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Ubu Roi… au Pays du Matin calme (2)

C’est sous le règne du « Cher dirigeant » Kim Jong-il que 200 000 Nord-Coréens périrent lors de la grande famine des années 1995-1999. Ce chiffre officiel est certainement très en dessous de la triste réalité. Certains allant jusqu’à évoquer deux millions de victimes ! Ce désastre avait plusieurs causes : des inondations catastrophiques, elles-mêmes probablement causées par la déforestation massive des années 80. Mais elle fut certainement aggravée par la politique gouvernementale, qui consistait à arracher la production des paysans pour la redistribuer ensuite. Or, l’armée étant la priorité du régime, on laissa les paysans mourir de faim. C’était l’époque où le Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies ouvrit un bureau à Pyongyang et commença à acheminer des milliers de tonnes de vivres offerts par les pays occidentaux et par la Corée du Sud. De grandes ONG internationales furent également autorisées à apporter leur aide au pays. Mais ni le PAM ni ces organisations ne furent en mesure de contrôler l’utilisation de leur assistance, et de nombreuses rumeurs firent état de détournements de nourriture au profit de l’armée. Cette aide internationale permit cependant le début d’une ouverture relative du pays. C’est aussi, sans doute, cette situation catastrophique qui amena Kim Jong-il à amorcer des contacts avec le frère ennemi sud-coréen. En juin 2000 eut lieu à Pyongyang une rencontre historique entre le président sud-coréen Kim Dae-jung[1] et le dirigeant suprême Kim Jong-il.   Ce sommet fut suivi par un second, toujours à Pyongyang, en octobre 2007, avec le président sud-coréen Roh Moon-hyun. Des « zones économiques spéciales » accueillant les investissements étrangers (principalement sud-coréens) furent créées. Cependant, l’arrivée au pouvoir, à Washington, de George W. Bush porta un coup fatal au dégel avec la Corée du Nord. Dans son célèbre discours de 2002, le président étasunien accusa Pyongyang de faire partie d’un axe du mal. L’invasion de l’Irak acheva de convaincre Kim Jong-il que l’unique solution de prémunir la Corée du Nord d’une attaque US était d’accélérer le développement de l’arme atomique.  Le désastre économique ambiant n’a pas empêché le régime de Pyongyang de poursuivre et de développer la recherche nucléaire. Dès 1993, la Corée du Nord s’était retirée du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Le 9 octobre 2006 eut lieu le premier essai nucléaire nord-coréen, suivi par un second encore plus puissant, le 25 mai 2009. Parallèlement, Pyongyang procéda à la mise au point de lanceurs de longue portée qui permettraient, le cas échéant, d’être équipés de bombes atomiques. Les habitants de Séoul ou de Tokyo vivent depuis sous la menace du feu nucléaire du régime de Pyongyang.

