Chretienté/christianophobie

Le Prince de ce monde

Le supérieur général d’un des grands ordres religieux de l’Eglise déclara récemment, lors d’un entretien accordé au journal espagnol El Mundo : « Nous avons fabriqué des figures symboliques comme le diable pour exprimer le mal. Le conditionnement social peut aussi représenter cette figure, dès lors qu’il y a des gens qui agissent [de manière mauvaise] car ils se trouvent dans un environnement où il est difficile d’agir en sens contraire ». Cette surprenante déclaration n’est conforme ni à la Révélation léguée par Notre Seigneur dans l’Evangile, ni à la doctrine qui en découle, développée par les Pères et ratifiée par les conciles. Le Catéchisme de l’Eglise catholique, reprenant le Catéchisme du Concile de Trente, rappelle que: « Le diable et les autres démons ont certes été créés par Dieu naturellement bons, mais c’est eux qui se sont rendus mauvais » (n. 391). A aucun moment dans la vie de l’Eglise, sauf dans quelques hérésies condamnées alors par le Magistère, ne trouvons-nous l’idée que Satan soit une fabrication de l’intelligence humaine pour expliquer la présence d’un certain mal dans le monde. Nous connaissons la célèbre phrase de Charles Baudelaire, fréquentant le satanisme : « La plus belle ruse du Diable est de nous persuader qu’il n’existe pas. » Cette réalité est reprise par Denis de Rougemont dans La Part du Diable : « Le premier tour du Diable est son incognito. » André Gide, frôlant de très près la région des ténèbres, avait lui aussi alerté, -à la fin du Journal des Faux-Monnayeurs intitulée Identification du Démon, sur le fait que Satan n’est jamais aussi bien servi que lorsqu’on prétend l’ignorer en niant son existence.

                                   Dans nos pays infidèles, le Diable n’a plus besoin de se manifester sous des apparences corporelles attirantes ou repoussantes selon les cas. Il règne en maître dans les lois humaines, les manipulations politiques, la désacralisation de la liturgie, le rejet du dogme et de la doctrine, le divertissement érigé en règle d’or. Dans Monsieur Ouine de Bernanos, le curé de Fenouille explique au médecin matérialiste Malépine que le crime et la folie sont les expressions monstrueuses que Satan utilise comme des déguisements depuis que personne ne veut reconnaître sa surnature. Le même Bernanos, dans Sous le Soleil de Satan, précise que la haine du Démon s’est réservée les saints. Paul Valéry, dans Ebauche d’un Serpent, résume en poète incroyant notre triste condition humaine pécheresse :

                                   « Sitôt pétris, sitôt soufflés,

                                   Maître serpent les a sifflés,

                                   Les beaux enfants que Vous créâtes ! »

                                   Refuser de reconnaître à Satan son existence d’être spirituel déchu est entrer dans son jeu, le prendre par la main, s’engager dans sa Légion, s’assujettir à son règne qui existe bel et bien puisqu’il est nommé, par Notre Seigneur Lui-même, le Prince de ce monde, Prince dont Il annonce la venue. Saint Ignace de Loyola, dans les Exercices Spirituels, invite bien le retraitant à méditer sur cette puissance de Lucifer qui propose de s’enrôler sous son étendard, ceci dans la méditation des deux étendards lors du quatrième jour de la seconde semaine. On ne suit pas un maître qui n’existe pas ou qui ne serait que la production de notre imagination. Il serait bien facile de se dégager de son empire si tel était le cas. Le fait que nous soyons tellement prisonniers, à cause de la faiblesse de notre volonté et de notre refus de résister à la tentation, est bien la preuve que Satan existe.

