions avant l’arrivée au pouvoir des Khmers Rouges.

Comme lors des antiques querelles de succession, c’est l’étranger qui mit fin au pouvoir en place. Une faction issue du régime khmer rouge, dirigée par Heng Samrin[9] et Hun Sen[10], se rallia au puissant Viêt Nam dont l’armée envahit le Cambodge en quelques semaines. L’ensemble du territoire était dévasté, peuplé d’êtres hagards et faméliques, de familles décimées et dispersées, se déplaçant, hâves et le regard vide, à travers le pays, en quête de nourriture et à la recherche d’êtres chers. L’intervention vietnamienne mit fin à l’horreur, aux massacres de masse, mais elle n’apporta au pays ni la liberté, ni la démocratie. L’occupation finit par devenir insupportable et le régime communiste imposé par Hanoï ne fut jamais vraiment accepté. La désintégration du bloc communiste permit une évolution qui conduisit au retrait des forces vietnamiennes, en 1989. À la faveur d’une opération des Nations Unies, le Cambodge retrouva la paix et il put panser ses plaies et se développer sous un régime revêtu d’oripeaux démocratiques. Le 14 novembre 1991, son ancien souverain put enfin rentrer d’exil. À son arrivée à Phnom Penh, il reçut un accueil triomphal. Son retour permit l’accomplissement d’un miracle : le rétablissement de la monarchie !  D’abord président du Conseil National Suprême, Norodom Sihanouk remonta sur le trône le 24 septembre 1993. Le 7 octobre 2004, il abdiqua en faveur de son fils, l’actuel roi Norodom Sihamoni[11]. Mais les querelles entre factions n’ont jamais cessé et la corruption continue de gangrener la nation dans des proportions inégalées.

Le 15 octobre 2012, à quelques jours de son 90e anniversaire, le souverain qui avait tant marqué l’histoire du Cambodge du XXe siècle, Norodom Sihanouk, perdit son long combat contre la maladie, loin de chez lui, dans un hôpital de Pékin. Sa disparition plongea la nation khmère toute entière, au-delà des clivages politiques, dans un deuil et dans une affliction immense. Une semaine de deuil national fut décrétée. Lorsque son corps fut rapatrié, plusieurs dizaines de milliers de personnes, l’attendaient, massées sur le passage du convoi, entre l’aéroport et le palais royal. Là, son cercueil fut exposé pendant cent jours afin de permettre aux dignitaires et aux simples citoyens de rendre leurs derniers hommages au roi disparu.  Une cérémonie religieuse fut organisée  sur l’esplanade du Palais royal, avec 10 000 bonzes. Enfin, c’est le 1er février 2013 que débutèrent les funérailles nationales. La crémation se déroula le 4 devant le musée national. Le 7, les cendres furent déposées dans quatre urnes différentes. Le stupa Kantha Bopha, dans l’enceinte du palais royal accueillit l’une d’elles. Une autre est exposée au « pavillon des reliques augustes » de la salle du trône de ce même palais. La  troisième fut envoyée à la nécropole royale d’Oudong. Quant au contenu de la quatrième, il fut dispersé à Phnom Penh, au lieu-dit des quatre bras, au confluent du Bassac, du Tonlé Sap et du Mékong. Norodom Sihanouk avait une personnalité complexe. Il sut incarner la nation et fut révéré par son peuple. Mais certains de ses choix politiques s’avérèrent désastreux pour le Cambodge. Jugeant à l’aune de la ferveur et du chagrin qui entourèrent son dernier voyage et la cérémonie funéraire, je n’ose imaginer ce que furent tes propres funérailles, voici huit siècles, ô Jayavarman. Ton bilan était irréprochable et ton œuvre immense. Ton souvenir légendaire a traversé les siècles. Ton sourire impénétrable, figé dans la pierre, est toujours présent dans le cœur des lointains descendants de tes sujets.

Le roi Norodom Sihamoni tente de poursuivre l’action de son défunt père. Lui aussi tente d’unir son peuple et de promouvoir la culture, les traditions et la religion bouddhique. Contrairement à son prédécesseur, il est bien décidé à ne pas commettre l’erreur de descendre dans l’arène politique, afin d’être toujours un recours et un arbitre. Parviendra-t-il à maintenir cette vieille monarchie khmère ? Et surtout, celle-ci subsistera-t-elle au-delà du présent règne ? L’histoire récente du Cambodge prouve la nécessité de conserver cette institution, afin de réguler les appétits de pouvoir des politiciens et leurs tendances autocratiques.

