Europe / international

L’Ukraine (et la Crimée) pour les Nuls

Les verdoyantes montagnes du Kivu m’intéressent davantage que les mornes plaines de l’Ukraine, et les temples d’Angkor exercent plus de fascination sur moi que les bulbes colorés des magnifiques basiliques orthodoxes. J’ai passé une grande partie de ma vie en Asie et en Afrique alors que je n’ai encore jamais mis les pieds dans l’ancienne URSS. Je n’ai aucune autorité pour commenter l’actualité de Kiev et des bords de la mer Noire, et je ne devrais donc pas donner mon avis. Cependant, le peu que je crois connaître de l’histoire de ces contrées me fait douter des analyses parfois trop superficielles dont nous abreuvent nos « grands médias ».   Face à la situation ukrainienne, nombre de nos commentateurs semblent avoir opté pour un manichéisme simpliste, comme ils l’ont fait hier au sujet du Rwanda et du Soudan, comme ils le font aujourd’hui au sujet de la République Centrafricaine. Les révoltés de la place Maïdan sont loin d’être tous des démocrates enamourés de l’Union Européenne et Vladimir Poutine n’est pas un nouveau Staline.

Malgré mon flagrant manque de connaissance du terrain, je pense cependant être en mesure d’affirmer que pour tenter de comprendre la crise ukrainienne, il convient en premier lieu d’examiner avec attention non pas une carte, mais plusieurs cartes. Les atlas historiques nous enseignent en effet que l’Ukraine est loin d’être un Etat-Nation aux frontières intangibles et à la population homogène. Certes, l’Ukraine fut, il y a très longtemps, un puissant royaume, bien avant la France et la Russie. Aux Xe et XIe siècles, il était même le plus puissant Etat d’Europe, après l’empire byzantin. Oui, sous le règne de Iaroslav le Sage, le pays s’étendait de la Baltique à la mer Noire et de la Volga aux Carpates septentrionales. Mais cette grande époque est depuis longtemps révolue, et l’Ukraine a disparu de l’échiquier européen pendant de longs siècles, du fait de la montée en puissance d’autres royaumes et empires : Mongols, Pologne et Lituanie, Russie, empire austro-hongrois. L’Ukraine ne fit que de timides réapparitions au cours de l’Histoire. Au XVIIe siècle, un Etat autonome cosaque[1] dura près de cent ans, avant de finir partagé entre la confédération lituano-polonaise et Moscou. Son territoire fut ensuite totalement intégré à la Russie sous le règne de Catherine la Grande, à la faveur du partage de la Pologne. Durant le XIXe siècle, la Russie tenta d’effacer tout particularisme ukrainien, en interdisant la langue locale dans l’enseignement, dans la littérature et dans les journaux. L’Ukraine parvint très brièvement à s’affranchir de la Russie à la faveur des révolutions de  1917 et de la Première Guerre Mondiale. Mais son territoire devint un vaste champ de bataille pour les forces de l’Entente, l’Armée Rouge et celle des Russes Blancs. La victoire des Bolchéviques amena, le 30 décembre 1922, la création de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, qui incluait l’Ukraine. Les premières années de la nouvelle URSS permirent un retour de la langue et de la culture ukrainiennes, mais ce ne fut qu’un bref répit, avant la répression stalinienne. La politique insensée du dictateur du Kremlin fut la cause de gigantesques famines entre 1931 et 1933, qui firent des millions de morts. Puis, il y eut les grandes purges de 1937-39, durant lesquelles des millions d’Ukrainiens furent exécutés ou déportés. Lorsqu’en septembre 1939 Staline envahit le tiers oriental de la Pologne (alors qu’Hitler s’était emparé du reste de cette nation), la plus grande partie du territoire conquis fut rattaché à l’Ukraine (le nord étant annexé à la Biélorussie) : il s’agit de l’ouest de l’Ukraine actuelle. L’année suivante, l’Ukraine soviétique s’agrandit encore, en recevant de nouveaux territoires : l’extrême nord de la Roumanie et la zone appelée Budzak, située entre l’estuaire du Dniepr et le delta du Danube, également prise à la Roumanie. La Moldavie, qui était roumaine, devint quant à elle une nouvelle république soviétique, et Staline lui rattacha la Transnistrie, jusque-là ukrainienne. Cette dernière mesure a créé une situation inextricable, qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Les troupes allemandes, qui envahirent l’Union soviétique à partir de juin 1941, reçurent initialement un bon accueil des populations ukrainiennes, surtout dans la partie ouest du pays. En 1943, les nazis créèrent la division SS « Galicie », qui était composée de volontaires ukrainiens. On estime que jusqu’à 220 000 Ukrainiens combattirent aux côtés des Allemands. Il ne faut cependant pas oublier les millions d’autres qui, eux, luttèrent dans les rangs de l’Armée Rouge ou de la résistance antinazie. L’Ukraine fut aussi le cadre de la « Shoah par balles », durant laquelle des centaines de milliers de Juifs furent massacrés au fur et à mesure que les troupes nazies avançaient vers l’est. La Seconde Guerre Mondiale fit 8 millions de morts en Ukraine, dont un million quatre cent mille militaires.  L’Ukraine peut donc être considérée comme un pays martyr : ces millions de morts des années 1941-44 s’ajoutaient à ceux des grandes famines et de la grande purge des années 30. C’est donc un pays ravagé et ruiné qui fut « libéré » par l’Armée Rouge en 1944. En 1945, la Ruthénie occidentale, qui faisait partie de la Tchécoslovaquie avant la guerre, fut rattachée à l’Ukraine soviétique. Des îles roumaines de la mer Noire devinrent ukrainiennes en 1948. Lorsque l’ancien Premier Secrétaire du parti communiste ukrainien, Nikita Khroutchev, devint le maître du Kremlin, il offrit la Crimée à l’Ukraine, en 1954. Cette décision purement administrative devait semer les germes de la crise actuelle.

