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Sauvons le Château de la Punta !

Le mois dernier, je me suis rendu à Ajaccio pour un salon du livre. Pour un Bastiais, un tel voyage ne se fait pas tous les jours. Les gens du « De çà des Monts » n’ont guère besoin d’aller dans la « cité impériale », située dans le « De là des Monts ». Dans l’inconscient collectif des « nordistes » Ajaccio fait toujours un peu figure d’ « usurpatrice ». Bastia fut pendant des siècles la capitale administrative de l’île, que ce soit durant la longue période génoise ou sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, et même durant la Révolution et sous l’éphémère Royaume Anglo-corse. Ce n’est que par la grâce de l’empereur des Français qu’Ajaccio, alors très petite ville tout à fait secondaire, devint le chef-lieu du département de la Corse et qu’elle est aujourd’hui la capitale régionale.  N’oublions pas qu’une imposante chaîne de montagnes s’élevant à plus de 2000 mètres d’altitude sépare les deux moitiés de la Corse et qu’il est sans doute plus aisé et moins fatigant, pour un Bastiais, d’aller à Paris en avion qu’à Ajaccio en voiture ou en train.

Avant de rentrer à Bastia, j’eus l’idée de me rendre au Château de la Punta, situé au sommet d’un véritable nid d’aigle, sur le territoire de la commune d’Alata, au nord d’Ajaccio. Ayant beaucoup entendu parler de ce morceau de Tuileries en terre corse, j’étais curieux de pouvoir enfin le découvrir. Grande fut ma déception. Arrivé dans un espace boisé, au pied de la montagne, je tombais sur un panneau, à l’entrée d’une petite route qui fut jadis goudronnée. Il y  était inscrit : route privée, entrée interdite. Eussé-je été au volant d’un véhicule 4×4, peut-être aurais-je bravé l’interdiction. Je me résignai cependant à la respecter et à reprendre à regret la longue route de Bastia, non sans m’être arrêté à deux reprises un peu plus loin, afin de tenter d’apercevoir le château perché sur son sommet.

Mes regrets concernant cette visite manquée furent ravivés jeudi 4 juin lorsque je découvris les deux pages consacrées au site par « Corse-Matin »,  le quotidien régional unique. Le journal dressait un constat accablant de l’état de délabrement du château et de l’incurie des pouvoirs publics, en l’occurrence le Conseil Général du département de la Corse-du-Sud, propriétaire des lieux depuis 1992.  L’article relayait également l’appel angoissé des responsables de l’Association des Amis du Château de la Punta[1], qui doit tenir son assemblée générale le 12 juin.

Revenons d’abord sur l’histoire peu ordinaire de cet édifice qui avait pour vocation, selon le duc Charles-Jérôme Pozzo di Borgo, de « conserver à la patrie corse un souvenir de la patrie française ». Cette histoire est liée à celle d’une des plus vieilles et plus illustres familles de Corse, la famille Pozzo di Borgo qui donna des officiers et des diplomates à divers pays européens pendant des siècles. On pourra citer en particulier Suzzone Pozzo di Borgo, né en 1547, qui fut colonel de la Garde Corse du Pape. Il est impossible de ne pas mentionner aussi ici celui qui devint le plus implacable ennemi de Napoléon Bonaparte, Charles-André Pozzo di Borgo, né à Alata en 1764 et mort à Paris en 1842, où il repose au cimetière du Père Lachaise. D’abord camarade de jeux à Ajaccio des frères Bonaparte, Joseph et Napoléon, leurs destins se séparèrent tout en demeurant parallèles jusqu’au départ de l’ex-empereur des Français pour l’île de Sainte Hélène. Charles-André fut l’un des deux délégués de la Corse à l’Assemblée Constituante, avant de devenir député à l’Assemblée Législative. Les évènements d’août 1792 l’amenèrent à rentrer en Corse, où il fut élu procureur-général-syndic, c’est-à-dire chef du gouvernement civil. Les frères Bonaparte, comme chacun sait, choisirent de soutenir les Jacobins, tandis que le Général Pasquale Paoli, le chef historique de la Corse indépendante rentré de son exil londonien, et Charles-André Pozzo di Borgo désapprouvèrent l’exécution du Roi et la constitution civile du clergé, ainsi que l’absurde et désastreuse expédition militaire en Sardaigne. Dénoncés par les frères Bonaparte et le conventionnel Salicetti, ils refusèrent de se rendre à la convocation à comparaître devant la Convention et firent appel à l’Angleterre, ce qui amena, en 1794, la formation du Royaume Anglo-corse dont Pozzo di Borgo devint le président du Conseil d’Etat, c’est-à-dire le chef de l’exécutif. Il dut partir pour un exil itinérant à travers l’Europe lors de la reconquête de l’île par les troupes républicaines, en 1796. En 1804, il entra dans la diplomatie russe et devint un conseiller écouté du Tsar Alexandre. Il participa comme officier russe à la campagne de Russie puis à la campagne de France, côté russe, bien sûr. Entre temps, il avait réussi à persuader Bernadotte de se rallier à la nouvelle coalition contre Napoléon. En 1814, il devint ambassadeur plénipotentiaire de Russie à Paris, avant de rejoindre Louis XVIII à Gand en 1815, pendant les Cent-Jours, durant lesquels il assura la liaison entre le souverain français et Wellington. En 1818, il fut fait comte et pair de France par le roi. Enfin, en 1835, il fut nommé ambassadeur de Russie à Londres. Sa vie fut une belle histoire de haine,  qui  fit l’objet d’un magnifique roman, œuvre du talentueux écrivain belge Yvon Toussaint, dont je recommande vivement la lecture[2].   

