Europe / international

Noël en Tunisie (1)

Je rentre d’une semaine passée en Tunisie, pays où je n’étais pas retourné depuis 35 années, terre où vécut une grande partie de ma famille pendant plusieurs décennies. En prenant l’avion pour Tunis, puis le train pour Sfax, j’éprouvais donc un curieux sentiment, celui de faire un pèlerinage dans le passé, celui d’effectuer un retour aux sources. Tout m’était familier dans ce pays que je retrouvais, mais tout était aussi très différent. Tant d’évènements se sont produits en Tunisie et dans le monde, depuis mon dernier passage en 1981 ! À l’époque, la Tunisie vivait l’automne de son patriarche, le président à vie Habib Bourguiba. Depuis, elle a connu le coup d’État « médical » de 1987, puis les 24 années de plomb du règne de Ben Ali qui prirent fin avec l’éruption de la colère populaire de 2011 que les médias occidentaux qualifièrent de « Révolution de jasmin », la première à être venue à bout d’un despote, dans le monde arabe. Pauvre révolution qui avait suscité tant d’espoirs et d’enthousiasme mais qui déboucha sur la victoire électorale et l’arrivée au pouvoir de ceux que Bourguiba et Ben Ali avaient tellement combattus, les tenants de l’islam politique tel que le conçoivent les Frères Musulmans, le parti Ennahdha. Années chaotiques que cette période postrévolutionnaire, qui virent se succéder plusieurs présidents et gouvernements, puis la sanglante irruption du pire terrorisme qui soit et qui endeuilla la Tunisie et les touristes venus découvrir son riche héritage culturel ou la quiétude de ses belles plages. Depuis les élections législatives de 2014, Ennahdha ne dirige plus le gouvernement, même s’il en fait encore partie.

Certains amis tentèrent de me dissuader de retourner en Tunisie dans les circonstances actuelles, me disant que c’était de la folie. Je n’ai pourtant pas hésité et je ne l’ai pas regretté. J’ai retrouvé un pays calme et accueillant et je m’y suis senti beaucoup plus en sécurité que dans certains endroits de l’Hexagone. Partout, je n’ai rencontré que gentillesse et chaleureuse hospitalité. Mais aussi désespoir face à la crise économique et à la mauvaise réputation internationale, largement injustifiée, du pays. Depuis les ignobles massacres du musée du Bardo et de la plage de Sousse, les croisières ne font plus escale en Tunisie et les voyagistes n’y envoient plus de touristes. Cela a représenté un coup très dur pour l’économie tunisienne, où la part de l’industrie du tourisme était prépondérante. Cela a aussi aggravé le chômage,  puisque nombre de Tunisiens travaillaient dans ce secteur, que ce soit de façon permanente ou saisonnière. Il est certes vrai qu’un grand nombre de djihadistes combattant ou ayant combattu en Syrie, en Irak ou en Libye sont originaires de Tunisie. Il est également vrai que le meurtrier de masse de la Promenade des Anglais venait de ce pays, tout comme l’assassin du Marché de Noël de Berlin. Il ne faut cependant pas oublier que la France elle-même a vu nombre de ses jeunes partir vers le Levant pour se battre pour une cause qui n’était pas la leur et ceux-là n’étaient pas tous fils d’immigrés maghrébins. Tous étaient nés et avaient grandi dans cette douce France qu’ils avaient fini par rejeter et par haïr. Je me trouvais en Tunisie lorsque les autorités allemandes révélèrent l’origine tunisienne du meurtrier de Berlin. Tous les Tunisiens avec lesquels j’eus l’occasion de discuter de cette triste affaire exprimèrent la honte et l’horreur que leur inspiraient cet individu à qui ils souhaitaient de rôtir en enfer. Tous s’évertuèrent à m’expliquer que cet assassin et ses comparses de Nice, du Bardo ou de Sousse n’étaient pas des Musulmans et que leurs actes n’avaient rien à voir avec l’islam, une religion qui, selon eux, interdit de tuer les innocents. J’aimerais tant qu’ils aient raison et que le véritable islam qui leur est si cher se fasse davantage entendre et, surtout, qu’il puisse rejeter et éliminer le monstre hideux qui, en s’en réclamant, fait tant de mal à la religion de Mahomet et au monde entier.