                                   Nier l’existence de Satan conduit tôt ou tard au nihilisme absolu. Il en profite pour semer en nous l’esprit d’indifférence des contraires. Le noir devient blanc, l’amertume devient douce, la prison devient liberté. Il détruit toute symétrie et toute harmonie. Lorsque tout est pêle-mêle, qu’il est impossible de ne plus mettre chaque chose et chaque être à sa juste place, reconnaissant à chacun sa nature propre, le Diable a gagné car le monde est à rebours. Il nous fait prendre des vessies pour des lanternes et nous persuadent qu’elles produisent de la lumière puisque qu’il n’existe plus alors de distinction entre le soleil et la nuit. Nous débouchons ainsi sur l’affirmation de la préexistence du néant par rapport à l’être, comme chez Sartre, sur la subversion des valeurs, sur le refus de la notion d’objectivité. Le Malin est malin, ne l’oublions pas, et il se plaît à tout mettre sens dessus dessous. Gide écrit encore : « Satan ou l’hypothèse gratuite, ce doit être son pseudonyme préféré. » Entrer dans cette logique absurde en se riant de ce que l’on considère comme des croyances passéistes de bonnes femmes est le signe d’un orgueil tout démoniaque et la porte ouverte pour participer à la rébellion profonde de Satan et de son armée. Huysmans, dans Là-Bas, a admirablement et terriblement décrit cette spirale diabolique dans laquelle tombent ceux qui se gaussent de l’existence du Démon et qui finissent par le servir et par l’adorer.

                                   Prenons-nous au sérieux la dernière demande du Pater qui, sans prononcer son nom, implore pour être délivré de Satan. Le Concile de Trente précise : « Saint Basile le Grand, saint Jean Chrysostome et saint Augustin nous disent que le Mal dont il est question dans cette demande, serait particulièrement le démon », ajoutant que ce dernier « sans agression de notre part, (…) nous fait une guerre sans relâche et nous poursuit d’une haine mortelle ». Ceci rejoint le célèbre conseil de saint Pierre aux fidèles dans sa Première Epître : « Soyez sobres, veillez ; votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant qui dévorer. Résistez-lui, fermes dans la foi, sachant que vos frères dispersés dans le monde, endurent les mêmes souffrances que vous. » (V.8-9)

                                   Il ne faut pas rire de ce qui appartient au monde surnaturel. Nous risquons gros à le réduire à un produit de notre pauvre imagination, de notre intelligence limitée. Les gloires célestes, même déchues, doivent nous faire trembler. Notre Seigneur, pourtant totalement Dieu, ne parle jamais à la légère de celui auquel Il donne ce titre fastueux de Prince de ce monde. C’est qu’il l’était avant sa trahison et sa chute. Il avait reçu cette mission de Dieu, celle d’être commis au soin de l’univers matériel. Raïssa Maritain, dans son petit opuscule Le Prince de ce monde, précise que si Lucifer était demeuré fidèle, il aurait gouverné l’univers dans l’allégresse de l’amour. Par la chute, il a tout renversé et il gouverne le monde en le retournant comme un gant à chaque fois que nous opinons du chef et que nous mettons la main à la pâte : « Lucifer a jeté sur nous le filet invisible mais fort de l’illusion. Il fait aimer l’instant contre l’éternité, l’inquiétude contre la vérité. Il nous persuade que nous ne pouvons aimer la créature qu’en la déifiant. Il nous endort, il nous fait rêver, (il interprète nos rêves), il nous fait oeuvrer. Alors l’esprit de l’homme est porté sur des eaux marécageuses. Et ce n’est pas un des moindres succès du diable que de convaincre les artistes et les poètes qu’il est leur collaborateur nécessaire, inévitable, et le gardien de leur grandeur. Accordez-lui cela, et bientôt vous lui concéderez que le christianisme n’est pas praticable. »

                                   Dans la Sainte Eglise, les mêmes qui mettent en doute l’existence de Satan sont ceux qui relativisent les paroles du Christ, qui réduisent la doctrine à une peau de chagrin et qui rabotent le sacré dans la liturgie. Le Malin jubile, puisque son unique joie est désormais d’assister à la destruction de ce qui est, incapable qu’il est de créer quoi que ce soit, de maintenir dans l’être. Soyons vigilants à ne pas suivre les faux prophètes, à nous garder des hérésies sous peine de servir un maître trompeur. Que le Saint-Esprit nous éclaire et nous aide à demeurer éveillés.

 

                                                           P.Jean-François Thomas s.j.

                                                           Octave de la Pentecôte

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