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Vive la Sénégambie !

Il est de bon ton, depuis des années, de contester les frontières héritées du colonialisme, en Afrique. Selon certains, elles seraient la source de tous les maux et l’explication de tous les problèmes connus par le continent depuis les indépendances de la fin des années 50 et du début des années 60.

Pour ma part, après avoir vécu vingt-quatre années sur ce continent, conscient des dangers que cela pourrait représenter, j’ai toujours émis de sérieuses réserves quant à la nécessité de réviser ces frontières. Je craignais en effet que cette question de frontières ne soit une véritable boîte de pandore. Faire coïncider les frontières ethniques avec les frontières nationales pourrait se révéler particulièrement dangereux et devenir une source intarissable de conflits. Les frontières ethniques n’ont en effet jamais été délimitées et elles ont été pour le moins fluctuantes. De plus, la question se posera de savoir ce qu’est une ethnie : ce sont souvent des ensembles eux aussi pas toujours clairement définis, eux-mêmes composés de sous-groupes. Ces derniers devraient-ils être considérés comme des ethnies à part entière ? Je vois d’ici l’Afrique se transformant en une gigantesque poupée russe donnant naissance à des entités nationales de plus en plus petites… L’absurdité de certaines frontières n’est d’ailleurs pas une particularité spécifiquement africaine. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre la peine de regarder une carte du sous-continent indien, partagé en trois entités complètement artificielles, ou celles des îles de Bornéo et de Timor. L’Europe n’est pas non plus exempte de frontières aberrantes. Dois-je rappeler la création de ces États au lendemain de la Première Guerre Mondiale, qui donnèrent aussitôt naissance à des contestations qui finirent par aboutir au second conflit mondial ? Certains de ces nouveaux pays ont d’ailleurs depuis éclaté en plusieurs États souverains (Tchécoslovaquie et Yougoslavie). L’existence d’une enclave russe[1] sur les bords de la mer Baltique ne relève-t-elle pas elle aussi de l’absurdité ? Le cas le plus problématique et le plus récent, en termes d’incongruités frontalières, a certainement été la création ex-nihilo du Kosovo, pays sans aucune légitimité historique.

En Afrique, l’arbitraire et l’injustice des frontières héritées du colonialisme pourraient être largement atténués par la constitution d’ensembles régionaux cohérents du point de vue géographique et économique. C’est ce qui est en train d’être réalisé en Afrique orientale, avec l’ébauche d’un tel ensemble régional[2].

Pour ma part, j’ai constaté, durant mes séjours prolongés dans certains pays d’Afrique, qu’un véritable sentiment national y avait pris racine, malgré l’apparente absurdité des frontières dessinées par les colonisateurs. Je l’ai remarqué au Malaŵi dont la forme à elle seule témoigne du caractère invraisemblable de ces lignes de démarcation définies entre fonctionnaires britanniques, portugais et allemands de la fin du XIXe siècle. J’ai fait le même constat au Congo ex-belge dont l’immensité n’a d’égal que l’incongruité de ses frontières. Pourtant, malgré le clivage est-ouest, malgré les velléités d’autonomie du Katanga ou d’autres provinces, les guerres, les invasions et les ingérences extérieures ont permis l’émergence d’un véritable sentiment national, construit autour de mythes fondateurs, tels que la lutte et le martyre de Patrice Lumumba. À la fin des années 90, les stratèges de la CIA avaient planifié la partition de ce qui était redevenu la République Démocratique du Congo en plusieurs États indépendants. Ce plan étasunien fut finalement abandonné, face aux réalités du terrain et au sentiment national congolais.  

Connaissant le sentiment de supériorité et le racisme des dirigeants nordistes de Khartoum envers les populations non musulmanes des régions méridionales, j’ai soutenu, à contrecœur, l’aspiration à l’indépendance du Soudan du Sud. Cette indépendance, obtenue en 2011, constitua le premier accroc à la sacro-sainte « intangibilité » des frontières héritées du colonialisme. Les évènements qui suivirent confirmèrent mes appréhensions : la naissance du nouveau pays n’a pas permis d’effacer la haine tribale et, depuis 2013, le plus jeune État indépendant d’Afrique est plongé dans une guerre civile atroce, au sujet de laquelle le terme de « génocide » est de plus en plus fréquemment utilisé.

Il existe un autre endroit, en Afrique, où je pense qu’il serait grand temps d’effectuer un nouvel accroc au principe de l’intangibilité des frontières. Cette fois-ci, il ne s’agirait pas de créer de nouvelles frontières, comme au Soudan, mais d’en supprimer.

La Gambie constitue en effet le meilleur exemple d’absurdité coloniale que l’on puisse citer. Ce pays occupe la vallée d’un fleuve – ce dernier ayant donné son nom au pays – située au beau milieu du Sénégal, mais qui, à cause des hasards de l’histoire, n’en fait pas partie. À partir de 1816, cette vallée fut occupée par les Britanniques, alors que les Français s’étaient, depuis le règne de Louis XIV, installés plus nord dans un comptoir qu’ils nommèrent Saint-Louis, en l’honneur de leur souverain. Ils devaient aussi s’établir, plus tard, en Casamance, au sud de cette vallée du fleuve Gambie. La possession britannique se retrouvait donc encadrée, tant au nord qu’au sud, par des territoires français. Les disputes issues de cette situation furent réglées grâce à une canonnière. Les deux puissances rivales s’accordèrent pour tracer la frontière entre leurs territoires respectifs là où tomberaient les projectiles tirés à intervalles réguliers, vers le nord et vers le sud, par le canon d’un navire anglais remontant le fleuve Gambie.  

