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Afrique-du-Sud : le rêve passe

En Afrique-du-Sud, la chasse aux étrangers africains est à nouveau ouverte, faisant déjà au moins six morts et de nombreux blessés. Boutiques pillées à Durban et, depuis quelques jours, dans l’agglomération de Johannesburg. 5000 étrangers ont dû s’entasser dans de véritables camps de déplacés, après avoir fui leurs logements ou leurs lieux de travail. Ces violences sont l’œuvre de gangs organisés, se déplaçant en minibus d’un lieu de pillage à l’autre. Leurs membres sont enivrés par la haine, l’alcool et le chanvre. Tel est le spectacle tragique que nous offre le pays de Mandela depuis quelques semaines. Le Zimbabwe, le Malawi et d’autres pays d’Afrique australe rapatrient en ce moment leurs ressortissants par la route, à bord d’autocars spécialement affrétés. 

Je suis triste pour l’Afrique du Sud, un pays dans lequel tant d’espoir avait été placé, au début des années 90, lors de la transition pacifique accomplie entre deux hommes exceptionnels, Frederick de Klerk et Nelson Mandela. D’autant que ce n’est pas la première fois que ce pays est secoué par des poussées de haine xénophobe. En 2008, 62 migrants africains avaient été tués. Des milliers d’autres, victimes de violences et de pillages, avaient été rapatriés, traumatisés, par les autorités de leurs pays d’origine. Vivant alors au Malawi, je me souviens de ces milliers de migrants, débarquant d’autocars, hagards, ayant tout perdu. Cette fois-ci, les violences semblent s’être concentrées sur la province du KwaZulu-Natal, dans le sud-est du pays. Durban, la capitale provinciale et grand port multiracial de l’océan Indien, a été particulièrement touchée. Depuis une semaine, les violences semblent avoir gagné l’immense agglomération de Johannesburg et ses multiples « townships » populeux.

Le pire dans les évènements sanglants de ces derniers jours est que cette meurtrière brutalité semble avoir été incitée en haut lieu. D’abord par le roi des Zoulous, Goodwill Zwelithini, qui a publiquement appelé les étrangers à « faire leurs valises et à rentrer chez eux ». Mais aussi par le fils de Jacob Zuma, le président de la République. Certes, ce dernier a fini par réagir, jeudi dernier, en appelant au calme et en adressant des mots aimables aux Africains étrangers vivant dans son pays. Devant la gravité de la situation, il a même dû annuler la visite qu’il devait effectuer en Indonésie. Certes, il y eut, le même jour, à Durban, une manifestation contre la violence et contre la xénophobie, qui rassembla environ 5000 Sud-Africains. Mais ce chiffre de 5000 ne semble-t-il pas dérisoire, pour une des plus grandes villes du pays, qui compte 3 millions et demi d’habitants ? 

Dans les divers pays d’Afrique où j’ai vécu, j’ai connu nombre de jeunes gens qui n’avaient qu’un seul but dans la vie : aller travailler en Afrique-du-Sud. Pour cela, ils étaient prêts à prendre tous les risques. Au Malawi, la police a un jour intercepté un camion-citerne. Des dizaines de Somaliens y avaient été découverts, entassés dans la citerne vide. Ils étaient en route pour l’Afrique du Sud. Cette attraction ne date pas de l’arrivée au pouvoir de Mandela, en 1994. Déjà à l’époque coloniale, des milliers de jeunes hommes partaient chaque année de Rhodésie, du Nyassaland et des autres territoires de l’Afrique australe pour aller travailler dans les mines d’or et de diamants. Lorsque je suis arrivé au Malawi, je me rappelle la surprise qui fut la mienne, en entendant les jeunes Malawiens me parler de leurs rêves d’Afrique du Sud, malgré le régime d’apartheid qui y sévissait encore à l’époque.

Durant les années 70 et 80, des milliers de Sud-Africains trouvèrent refuge dans de nombreux pays d’Afrique, d’où l’ANC put organiser la lutte contre le régime de Pretoria.  En Afrique australe, mais pas seulement : la célèbre diva Miriam Makeba, par exemple, s’était installée en Guinée. La désillusion des Africains est donc grande, aujourd’hui, face à ce pays que beaucoup considéraient avoir contribué à « libérer ». D’autant que, sur le tout le continent, les sociétés sud-africaines se sont installées, depuis 20 ans. Partout, on a vu apparaître de gigantesques supermarchés portant des enseignes sud-africaines, qui écoulent les produits manufacturés et l’alimentation provenant d’Afrique-du-Sud. Ce pays a donc largement su profiter des opportunités économiques que la fin de l’apartheid lui a offertes, alors que la quasi-totalité du marché africain lui était autrefois interdit. 

L’Afrique-du-Sud, qui avait si bien réussi sa transition politique dans les années 90, a échoué économiquement et socialement. Le pays compte 15 millions de sans-emploi, pour une population active de 35 millions. Le rand, la devise nationale, s’est écroulé. Le pays a le taux de criminalité  le plus élevé de la planète, ce qui a conduit les nantis, qu’ils soient blancs, noirs, indiens ou métis, à s’enfermer dans des quartiers résidentiels entourés de hauts murs et protégés par d’impressionnants dispositifs de sécurité. L’autre record mondial dont l’Afrique-du-Sud se serait bien passé est celui du taux de prévalence du VIH/SIDA, qui a flambé dans les années 90, même s’il semble s’être à présent quelque peu stabilisé[1].

L’apartheid a perduré, avec ces opulents îlots de prospérité ultra-sécurisés et ses immenses townships devenus des océans de misère, de violence, de sous-développement et de trafics en tous genres. Cet apartheid-là n’est plus basé sur la couleur de la peau mais sur l’importance des comptes en banque et la taille des propriétés. Parmi les privilégiés, on retrouve bien-sûr les riches Blancs ou Indiens d’autrefois, mais aussi les nouveaux riches Noirs, à qui le pouvoir de l’ANC a bien profité : politiciens corrompus et hommes d’affaires liés au parti au pouvoir.

Les gangs qui, ces jours-ci, font la chasse aux étrangers, recrutent parmi tous les laissés pour compte de la nouvelle Afrique-du-Sud : chômeurs, jeunes ayant dû abandonner les études faute de moyens, vendeurs de rue devant faire face à la concurrence de marchands venus d’ailleurs, et autres marginaux.

La crise actuelle va-t-elle ternir durablement l’image de l’Afrique-du-Sud et dissuader les futurs immigrants potentiels ? Sans doute pendant quelques mois. Mais à cause de situations encore plus désespérantes au Zimbabwe, en République Démocratique du Congo ou en Ethiopie, il est à craindre que la force d’attraction du pays de Nelson Mandela renaîtra dans le cœur de millions de jeunes Africains du reste du continent. Car une économie en berne et la liberté valent toujours mieux que pas d’économie du tout et la dictature.

Hervé Cheuzeville


[1] En 2013, 19,1 % de la population âgée de 15 à 49 ans était infectée, selon les chiffres publiés par la Banque Mondiale. 

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