Social et économie

Opinion publique

L’opinion publique est devenue le veau d’or de notre époque. Elle est une création du journalisme moderne, né avec la révolution française. Les pamphlets orduriers contre Louis XVI et Marie-Antoinette lui ont tracé le chemin. Le journalisme littéraire du XVIII° siècle, celui de l’Année littéraire de Fréron et de la Correspondance de Grimm, préparait sans le savoir l’irruption tentaculaire du journalisme politique à partir de la chute de la monarchie. Le journalisme que nous subissons aujourd’hui, façonné par l’ « élite » de l’Institut des Sciences Politiques, est un pur produit volcanique de son ancêtre conventionnel : Suleau, Loustalot, Camille Desmoulins, Mallet-Dupan, Marat, Rivarol, Champcenetz, Mirabeau, André Chénier… la liste est longue et la qualité des plumes est diverse. Ces patriarches, qui embouchèrent les trompettes de l’anarchie et de la révolution, survivent dans tous les journalistes qui pullulent désormais et qui ne seront bâillonnés qu’au Jugement dernier.

                                               Pratiquement tous les écrivains de talent du XIX° siècle ont déjà souligné le danger de cette espèce nouvelle à la croissance fulgurante. Barbey d’Aurevilly, dans Les Critiques, ou les Juges jugés, en 1885, écrivait par exemple : « (…) Misère du journalisme qui se croit tout permis et qui écrit l’histoire de la minute qui passe ; et misère, plus profonde encore, d’une pareille histoire ! Car le tous-les-jours de la vie des peuples est aussi bête que le tous-les-jours de la vie des hommes, et le Génie lui-même se morfondrait à le raconter. » Cependant, la plupart des journalistes se contentent de ce bourbier, y forgeant leurs opinions personnelles avant de façonner l’opinion publique. Il n’existait pourtant pas de fatalité à l’origine. Le journalisme aurait pu connaître une prestigieuse postérité mais elle devra désormais se contenter de pain noir. Il est devenu le valet de ce que des puissances supérieures,-politiques, occultes, financières-, ont décidé comme devant être les opinions à verser à la louche à tous les peuples. Il en résulte un horrible nivellement et le mélange de toutes choses. Il suffit d’ouvrir un magazine, un journal, d’écouter des informations, de regarder une émission télévisée pour se rendre compte que le boudoir y côtoie les lieux d’aisance. D’ailleurs les maîtres et les esclaves s’abreuvent de cette même eau. Tous ingurgitent  une nourriture insipide ou empoisonnée, sans se poser de question. L’opinion publique a fait table rase de toutes les différences sociales, éducatives, religieuses. Le Credo est rédigé par le journalisme. L’opinion publique le récite pieusement, y perdant son latin. Dans le Chemin de la Croix-des-Ames, Bernanos précise : « L’opinion publique admet rarement qu’elle ait été trompée:elle préfère mettre ses erreurs sur le compte du hasard. (…)Heureusement pour les gouvernements, le public n’a pas de mémoire. »

                                               Nous nous roulons dans les « faits », si possible « divers ». Chacun y va de son refrain, de ses commentaires, l’essentiel étant de gâcher de l’encre, du temps, du clavier, de la salive. Et la langue en souffre bien sûr, car elle n’a pas plus de valeur que le papier utilisé par la presse. Les journaux ne sont pas éducateurs, mais soit courtisans, soit pervertisseurs de l’âme. Ils transportent en convois exceptionnels des chargements de mensonges qui se répandent comme des plumes emportées par le vent. L’opinion publique les adoptent et les transportent encore plus loin. Toutes ces opinions laissent derrière elles des traces nauséabondes. En 1860, les frères Goncourt notent dans leur célèbre Journal : « Le livre est un honnête homme, le journal est une fille. » Lorsqu’on ne croit plus qu’il y a un Dieu dans le Ciel, on le remplace par la bonne presse sur la terre.  D’ailleurs, dans maintes communautés religieuses, les journaux se lisent avec plus de régularité et de concentration que le bréviaire, et la sacro sainte station du journal télévisé remplace avec grâce la visite au Saint Sacrement.

                                               Un autre contempteur du journal et de l’opinion fut Gustave Flaubert qui, dans une Lettre à George Sand, affirme que « la presse est une école d’abrutissement, parce qu’elle dispense de penser ». Elle prétend transformer des pierres en pain, cédant à la tentation du Malin repoussée par le Christ. L’opinion publique qui s’en repaît a peut-être l’estomac plein, mais sûrement la tête bien creuse. Nicolas de Chamfort écrivait dans ses Maximes et pensées qu’« il y a des siècles où l’opinion publique est la plus mauvaise des opinions. » Céline le rejoindra, plus expéditif, plus vulgaire aussi, mais dénonçant une identique grossièreté de manières de cette opinion : « L’Opinion a toujours raison. Surtout quand elle est bien c… » Un des problèmes majeurs est que l’opinion publique est souvent obligée de manger son chapeau, ceci afin de ne pas rater le train de l’histoire dans lequel elle a établi ses quartiers. Que ne ferait-on pas pour prouver que tout est en ordre , qu’il existe un consensus sur tout, que les mélanges, les brassages, les métissages sont l’avenir radieux de l’humanité ! L’opinion publique est prête à toutes les bassesses, comme ces Parisiens vociférant sur le passage de la charrette transportant la Reine condamnée. L’opinion publique ne sait pas pourquoi elle hurle. Il lui suffit de savoir qu’elle a le devoir de hurler.

                                               Le journalisme modelant l’opinion publique a pour mission, reçue d’en-haut (ou d’en-bas), d’instaurer l’Empire du Bien, dont a admirablement parlé Philippe Muray : « L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie. » Il est interdit de penser, seulement de recracher ce qui a été digéré de force : « Dire ce qu’on pense est devenu périlleux. Même à titre farouchement privé. Tout ce qui ne peut pas être exposé publiquement sur un plateau ne devrait même pas être pensé. Dans les télé-débats, la formule-clé, pour arrêter en plein vol, pour stopper quiconque pourrait être sur le point de lâcher quelque chose de très vaguement non aligné, de très obscurément non consensuel, de très légèrement non identifié (et toute idée qui ne vient pas du collectif pour y retourner aussitôt appartient à cette catégorie), la formule-clé, donc, est la suivante :


« Ah ! oui, mais ça n’engage que vous, ce que vous dites là ! »
Vous. C’est-à-dire une seule personne. C’est-à-dire, en somme, personne.
L’Empire du Bien, ça tombe sous le sens, est d’abord l’Empire du combien. »

 

                                               Alors, est-il possible d ‘échapper à l’esprit journalistique, de ne pas épouser l’opinion publique ? Certes oui, même si l’effort exigé est considérable. Lorsqu’un regard est capable de contempler l’héritage du passé, il cède moins facilement aux sirènes du moment. Etre ancré dans notre histoire, celle de la terre paternelle, dans sa culture, être habité par une soif spirituelle, puiser dans la foi les grâces nécessaires permettent de ne pas sombrer dans la bêtise et l’aveuglement collectif. La grandeur et la vérité ne sont pas mortes. Elles sont simplement mal aimées et elles nous tendent les bras.

                                                                      P.Jean-François Thomas s.j

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