Cela nous amène à évoquer  cette péninsule de la mer Noire, connue dans l’antiquité sous le nom de Tauride. Peut-on affirmer qu’il s’agit d’un territoire historiquement russe, comme nous l’assurent nos grands médias ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette région de 26 000 km² pour moins de deux millions d’habitants a une identité fort composite. Russe, elle ne le fut que depuis la guerre russo-turque de 1768-74. Personne ne nous rappelle que la Crimée appartint à l’ensemble hellénistique pendant 17 siècles. Que pèsent, en comparaison, les deux siècles russes et les  300 années de domination ottomane ? L’histoire de cette péninsule est complexe. La liste de ses conquérants et des peuples qui l’ont occupée est interminable. D’autant que, bien souvent, plusieurs puissances ont dominé la région durant la même période : certaines parties étant sous une tutelle différente que le reste du territoire. Ce qui suit est une énumération non exhaustive des peuples et nations qui, à une époque ou à une autre, ont occupé tout ou partie de la Crimée.

Les Scythes chassèrent les Cimmériens au VIIe siècle avant JC. Puis, les Grecs installèrent des colonies, en Chersonèse et en Théodosie. Plus tard, un royaume gréco-scythique du Bosphore[2] fit son apparition, précédent celui du Pont. Ensuite, les Goths, les Alains puis les Huns, puis les Bulgares envahirent tour à tour la péninsule. Au VIIIe siècle de notre ère, la Crimée fit partie du royaume oublié des Khazars, ces Turcophones convertis au Judaïsme. Lors de l’âge d’or de l’Ukraine, la Crimée dépendit de Kiev (Xe et XI e siècles), avec cependant des intermèdes petchénègue (1016), kiptchak (1050) et couman (1171). En 1204, les Vénitiens s’installèrent sur les côtes de Crimée. En 1235, la péninsule fut rattachée à l’empire grec de Trébizonde. En 1237, arrivèrent les Tatars et les Mongols. Durant ce même XIIIe siècle, de nombreux Arméniens s’installèrent dans la région. Puis les Génois succédèrent à leurs rivaux vénitiens. En 1362, l’empire byzantin récupéra le Crimée. L’empire Ottoman pris le contrôle du sud de la péninsule en décembre 1475, tandis que le nord était rattaché à un khanat tatar, lui-même vassal des Ottomans. C’est à partir de cette époque que les Chrétiens devinrent de plus en plus minoritaires en Crimée, dominée par les Musulmans. Cette situation perdura jusqu’à l’arrivée des Russes en 1774. C’est alors que la Crimée fut repeuplée par des colons venus de Russie et d’Ukraine. Certains de ces colons étaient d’ailleurs d’origine allemande, moldave, arménienne ou grecque nord-pontique. Ce fut au tour des Tatars de devenir de plus en plus minoritaires et persécutés. A partir de 1850, le littoral criméen devint un lieu de villégiature pour l’aristocratie russe. Les troupes française et britannique firent une apparition lors de la guerre de Crimée, en 1854-56 (on se souvient du siège de Sébastopol et du fameux « J’y suis, j’y reste ! » du général de Mac Mahon, futur premier président de la IIIe République, bien que royaliste !) Des forces franco-britanniques revinrent occuper les ports de Crimée en 1918, en soutien à l’armée des Russes Blancs du général Wrangel, qui avaient fait de la Crimée leur bastion.  L’Armée Rouge parvint à récupérer la péninsule en 1920. Elle devint, l’année suivante, une « République autonome » au sein de la République socialiste fédérative soviétique de Russie. En 1941, l’armée allemande l’occupa et fit le siège de Sébastopol, qui dura jusqu’au 4 juillet 1942. Ce grand port militaire ne fut repris par l’Armée Rouge victorieuse qu’en mai 1944. Staline décida alors de la déportation de tous les Tatars de Crimée, qu’il accusait de complicité avec les nazis. Ce sont près de 200 000 hommes, femmes et enfants qui furent embarqués de force dans des wagons et envoyés en Sibérie, où rien n’avait été prévu pour les y accueillir. 46 % de ces malheureux moururent de faim ou de maladies. En 1945, la Crimée perdit son statut de « République autonome » pour devenir un simple oblast[3] russe. Enfin, comme l’a vu plus haut, la région fut rattachée à l’Ukraine en 1954. Ce n’est qu’en 1967 que les Tatars furent réhabilités, mais ils ne reçurent qu’en 1991 l’autorisation de rentrer en Crimée. Aujourd’hui, les Tatarophones sont au nombre de 600 000, mais la majorité d’entre eux vit hors de leur région d’origine : 450 000 en Russie et près de 100 000 en Roumanie. 4 millions de descendants de Tatars de Crimée vivent en outre en Turquie, mais ils sont tous devenus turcophones au fil des siècles, depuis leur exil forcé consécutif à la victoire russe de 1774. Je ne voudrais pas terminer ce rapide survol de la longue histoire de la Crimée sans faire mention des Karaïtes. Ce peuple, qui appartenait à la grande famille des peuples turcs, vécut en Crimée, dans la région de Çufut (qui fut par la suite renommée Kyrk). Il avait adopté le Judaïsme comme religion. L’un des plus anciens et des plus vastes cimetières judaïques d’Europe se trouve là-bas, avec environ 7000 pierres tombales aux inscriptions hébraïques, dont beaucoup datent du XIVe siècle. On peut encore y voir les ruines de deux synagogues karaïtes. Le Judaïsme karaïte suivit une voie originale, se fondant sur la seule Bible hébraïque et rejetant tout le reste.