Le système dynastique rouge s’est encore renforcé lorsque Kim Jong-il décéda des suites d’une crise cardiaque le 17 décembre 2011. C’est en effet son fils Kim Jong-un qui lui succéda. Notons cependant que le principe de primogéniture mâle ne semble pas avoir été retenu, dans la dynastie des Kim, puisque le nouveau dirigeant n’est que le troisième fils du « Cher Dirigeant » ! Que sait-on du nouveau souverain rouge ? Il est né le 8 janvier 1983 à Pyongyang. Là encore, l’hagiographie officielle semble avoir tenu à modifier son année de naissance, en affirmant que Kim Jong-un est né en 1982 afin d’établir une similitude avec le grand-père, né en 1912, et le père, officiellement né en 1942 ! En 1991, sa mère l’a emmené visiter le Tokyo Disneyland, munis de passeports brésiliens. Puis, en 1994, le jeune Kim a fait un premier voyage en Europe, avant d’y revenir en 1996, comme élève. Jusqu’en 1998, il a été scolarisé à l’International School of Berne, située à Günligen, en Suisse. Puis, de 1998 à l’an 2000, il a étudié l’École Publique de Liebefeld, dans le même pays. Il semblerait qu’il soit ensuite rentré à Pyongyang sans le moindre diplôme. Cela ne l’a pas empêché, en 2010, de devenir premier secrétaire du parti et général à quatre étoiles. C’est lui qui aurait donné l’ordre de torpiller le « Cheonan », un navire de la marine sud-coréenne, le 26 mars 2010, faisant 46 morts parmi les marins. Il est également tenu pour responsable du bombardement de l’île sud-coréenne de  Yeonpyeong du 23 novembre suivant qui fit 4 morts et de nombreux blessés. Ces deux agressions nord-coréennes causèrent un surcroit de tension entre les deux Corées. Le 30 décembre 2011, juste après la mort de son père, Kim Jong-un fut nommé commandant suprême de l’armée. Le 11 avril 2012, alors qu’il avait seulement 29 ans, il parvint aux fonctions suprêmes de secrétaire général du parti et de président du Comité de la Défense Nationale. En juillet de la même année, Kim Jong-un est devenu maréchal de l’armée populaire. Arrivé au pouvoir avec l’appui du clan familial, le jeune  dirigeant s’est rapidement affirmé, n’hésitant pas à faire exécuter son oncle Jang Song-taek (beau-frère de Kim Jong-il) en décembre 2013. L’horreur aurait même été poussée jusqu’à supprimer tous les enfants et petits-enfants et autres parents proches de  Jang Song-taek. Depuis, d’autres hauts responsables, y compris des militaires, ont été exécutés. Même le ministre de la Défense, Hyon Yong-chol, a subi ce sort, le 30 avril 2015, pour s’être endormi en présence de Kim Jong-un. En février dernier, c’est le chef d’état-major général Ri Yong-gil qui a été exécuté. Des détails sordides ont circulé sur les moyens utilisés pour tuer ces hauts responsables : on a évoqué l’utilisation de mitrailleuses lourdes, de mortiers et même de chiens !  Toutes ces exécutions semblent clairement indiquer que Kim Jong-un tente de consolider son pouvoir en liquidant tous ceux qui jouèrent un rôle dans sa fulgurante ascension.

Vis-à-vis du voisin sudiste, Kim Jong-un a multiplié les signes contradictoires. Dans son intervention télévisée du 1er janvier 2013 il n’a pas hésité à déclarer que « pour mettre fin à la division du pays et parvenir à sa réunification, il est important de cesser la confrontation entre le Nord et le Sud ». De trop rares et trop brèves rencontres ont été organisées – toujours en territoire nord-coréen – pour des familles séparées depuis la guerre de Corée. Les images de ces vieillards étreignant des fils ou des filles âgés sont toujours très émouvantes.  Cependant, chaque manœuvre militaire américano-sud-coréenne porte la paranoïa nord-coréenne à son comble, comme on l’a encore vu il y a peu, avec un Kim Jong-un menaçant son voisin – et les États-Unis – de guerre totale et même de bombardement atomique « aveugle ». Signalons que la Corée du Nord est le pays le plus militarisé au monde, avec un total de 9 495 000 hommes d’active, de réserve et de paramilitaires, pour une population de moins de 25 millions ! Convient-il de prendre au sérieux les menaces venues de Pyongyang, ou de les considérer comme de simples rodomontades nationalistes destinées au peuple de Corée du Nord ? On parlait autrefois de « kremlinologie » lorsqu’il s’agissait d’interpréter les signes venus de Moscou. Il est urgent de développer une science analogue, destinée à l’étude et l’analyse de l’irrationnel nord-coréen !