J’ai eu le bonheur de parcourir ton pays, ô Jayavarman. J’ai pu contempler les merveilles que toi et tes prédécesseurs sur le trône d’Angkor avez léguées au peuple Khmer et à l’humanité toute entière. J’ai pris la mesure de ta grandeur et de celle de l’antique civilisation khmère. Mais j’ai aussi profondément ressenti l’indicible, les épreuves innommables que ton peuple a subies depuis ta disparition et particulièrement durant les  dernières décennies du XXᵉ siècle. J’ai surtout éprouvé le plaisir de voir ton peuple retrouver son ancestrale joie de vivre et ton pays reprendre le chemin du développement. Des millions de touristes venus des quatre coins de la planète arpentent Angkor, ton ancienne capitale, et se bousculent pour admirer tes temples, ô grand roi.

J’espère de tout cœur que la vielle nation khmère au peuple jeune et dynamique saura tirer les leçons d’une longue histoire afin de construire un avenir meilleur dans un pays pacifique. Puisses-tu, ô grand roi, apporter un peu de ta légendaire sagesse à ton lointain successeur, Norodom Sihamoni, et aux dirigeants khmers de ce début de XXIᵉ siècle.

En sortant de ma longue rêverie face à l’impassible visage de pierre, je réalisai que jamais je n’oublierai les traits de ce monarque depuis longtemps disparu, gravés pour l’éternité dans les monumentales tours du Bayon.

Hervé Cheuzeville  


[1] Bouddhisme du grand véhicule

[2] À l’époque de Jayavarman VII, l’empire khmer incluait la plupart des pays qui composent aujourd’hui l’Asie du Sud-Est : Cambodge, Thaïlande et une grande partie du Laos, du Viêt Nam et de la Malaisie.  

[3] Ancien et puissant royaume birman, dont on peut encore admirer les remarquables ruines de la capitale, Pagan, sur les bords de l’Irrawaddy.

[4] Le royaume de Champa, peuplé par les Chams, se situait dans la partie centrale de l’actuel Viêt Nam. Il a existé du IIᵉ au XVIIᵉ siècle.

[5] Jayavarman VII régna de 1181 à 1218.

[6] Né en 1922, décédé en octobre 2012. Norodom Sihanouk monta une première fois sur le trône en 1941, puis de nouveau en 1993 avant d’abdiquer définitivement en 2004. Il porta ensuite le titre de « Roi-Père » du Cambodge. Son épouse, la reine Monineath (née Paule-Monique Izzi), est corse par son père Jean-François Izzi.  

[7]  « organisation », en langue khmère.

[8] Né en 1928, mort en 1998. Arrivé à Paris en 1949, il étudia à l’École française de radioélectricité (devenue plus tard EFREI) et rejoignit le Parti Communiste Français. Rentré au Cambodge en 1953, lui et d’autres anciens étudiants cambodgiens de France prirent le contrôle du Parti ouvrier du Kampuchéa clandestin en 1962. Il dirigea la lutte armée contre le régime du général Lon Nol à partir de 1970 avant de prendre Phnom Penh le 17 avril 1975 et de devenir l’homme fort du « Kampuchea Démocratique ». En 1997, il fut arrêté par ses propres camarades dans le réduit khmer rouge de la jungle, près de la frontière thaïlandaise. Il fut condamné à la prison à perpétuité lors d’un simulacre de procès et décéda quelques mois plus tard.  

[9] Né en 1934, nommé commandant de la 4e division de la zone Est du Kampuchéa démocratique et commissaire politique en 1976, il se réfugie au Viêt Nam le 25 mai 1978 et fait partie, en décembre de cette année-là, des 14 fondateurs du Front d’union nationale pour le salut du Kampuchéa, soutenu par le Viêt Nam et l’URSS, arrivé au pouvoir en janvier 1979 à la faveur de l’invasion vietnamienne. Président du Conseil d’État de la République Populaire du Kampuchea de 1979 à 1992 et actuel président de l’Assemblée Nationale du Royaume du Cambodge (depuis 2006).

[10] Né en 1952, commandant d’un régiment basé dans la zone Est du Kampuchéa démocratique, il se réfugia au Viêt Nam en 1977 et participa l’année suivante, avec Heng Samrin, à la création du Front d’union nationale pour le salut du Kampuchéa. Ministre des affaires étrangères (1979-1985) puis premier ministre de la République Populaire du Kampuchea (1985-1993) et premier ministre du Royaume du Cambodge depuis 1993.

[11] Né en 1953, Norodom Sihamoni fut désigné en 2004 par le Conseil de la Couronne pour succéder à son père Norodom Sihanouk. Son nom a pour origine la fusion des noms de son père et de sa mère : Siha(nouk) Moni(neath). 

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