C’est ainsi que naquit un pays étroit aux contours étranges, suivant toujours le cours du fleuve, jusqu’à 320 kilomètres de son embouchure. La largeur du territoire gambien varie entre 20 et 50 kilomètres, et son altitude n’excède pas 55 mètres au-dessus du niveau de l’océan. Tout autour de cette vallée, c’est le Sénégal. Pour aller de Dakar à Ziguinchor, le chef-lieu de la Casamance, il faut obligatoirement traverser le territoire gambien sur une vingtaine de kilomètres (à moins de faire un détour vers l’est de près de mille kilomètres !) La superficie totale de la Gambie n’est que de 11 300 km² (à peine plus que celle de la Corse), ce qui en fait le plus petit pays d’Afrique continentale. La population actuelle du pays s’élève à 1,8 million. Pour compléter cette description d’un héritage colonial aberrant, il convient d’ajouter que les Wolof, les Diola et les Toucouleur sont des peuples que cette frontière a divisés, entre Sénégal et Gambie. Ces deux pays ont donc quasiment la même composition ethnique, les mêmes langues et la même religion majoritaire, l’islam. Seule la langue officielle, celle de l’éducation, diffère : au Sénégal, c’est le français qui s’est imposé, tandis que c’est l’anglais qui est utilisé sur les rives du fleuve Gambie !

Le Sénégal, comme la plupart des pays de l’ancienne Afrique Occidentale Française, a obtenu son indépendance en 1960, tandis le voisin gambien n’y a accédé qu’en 1965. Le Sénégal est un État jouant un rôle important au sein de l’Organisation Internationale de la Francophonie, alors que la Gambie est membre du Commonwealth. Tous deux sont membres de l’ensemble régional, la CEDEAO[3], ainsi que de l’Union Africaine. Un simple coup d’œil à la carte du Sénégal plaide pour une fusion des deux pays au sein d’un État unique. Une première tentative a d’ailleurs été faite, il y a 35 ans, après qu’un coup d’État militaire eût renversé le père de l’indépendance de la Gambie, Sir Dawda Jawara, alors qu’il se trouvait à Londres pour assister au mariage du prince Charles et de Lady Diana. Il put cependant rentrer à Banjul, la capitale gambienne, et retrouver son palais présidentiel, grâce à l’intervention des troupes sénégalaises. Lui ayant permis de demeurer président, c’est ce sauvetage sénégalais qui poussa Jawara à accepter la création de la confédération de Sénégambie, quelques semaines après le putsch avorté. Le président gambien en devint le vice-président, tandis qu’Abdou Diouf, le chef de l’État sénégalais, en assumait la présidence. Malheureusement, l’expérience échoua et prit fin en 1989. En 1994, un nouveau coup d’État militaire en Gambie et l’arrivée au pouvoir d’un jeune et fantasque lieutenant, Yaya Jameh, rendit toute tentative de rapprochement entre les deux voisins impossible. 

Aujourd’hui, Yaya Jameh est un homme seul. Sa défaite à la récente élection présidentielle, son acceptation initiale du résultat puis son rejet de ce même résultat l’ont rendu infréquentable. La CEDEAO et le reste de la communauté internationale exigent le respect du résultat sorti des urnes ainsi qu’une transition pacifique entre le président sortant et Adama Barow, le président élu. Les tentatives de médiation et les menaces d’intervention militaire n’ont eu, à ce jour, aucun résultat positif. Yaya Jameh semble déterminé à s’accrocher au pouvoir envers et contre tout. 

Le Sénégal ne pourrait-il pas rééditer son opération militaire de 1981, afin de prendre le contrôle de la vallée du fleuve Gambie, de s’emparer de Yaya Jameh et de permettre à Adama Barow d’accéder au pouvoir, le tout avec un mandat de la CEDEAO, voire même de l’UA et de l’ONU ? Le retour de la démocratie en Gambie permettrait alors de ressusciter l’idée d’une confédération entre le Sénégal et son petit voisin. D’une manière plus générale et au-delà de la personnalité controversée de l’actuel dirigeant gambien, la question de la viabilité de certaines frontières héritées du colonialisme devra tout ou tard être sérieusement abordée. Quelles perspectives de développement véritable peuvent s’offrir à la petite Gambie, ce pays enclavé et déshérité où la majorité de la population vit avec moins d’un euro et demi par jour ? Les Sénégalais et les Gambiens n’auraient-ils pas tout à gagner à ce que leurs pays forment enfin une véritable confédération ? Cet État confédéral aurait le français et l’anglais comme langues officielles, atout non négligeable, à l’heure de la mondialisation. 

Une confédération Sénégal-Gambie permettrait en outre de mettre définitivement fin au vieux conflit de Casamance, puisque l’existence de la Gambie a permis, depuis des décennies, aux rebelles casamançais de trouver refuge au-delà de la frontière entre les deux pays et de mener des actions contre le Sénégal à partir du territoire gambien. L’abolition de cette absurde frontière aurait un autre avantage, non négligeable : la fin de la contrebande et de tous les trafics transfrontaliers, seules véritables ressources de la Gambie. Espérons que le président sénégalais Macky Sall, qui effectue en ce moment une visite d’État en France, ainsi que son futur homologue gambien Adama Barow sauront saisir la chance historique qui s’offre à eux de solder enfin cet héritage franco-britannique dont ils ne sont nullement responsables et de jeter les bases d’une nouvelle Confédération de Sénégambie, pour le plus grand bien de leurs peuples.   

Hervé Cheuzeville.



[1] Le territoire de Kaliningrad, ex-Königsberg, fraction de l’ancienne Prusse Orientale partagée, en 1945, entre la Pologne et l’URSS.

[2] La Communauté Est-Africaine, dont le siège est à Arusha, compte cinq États membres : le Burundi, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie.

[3] Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest.

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