Depuis la dislocation de l’Union Soviétique, la Russie a maintenu sa base navale à Sébastopol, qui est toujours le port d’attache de la flotte russe de la Mer Noire. La péninsule est cependant restée rattachée à l’Ukraine, en qualité de « République autonome de Crimée ».

Je ne prétends pas, au travers de cet article, dire qui de la Russie ou du nouveau pouvoir de Kiev a raison. J’ai seulement cherché à{jcomments on} démontrer que cette crise a des racines très anciennes. De plus, cette crise est d’autant plus insoluble que le pouvoir soviétique a arbitrairement modifié les frontières et déplacé les populations, à l’époque de l’URSS. Il est cependant clair que l’Ukraine est un pays slave à majorité orthodoxe et qu’il entretient depuis des siècles des liens culturels, politiques et économiques très étroits, pour le meilleur et pour le pire, avec la Russie. Vouloir distendre de tels liens serait irresponsable, d’autant que l’Union Européenne n’a nullement les moyens et la capacité d’intégrer l’Ukraine. Ce pays devrait donc trouver sa juste voie, avec le moins d’ingérence extérieure possible, entre ses cousins russes et le reste de l’Europe. Quant à la Crimée, du fait de son héritage historique particulier et du caractère très composite de sa population, elle devrait bénéficier de la plus large autonomie possible tout en maintenant ses liens avec Kiev mais aussi avec Moscou. La Crimée est une région magnifique, au riche patrimoine. Elle pourrait attirer des millions de touristes de toute l’Europe et du monde entier. Elle aurait tout à perdre d’un conflit entre Ukraine et Russie, conflit qui pourrait dégénérer, si l’on y prend garde, en nouvelle guerre mondiale. 

Le réalisme se devrait donc de l’emporter !

Hervé Cheuzeville


[1] Eh oui ! Les Cosaques étaient à l’origine ukrainiens et non pas russes, comme beaucoup d’Occidentaux le croient. Il s’agissait, au départ, de paysans orthodoxes qui refusaient la domination des Polonais catholiques.

[2] Il ne s’agit pas du Bosphore que nous connaissons. Il s’agit du « Bosphore cimmérien », actuellement détroit de Kertch. Le terme « bosphore » désignait un passage resserré, c’est-à-dire un détroit.  

[3] Equivalent russe et ukrainien d’une région.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.