La Tunisie a beaucoup changé. Des autoroutes permettent de la traverser rapidement. Les villes de Tunis et de Sfax sont devenues de véritables métropoles modernes et dynamiques qui n’ont plus grand chose à voir avec les villes dont j’avais gardé le souvenir. Partout sont apparus des immeubles futuristes, pour ne pas dire des gratte-ciels. Sfax s’est étendue, occupant désormais de vastes zones où jadis paissaient les moutons, absorbant des villages éloignés devenus des quartiers d’une ville trépidante. J’ai longuement arpenté les rues dessinées au cordeau du centre-ville bâti au début du Protectorat français sur des terrains gagnés sur la mer, au pied des imposantes fortifications de la Médina. Si la plupart des bâtiments construits à cette époque – ou reconstruits après les terribles bombardements anglais de 1943 – existent encore, d’autres ont été démolis ou le seront bientôt, pour céder la place à des complexes immobiliers ou à des banques internationales. Le port de pêche n’est plus qu’une vaste étendue d’eau désespérément vide, les bateaux de pêche ayant été relogés loin du centre. On évoque la possibilité de le transformer en port de plaisance. Le port de commerce est toujours très actif, le phosphate y est chargé sur d’énormes cargos battant pavillon libérien ou panaméen. La Médina quant à elle est devenue un vaste centre commercial aux multiples boutiques et aux ruelles bien pavées et bien propres. Il est vrai que les tricycles à moteur ont depuis longtemps remplacé les charrettes tirées par des bourriquots de mes souvenirs. Cette ville intramuros recèle quelques joyaux comme la Dar Djellouli, magnifique hôtel particulier de style mauresque dont les galeries dominent, sur trois étages, une jolie cour intérieure. Cette antique demeure est devenue un musée. Ses pièces contiennent de riches collections d’objets usuels et de meubles qui témoignent d’une civilisation raffinée. Je ne me lassais pas d’admirer ses murs couverts de céramiques bleues aux motifs floraux et ses linteaux portant des versets coraniques gravés, artistiquement calligraphiés. C’est dans ce petit palais que je rencontrais un groupe de collégiens sfaxiens et leurs éducateurs. Eux aussi y effectuaient une visite et ils manifestaient une soif enthousiaste de découvrir leur histoire. Ils furent heureux de rencontrer des Français qui eux aussi s’intéressaient à leur passé. Ces jeunes étaient rafraichissants de spontanéité et d’ouverture, ils ressemblaient à tous les collégiens du monde et les jeunes filles ne cherchaient pas à dissimuler leurs belles chevelures sous le moindre voile ou autre foulard. 

C’est à Sfax que j’ai participé à la messe de minuit, le 24 décembre. Certes, la grande église du centre-ville où se sont mariés mes parents n’est plus un lieu de culte depuis plus d’un demi-siècle. D’abord devenue salle de sports, elle a été récemment transformée en centre culturel. C’est dans une ancienne école de sœurs que se trouve le local faisant fonction d’église catholique. La messe commença à 19h30.  Elle fut concélébrée par quatre prêtres, dont le Père Mackenzie, provincial des Pères Blancs, venu d’Alger pour l’occasion. Le curé de la paroisse de Sfax est le père David Gnadouwa, un jeune prêtre togolais. Il y avait aussi le curé émérite, le Père Yvon Jutard, qui est sans doute le doyen de la communauté française de Sfax. Sa famille, comme la mienne, vivait dans cette ville avant l’indépendance, et il y est resté, s’occupant durant toutes ces années du mieux possible de la paroisse de Sfax et de ses fidèles. La majorité de ces derniers est de nos jours constituée d’étudiants originaires d’Afrique subsaharienne, venus faire leurs études universitaires à Sfax. Ce sont ces jeunes qui animèrent notre messe de Noël avec leurs chants, leur musique et leurs danses. Ils surent apporter un peu de chaleur dans une « église » pleine à craquer. La prière universelle fut dite en plusieurs idiomes : arabe, diverses langues d’Afrique noire, brésilien, polonais, espagnol, italien et français. La messe s’est conclue avec un très beau chant en arabe, cher aux Chrétiens d’Orient, « Leilat el Milad[1] » (« La Nuit de Noël »). Quelques Tunisiens musulmans s’étaient joints à nous pour cette célébration, par sympathie ou par amitié. Sur le trottoir, à l’extérieur et dans le froid, des policiers montaient une garde vigilante, assurant la sécurité des fidèles catholiques. À la sortie de la messe, les étudiants africains avaient organisé un buffet avec des boissons chaudes, sous un auvent dressé dans la cour, où se sont pressés les fidèles de toute origine.

(A suivre…)

Hervé Cheuzeville


[1] Que l’on peut écouter sur YouTube :   https://www.youtube.com/watch?v=Iw-r-mGrFX0

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.