Le sort de la zone industrielle de Kaesong reflète parfaitement les relations en dents de scie entre les deux voisins coréens. Créée en 2002, cette région industrielle constitue l’une des trois régions économiques spéciales de la Corée du Nord. Elle est située en territoire nord-coréen, à 5 km de la zone démilitarisée et à environ 50 km au nord-ouest de Séoul. En 2012, 123 entreprises sud-coréennes y étaient installées, donnant du travail 50 000 citoyens nord-coréens et à environ 400 cadres sud-coréens qui franchissaient quotidiennement la ligne de démarcation. Le chiffre d’affaire de ces sociétés s’éleva, cette année-là, à 400 millions de dollars. Mais, en avril 2013, le régime de Pyongyang interdit l’accès du site aux Sud-Coréens avant d’annoncer qu’il en retirait tous les employés nord-coréens, provoquant ainsi la fermeture de cette zone économique spéciale. Après de longues négociations, le site put être rouvert en septembre. Mais il a été de nouveau fermé en février dernier, à la suite d’une nouvelle crise intercoréenne. Le 6 janvier 2016, la Corée du Nord avait en effet procédé à un nouvel essai nucléaire, faisant cette fois exploser une bombe à hydrogène. La Corée du Sud décida alors de se retirer de la zone, afin que les industries qui s’y trouvent ne servent pas à financer le développement nucléaire et balistique de son voisin nordiste. En conséquence, le 12 février, l’armée nord-coréenne a pris le contrôle des usines sud-coréennes de la zone. Autre signe de la tension croissante, le 16 mars, Otto Warmbier, un étudiant étasunien de 21 ans, a été condamné par la Cour suprême de Corée du Nord à 15 ans de travaux forcés pour crimes contre l’État. Son crime ? Avoir volé une affiche de propagande dans une zone réservée aux touristes dans son hôtel de Pyongyang ! Le jeune homme a reconnu avoir agi à la demande d’une Église méthodiste étasunienne avec les encouragements d’une société universitaire secrète en lien avec la CIA ! «Le but de ma mission était de porter atteinte aux motivations et à l’éthique de travail du peuple coréen », a-t-il ajouté durant ses aveux télévisés. Ce jeune homme était l’un des rares touristes à s’aventurer en Corée du Nord. Il y était venu avec un groupe organisé, à l’occasion du Nouvel An. Ce genre de tourisme est toujours parfaitement organisé et encadré par les autorités nord-coréennes, et les visiteurs ne peuvent sortir de leur hôtel réservé aux étrangers qu’accompagnés par des guides-surveillants omniprésents. Il ne peut être question de promenade individuelle et chaque sortie fait l’objet d’autorisations préalables[2]. Deux autres citoyens étasuniens sont actuellement détenus en Corée du Nord, ainsi qu’un pasteur canadien de 60 ans, condamné en février dernier à la prison à vie assortie de travaux forcés pour sédition.

Il est difficile, pour un non-Nord-Coréen, d’imaginer ce que peut être la vie dans cette moitié de péninsule. Une propagande omniprésente, insidieuse, depuis les premières leçons reçues au jardin d’enfants jusqu’à la mort. Une enfance et une jeunesse embrigadée avant un service militaire de dix ans pour les hommes[3] ; une télévision, une radio, des journaux presque entièrement consacrés à la gloire immortelle du Grand Leader, du Cher Leader et aux incomparables mérites du génial « Maréchal » ; une vie quotidienne bien réglée, où il ne faut jamais oublier de témoigner de son enthousiasme, de sa fidélité et de son amour pour le dirigeant suprême et pour les grandes avancées accomplies régulièrement, comme par exemple les nouvelles explosions atomiques ; une société où l’on ne peut se confier à personne, même en famille, où la liberté individuelle, l’esprit d’initiative et, pire, l’esprit critique ont été abolis depuis des décennies. Soulignons que cet État caserne vit totalement coupé du reste du monde. Les télévisions et radio étrangères y sont rigoureusement interdites et l’internet et la téléphonie mobile y sont pour ainsi dire inexistants. En dehors des fonctionnaires et des diplomates triés sur le volet qui voyagent hors du pays en missions officielles, l’immense majorité du peuple de Corée du Nord n’a jamais franchi les frontières. Les Nord-Coréens, abreuvés de propagande à longueur de journées, ignorent donc tout du reste du monde. On les persuade dès leur plus jeune âge que tous les peuples du monde se pâment d’admiration pour leur « Grand Leader » et pour les innombrables prouesses économiques, agricoles, industrielles et scientifiques de leur régime. Pourtant, dans cette moitié de pays ou un quart des revenus est destiné à l’armée, le PAM estime qu’un quart des enfants souffre de malnutrition. 25 000 Nord-Coréens sont parvenus, en courant des risques insensés, à gagner la Corée du Sud en passant par la Chine. Dans ce dernier pays, des centaines de milliers de Nord-Coréens vivraient dans la clandestinité et se feraient honteusement exploiter par des employeurs chinois dans la région frontalière. La différence entre le nord et le sud de la péninsule est devenu gigantesque. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder une photo satellitaire de la Corée, prise de nuit : le sud scintille de lumières, tandis que le nord est plongé dans l’obscurité. La Corée du Sud est aujourd’hui un pays développé et il est même la 13ème économie mondiale. Le niveau de vie sud-coréen serait à présent 40 fois supérieur à celui du nord.   Depuis 1987, la Corée du Sud est un État démocratique avec une société civile florissante et une vie culturelle intense[4]. Les 49 millions de Sud-Coréens vivent dans un monde radicalement différent de celui de leurs 25 millions de compatriotes qui ont l’infortune de vivre au nord. Pourtant, Séoul, la prospère capitale de Corée du Sud,  n’est qu’à 45 kilomètres cet autre monde!