En 1852, Charles-Jérôme, neveu de Charles-André, fut fait premier duc de Pozzo di Borgo par le roi Ferdinand II des Deux-Siciles, en remerciement des services rendus aux Bourbons. C’est alors que lui vint l’idée de reconstruire le village qui avait donné son nom à sa famille, lequel village avait été détruit par les Barbaresques en 1594. Ce projet ne fut jamais réalisé, mais une demeure fut édifiée sur ses terres. Cette demeure, c’est le château de la Punta. Le 24 mai 1871, le Palais des Tuileries fut incendié par les Communards. En 1882, l’Assemblée Nationale décida d’en raser les ruines, qui furent acquises pour la somme 33 000 francs par Achille Picart, entrepreneur de démolition. Le duc Charles-Jérôme et son fils le comte Charles se portèrent acquéreur d’une partie des pierres, qui furent démontées et relevées par l’architecte Albert-Franklin Vincent, avant d’être mises dans des caisses. Lesquelles furent transportées en train jusqu’à Marseille. Là, elles furent embarquées pour Ajaccio. Il fallut que les Pozzo di Borgo père et fils fassent ensuite construire une route escarpée de 7 kilomètres pour qu’elles puissent atteindre, en charrettes, leur destination finale, à 600 mètres d’altitude : le sommet où s’élevait jadis le village de Pozzo di Borgo.  Les travaux durèrent de 1883 à 1891. Le Château de la Punta s’inspire du Pavillon Bullant du Palais des Tuileries. Il fut entre outre orné de la statue des « Quatre Saisons », qui ornait l’escalier monumental de l’Hôtel de Ville de Paris jusqu’à ce qu’il fut lui aussi incendié par les Communards. Cette statue suivit le même chemin que les caisses contenant les pierres, ainsi qu’un garde-corps provenant du Château de Saint-Cloud, également détruit. La nouvelle résidence des Pozzo di Borgo fut décorée avec goût dans le style de la Renaissance. L’abondante bibliothèque parisienne de l’oncle Charles-André y fut amenée. Un superbe jardin fut créé, entourant le château.

En 1978, un feu de maquis dévastateur gagna la toiture du château et la détruisit. C’est sans doute cet évènement qui amena les héritiers[3] à se décider à vendre. En 1992, l’édifice (sans le mobilier) et les 40 hectares du terrain qui l’entourent furent achetés pour  dix millions de francs par le Conseil-Général du département de Corse-du-Sud, alors présidé par José Rossi. La toiture fut alors refaite, elle repose désormais sur une charpente métallique. Mais les travaux urgents qui s’imposaient, budgétisés en 2002 par le Conseil Général (350 000 euros) ne furent jamais entrepris. Il s’agissait d’installer un système d’évacuation des eaux pluviales afin de mettre la bâtisse hors d’eau. Depuis, le Château de la Punta continue à subir l’usure du temps et à souffrir des intempéries, se délabrant peu à peu. Les « Quatre-Saisons » sont cachées sous un abri précaire, fait de planches mal jointes. La route est devenue presque impraticable. Pourquoi ces travaux n’ont-ils jamais été effectués ? Le Conseil Général invoque comme raison une « adjudication infructueuse ». N’existe-t-il pas, en Corse, des entrepreneurs capables de se charger de ce travail ? Qu’il me soit permis d’en douter.

Il est urgent d’agir et de sauver le Château de la Punta, unique édifice de ce style sur l’île de Corse. Il est inutile de rappeler qu’il s’agit aussi d’un rare souvenir du Palais des Tuileries, brûlé par des fanatiques et détruit par la République. A Paris, un comité milite inlassablement pour la reconstruction des Tuileries[4]. En Corse, l’Association des Amis du Château de la Punta s’active désespérément pour tenter de sauver cette relique de l’ancien palais édifié par Catherine de Médicis. J’invite les lecteurs de « Vexilla Galliae » à soutenir l’une comme l’autre de ces initiatives. Cette demeure historique, bien gérée, pourrait attirer de nombreux touristes et amateurs d’histoire. Elle pourrait même permettre la création d’emplois et générer des revenus pour la collectivité unique qui sera amenée à remplacer les deux départements insulaires, dans deux ans. Un jour pas trop lointain, j’espère pouvoir atteindre le nid d’aigle des Pozzo di Borgo et visiter un Château de la Punta enfin restauré.

Hervé Cheuzeville


[2] « L’Autre Corse », Fayard, 2004. Yvon Toussaint est  un ancien directeur/rédacteur-en-chef du quotidien « Le Soir ».

[3] Parmi les Pozzo di Borgo actuels, qu’il me soit permis d’en citer deux : Yves Pozzo di Borgo, sénateur centriste et membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et Philippe Pozzo di Borgo, homme d’affaires, dont l’histoire est évoquée dans le film « Intouchables » (2011).

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