Dans cet univers ubuesque, il existe pourtant des endroits pires que tout le reste. Il s’agit des immenses camps de concentration où survivent dans des conditions épouvantables des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. La preuve de l’existence de ces camps a été apportée par des photos satellitaires et par de trop rares témoignages. Le témoignage le plus épouvantable, le plus accablant qu’il m’ait été donné de lire est celui de Shin Dong-hyuk, la seule personne connue à être née dans un camp de concentration et à avoir réussi à s’en évader. Pour tenter d’imaginer l’inimaginable, il faut absolument lire « Rescapé du camp 14» [5], le récit de ce jeune Nord-Coréen, recueilli par le journaliste Blaine Harden. Selon des estimations onusiennes, plus de 200 000 personnes seraient détenues dans le goulag nord-coréen, réduites à l’état d’esclaves corvéables et exploitables à merci, travaillant dans des mines ou des usines 19 ou 20 heures par jour, très peu et très mal nourris, peu et mal vêtus malgré le redoutable hiver coréen durant lequel la température peut chuter jusqu’à – 40°. Nombre de ces prisonniers sont détenus pour leurs croyances religieuses, le régime nord-coréen ne tolérant aucun culte en dehors de celui rendu à ses trois incomparables dirigeants.

Kim Jong-un parviendra-t-il à demeurer encore longtemps au pouvoir et, pire, à transmettre le trône de son « royaume ermite »  à un rejeton de la dynastie des Kim ? La réponse à cette question se trouve certainement à Pékin. Les dirigeants chinois n’ont sans doute aucune envie de permettre une réunification de la péninsule qui ne pourrait se faire qu’à leurs dépens, car elle permettrait l’émergence d’une puissance économique rivale, alliée des USA. En outre, la possibilité que l’armée des États-Unis, massivement présente au sud, puisse un jour, à la faveur d’une éventuelle réunification, camper sur les rives du fleuve Yalou, qui délimite la frontière sino-coréenne, n’a rien de séduisant pour le pouvoir chinois. Nul ne doute que Pékin ne préfère pour le moment le maintien du statu quo, quitte à tenter de limiter en sous-main les excès du régime de Pyongyang. 

La dynastie Kim risque donc de continuer encore longtemps à régner sur une moitié du Pays du matin calme et à maintenir 25 millions de Coréens dans l’isolement, la misère et l’oppression.

Hervé Cheuzeville

Ndlr : la première partie de l’article d’Hervé Cheuzeville est disponible sur ce lien : Ubu Roi… au Pays du Matin calme



[1] Kim Dae-jung (1925 – 2009) fut l’opposant sud-coréen le plus résolu à la dictature militaire. Il paya ce combat de longues années d’exil et de prison. En 1980, sous le régime du général Chun Doo-hwan, il fut même condamné à mort. Les premières élections libres eurent lieu en 1987 et Kim Dae-jung fut élu président de la République en 1997. Dès son élection, il engagea la  « Politique du rayon de Soleil » envers le Nord, inspirée l’Ostpolitik de Willy Brandt. Son action pour la démocratie et les droits de l’homme, et pour la paix et la réconciliation avec la Corée du Nord lui valurent le Prix Nobel de la Paix en l’an 2000. Ce fervent Catholique fut surnommé le « Nelson Mandela d’Asie ».

[2] Pour s’en convaincre, lire « Nouilles froides à Pyongyang » de Jean-Luc Coatalem, le récit de deux touristes français en Corée du Nord paru en 2013 chez Grasset.

[3] Selon certaines informations datant de 2015, un service militaire de 7 ans serait à présent obligatoire pour les jeunes femmes.

[4] Comme le public français a pu s’en rendre compte lors du salon « Livres Paris » qui s’est tenu du 17 au 20 mars 2016 et où la Corée du Sud était l’invitée d’honneur.

[5] « Rescapé du camp 14 », par Blaine Harden, Belfond 2012.

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